2023, l’année où les digues politiques sautèrent<!-- --> | Atlantico.fr
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Une femme observe les affiches de Marine Le Pen et d'Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle.
Une femme observe les affiches de Marine Le Pen et d'Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle.
©JACK GUEZ / AFP

Démocratie française

Les sondages de 2023 confirment que l’adhésion à la théorie du barrage vis-à-vis du Rassemblement national est dépassée. Le Rassemblement national est aujourd’hui le parti auquel les Français font le plus confiance pour « agir et mener une politique » au détriment des Républicains, de la NUPES ou de Renaissance.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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On sait qu’il y a deux manières de lutter contre une crue. La première est de ne rien faire d’autre que d’en éviter les conséquences les plus négatives : on aménage les berges et on laisse des zones inondables. La seconde consiste à créer des bassins de retenue par des digues ou des barrages. La première considère la crue comme une chose naturelle, pouvant même être écologiquement utile aux zones inondables ; la seconde n’y voit qu’un insupportable aléa d’une nature que la technique se doit de contrer. Le problème est que le choix du barrage suppose qu’il ne cède pas : car si, contrairement à ce qui se serait passé aux Pays-Bas dit-on, un jeune garçon ne bouche pas rapidement le trou de la digue avec son doigt, le barrage cède d’un seul coup, et la retenue d'eau emporte tout sur son passage, avec une violence bien supérieure et des dégâts autrement plus considérables que pour une crue naturelle. 

Or les termes de « digue » ou de « barrage » sont depuis des années attachés en France à la lutte contre « l’extrême droite ». Lui « faire barrage », c’est l’empêcher d’accéder à des responsabilités d’élus en votant contre elle, y compris avec des alliances contre nature allant de l’extrême gauche à la « droite républicaine ». C’est refuser de prendre en considération tout élément factuel apporté par elle, considérant même que même les termes qu’elle utilise, devenus dangereusement radioactifs, « contaminent » ceux qui les reprennent. C’est refuser les débats avec ses éventuels élus comme les votes de ces derniers. Face au virus extrémiste, c’est la tactique du « cordon sanitaire », autre terme fréquemment employé.

On pourrait évoquer à ce sujet une rupture de digue conceptuelle sur ce que peut être « l’extrême droite », une formule dont les spécialistes estiment qu’elle n’est absolument plus adaptée. Ils préfèrent parler de « droite radicale », au singulier ou au pluriel, évoquer « les extrêmes droites », en viennent à parler de « droite populiste », de « droite conservatrice », voire de « droite nationaliste », refusent en tout cas de n’y voir que les héritiers violents de la Collaboration. Mais cette rupture, maintenant ancienne, ne concerne que les spécialistes du sujet et n’est pas notre objet. 

Si l’on se tourne maintenant vers les débats politico-médiatiques, la rupture des digues semble cette fois rien moins qu’évidente. Pour prendre quelques exemples, les liens, sinon la filiation, entre une « extrême droite » que symbolisent actuellement prioritairement le Rassemblement national et de manière secondaire Reconquête, avec la Collaboration et/ou le fascisme, ancien ou néo, comme la nécessité qui en résulterait d’éviter tout ce qui pourrait sembler à de la compromission avec ses élus ou ses thématiques, tout cela fait bien partie du discours ambiant. L’apparition d’un groupe parlementaire important au sein de l’Assemblée nationale n’y a rien changé, comme on l’a vu avec la loi immigration et les questions de savoir si elle avait été votée avec ou sans les voix du Rassemblement national, ou si certains de ses éléments, inspirés par lui, interdiraient de qualifier le texte de loi « humaniste » ou « républicaine » - i.e. correspondant à la doxa de la gauche. In fine, Emmanuel Macron a été convié à s’expliquer publiquement sur son supposé reniement par rapport à son engagement de « faire barrage » à l’extrême droite.

Alors ? Alors, lorsque la représentante du principal parti « d’extrême droite » se retrouve au second tour lors de deux élections présidentielles successives, ou lorsque son parti obtient aux élections législatives, avec un mode de scrutin qui lui reste défavorable, 89 députés, la question se pose de la rupture des digues dans l’opinion publique. Et de fait, en parallèle avec ces résultats électoraux, les sondages de 2023 confirment que l’adhésion à la théorie du barrage, comme la perception du qualificatif d’extrême droite comme stigmatisant, ont vécues. 

Ces sondages montrent ainsi que le Rassemblement national est aujourd’hui le parti auquel les Français font le plus confiance pour « agir et mener une politique », pour à peu près à 20 % d’entre eux, quand les Républicains, la NUPES ou Renaissance sont autour des 15 %. Mieux, cette confiance prioritaire existe dans quasiment tous les domaines : lutte contre l’insécurité, l’immigration ou le terrorisme, mais aussi lutte contre les discriminations, les inégalités, ou pour l’égalité hommes/femmes (ViaVoice septembre 2023). 

Les sondages montrent ensuite un croisement des lignes sur la manière dont les Français perçoivent Marine Le Pen et son parti. Il ne s’agit plus pour eux d’un parti « d’extrême droite, nationaliste et xénophobe » (34 %), mais d’un parti « d’une droite patriote attachée aux valeurs traditionnelles » (48 %), un parti qui ne représente dès lors « un danger pour la démocratie » que pour 41%% de nos concitoyens, quand contre 45 % considèrent que ce n’est pas le cas (Vérian novembre 2023). 

Au-delà, cette évolution va de pair avec l’absence de disqualification systématique liée au terme « d’extrême droite ». Ainsi, lorsque l’on demande aux Français s’ils savent ce qu’est l’extrême droite (au sens politico-médiatique), ils sont 75 % à dire en avoir « une perception claire », mais si on leur demande ensuite ce qu’ils pensent « des idées d’extrême droite », ils sont 8 % à les trouver « toujours bonnes », 21 % à les trouver « toujours mauvaises », et 56 % à estimer qu’elles sont « parfois bonnes, parfois mauvaises, cela dépend des sujets » - autrement dit à ne pas souhaiter les voir écartées de manière systématique (ViaVoice septembre 2023). Conséquence, on constate en quatre ans une baisse de 16 points de ceux qui déclarent n’adhérer à aucun constat fait par Marine Le Pen, ni à aucune solution qu’elle propose (Vérian, novembre 2023). 

L’une des conclusions des Français est dès lors que le Rassemblement national n’est plus seulement un parti d’opposition, mais aussi un parti qui a la capacité de participer à un gouvernement (Vérian novembre 2023), la manière dont ils ont perçu le rôle et l’attitude de ses parlementaires à l’Assemblée nationale ayant sans doute joué en ce sens. On peut remarquer enfin que l’image du parti ne se limite plus à la seule personnalité de Marine Le Pen, puisque Jordan Bardella fait une percée remarquable, deuxième opposant à la politique d’Emmanuel Macron, devant Jean-Luc Mélenchon, et deuxième des personnalités auxquelles les Français souhaitent un avenir politique, à égalité avec Édouard Philippe.

La conséquence est qu’il y a quelques jours Emmanuel Macron a expliqué à la télévision que lutter contre l’extrême droite supposait d’écouter les demandes des Français des classes populaires et des quartiers sensibles plus que de plier devant les postures morales des « bonnes âmes » privilégiées. Il en paye le prix par une bronca politico-médiatique dirigée contre sa loi immigration, mais avait-il le choix ? Un barrage sans déversoir de sécurité explose sous la pression, et en refusant de répondre « pendant quarante ans », comme le rappelait le Président, aux inquiétudes des Français dans les domaines de l’insécurité, de l’immigration ou de l’identité, ces « bonnes âmes » ont contribué à cette rupture des digues dans l’opinion publique, dont la concrétisation, à ce niveau, est un des faits politiques majeur de 2023.

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