2022, l’année où la société française semble avoir perdu la boussole du bien commun<!-- --> | Atlantico.fr
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Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes.
Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes.
©Jean-Francois MONIER / AFP

Bilan 2022

Beaucoup de crises se sont succédé en 2022. La perspective des troubles sociaux qui se profilent en 2023, à l’occasion notamment de la réforme des retraites, assombrit encore le diagnostic.

Jean-Eric Schoettl

Jean-Eric Schoettl

Jean-Éric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel entre 1997 et 2007. Il a publié La Démocratie au péril des prétoires aux éditions Gallimard, en 2022.

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L’année qui s’achève, comme celles qui se sont succédé depuis la crise des gilets jaunes, fournit de multiples illustrations d’une désorientation collective : la société française semble avoir perdu la boussole du bien commun. La perspective des troubles sociaux qui se profilent en 2023, à l’occasion notamment de la réforme des retraites, assombrit encore le diagnostic. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Premier facteur : les retombées négatives des options ultralibérales prises depuis une trentaine d’années en matière de mondialisation des échanges et d’abolition des frontières. Ses fruits amers sont la désindustrialisation de la France et son corollaire :  notre dépendance à égard de l’étranger, jusque dans les domaines où notre pays possédait des avantages comparatifs (agriculture, médicaments…) et où existent de forts enjeux de souveraineté.

La transformation de l’appareil de production national en économie de services a généré, du fait des dépendances et des pertes de productivité qu’elle entraîne, un décalage pérenne entre aspirations et réalisations. Décalage aggravé par l’insuffisance quantitative et qualitative de l’offre de travail en France. D’où l’écart croissant entre les moyens des ménages et les besoins induits par les modèles contemporains de vie et de consommation. D’où les cercles vicieux entraînant la dégradation de nos services publics (santé, éducation, transports, justice…) : toujours plus coûteux pour la collectivité, toujours moins performants pour les usagers, toujours moins attractifs pour leurs futurs agents. D’où la fuite en avant dans l’endettement, spectaculairement attestée par le « quoi qu’il en coûte » des trois années écoulées et de la suivante.

Tout cela nourrit une impression de déclin. Tout cela inspire la conviction démoralisante que « ce sera plus dur pour nos enfants et nos petits-enfants ».  Tout cela entretient le sentiment que, face aux évolutions d’un monde indéchiffrable et menaçant, nos dirigeants sont impuissants, indifférents, voire complices. Tout cela sape le principal capital de la démocratie : la confiance que le peuple place en ses représentants.

Deuxième facteur de désorientation : la perte des repères qui composaient le paysage mental français. On vise ici, en vrac : la disparition des rites d’initiation et de communion nationale qui balisaient la vie collective (service militaire, bal du 14 juillet…) ; l’évanouissement des atmosphères et des façons françaises, dont est imprégnée notre filmographie des années 50 à 70 ; la décrépitude de la France périphérique ; notre répugnance post-soixante-huitarde à exercer et à subir l’autorité ; l’effacement des instances de représentation traditionnelles (partis, syndicats, églises…) ; enfin l’installation de populations allogènes dont l’intégration s’avère problématique et dont les normes comportementales heurtent souvent nos modus vivendi séculaires, s’agissant en particulier de la place de la femme et de la religion. Ces phénomènes induisent une insécurité culturelle qui s’ajoute au constat largement partagé d’un ensauvagement de la société, d’un Etat-providence pléthorique plombant un Etat régalien impotent. Terrible épreuve pour le sens du bien commun.

Troisième explication : la dissolution du sentiment d’appartenance nationale. Divisée contre elle-même, la société française a de plus en plus de mal à « faire nation ». Au point que la coupe du monde de football devient le dernier refuge de l’effusion patriotique. L’éclipse de la Nation, que les chimères supranationales ne sauraient évidemment remplacer dans le cœur des hommes, abandonne le terrain politique à des passions plus étroites. Les revendications individuelles, locales, communautaires et catégorielles prennent le pas sur l’action politique. La participation électorale s’étiole. L’émetteur de doléances remplace le citoyen.

Le refus de la solidarité est le fruit de cette atomisation. Comment en effet contribuer sans rechigner aux transferts sociaux lorsqu’on ne s’identifie plus à leurs bénéficiaires ? Et comment, lorsqu’on se sent lésé, accepter de prendre sa part des efforts qu’impliquent les réformes ? Fragmentée et désespérant de l’Etat, la société s’évapore en un sauve-qui-peut individualiste et catégoriel dont les sous-produits sont l’incivilité, le corporatisme, l’auto-défense, les postures identitaires et la guerre de tous contre tous. En dehors de quelques dévouements admirables, l’empathie déserte le corps social. Quelle plus triste illustration de déni de fraternité, en cette fin d’année 2022, que la grève des contrôleurs de la SNCF le jour même où la société traditionnelle se rassemblait sous le signe de l’espérance ?

Last but not least : l’évolution des idées, laquelle s’imprime dans notre droit, national comme européen, textuel comme jurisprudentiel. Cette évolution, c’est le moins qu’on puisse dire, ne vole pas au secours du bien commun. La majeure partie de la doctrine (en France comme ailleurs en Occident) ne veut plus voir que des droits dans les chartes fondamentales. ll n’y a plus beaucoup de place, dans notre Etat de droit, pour des exigences collectives, susceptibles de prévaloir sur les prérogatives individuelles, telles que les intérêts supérieurs de la Nation, l’ordre public ou le sort des générations futures.

Voilà pourquoi, lorsque la nécessité oblige à restaurer la primauté du commun, à faire prévaloir les exigences collectives sur l’autonomie personnelle, on a besoin d’une légalité d’exception, et qui n’est d’exception que parce que la légalité ordinaire fait l’impasse sur le commun. Je retournerai donc, pour ma part, le procès fait par la doxa droits-de-l’hommiste aux pouvoirs publics lorsque ceux-ci instaurent un état d’urgence (anti-terroriste ou sanitaire) ou lorsque, au sortir de l’état d’urgence, ils en pérennisent certains aspects : l’anomalie est-elle là où ils la dénoncent ? Ou n’est-elle pas plutôt dans le fait que le droit contemporain, comme plus généralement les politiques publiques contemporaines, ont mis en sourdine l’intérêt général ?

Selon leur nature, les droits fondamentaux contraignent diversement le législateur et l’administration. Les droits-libertés limitent toujours plus strictement les marges de manœuvre de l’État régalien, lorsque celui-ci entend faire prévaloir l’intérêt général ou sauvegarder l’ordre public. Les droits-créances assujettissent les pouvoirs publics en général et le législateur en particulier à une obligation de résultat, les transformant en simples courroies de transmission d’un logiciel qui dénie aux élus de la Nation, comme aux administrateurs, leurs missions d’arbitrage. Là où un droit est proclamé, surtout si c’est un droit-créance, le pouvoir politique et son bras administratif sont en effet sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général. Derrière l’auguste référence à l’Etat de droit, on peut aujourd’hui lire, comme disait Guy Carcassonne, des « tas de droits ». Je préciserai : « des tas de droits tenant l’Etat à l’étroit ». 

La société française est-elle capable de renouer avec le bien commun dans les années futures ?

Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes. La glorieuse apothéose de l’individu au sein de la démocratie occidentale moderne n’aurait été alors que l’antichambre d’une vertigineuse régression.

Remonter cette pente commande de rétablir la primauté de l’intérêt général. Autrement dit, de reconnaître la noblesse du politique : arbitrer entre besoins multiples et moyens limités. Cette nécessité de l’arbitrage est superbement ignorée par les revendications individuelles, catégorielles, sociétales et identitaires, comme par l’intégrisme droits-de-l’hommiste. Pour ceux-ci, en effet, le politique, l’élu, l’administrateur ne sont que la courroie de transmission d’un catalogue de droits, dont le juge, actionné par les groupes de pression, est l’unique protecteur, voire inventeur, légitime. Dans cette vision, chacun doit être complètement rempli de ses droits, y compris lorsque ses droits sont une créance sur la société et qu’honorer une telle créance devient matériellement impossible ou conduit à sacrifier une politique publique à une autre. 

Rétablir la primauté de l’intérêt général, c’est aussi revenir aux fondamentaux de la République. Les fondements historiques de l’intérêt général sont anciens et divers (pensons à Jean Bodin). Ils sont principalement républicains. L’intérêt général - ou plutôt, pour employer la langue si parlante de l’époque, le « bien commun » - était une préoccupation essentielle des hommes de 1789. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait référence à des notions telles que le « bonheur de tous » ou « l’utilité commune ». La Déclaration proclame donc non seulement l’émancipation de la personne, mais encore la nécessité d’œuvrer au bien commun pour mener à bien cette émancipation. Ce n’est pas le manifeste d’individualisme bourgeois triomphant que nous a longtemps dépeint une certaine vulgate marxiste. En témoignent le Préambule de la Déclaration (« afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous »), ou son article 1er (« ...les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »), ou encore son article 12 (« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force commune : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée »).

Depuis quelques années, notre pays est rudement éprouvé dans sa chair, dans son mode de vie et dans ses symboles : terrorisme, incendie de Notre Dame, grève des retraites, gilets jaunes, covid, menace de guerre, crise énergétique, reprise de l’inflation. Ces faits ont mis à l’épreuve le modèle individualiste, le « tout m’est permis, tout m’est dû » qui marquent la société française contemporaine (et qui affectent inévitablement son système juridique). 

Avec la crise sanitaire, nous avons assisté (comme dit Olivier Dutheillet de Lamothe dans la revue Commentaire) au « retour du Léviathan ». Pour sa part, le drame ukrainien, s’il nous démontre a contrario les vertus de l’Etat de droit, nous rappelle aussi à des fondamentaux que nous avions perdus de vue, persuadés que le confort individuel était notre horizon indépassable et que le droit et le marché suffisaient à nous y conduire. Ces fondamentaux sont la souveraineté, le sentiment d’appartenance nationale, le sacrifice, la nécessité de la puissance, la sacralité de la frontière, l’autorité de l’Etat. Le laxisme et la sensiblerie occidentaux ont donné de l’audace à Poutine comme aux islamistes, aux ultras de la haine antisystème comme aux délinquants. L’anomie prive nos sociétés de défenses immunitaires. 

La résistance du peuple ukrainien devrait nous tirer de notre assoupissement irénique et post-historique. La République doit réapprendre à se mobiliser contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. La démocratie doit réapprendre à faire prévaloir le bien commun sur les prétentions individuelles et catégorielles. L’individu doit redevenir citoyen. Il doit renouer le lien imprudemment coupé, au nom de l’autonomie de la personne, avec la communauté politique. Il ne s’agit pas de rappeler le Léviathan, mais de retrouver ce surplomb de références partagées, d’attachements mémoriels, de loyautés et de sentiments d’appartenance commune sans lequel chacun, bien que prétendument libéré, est livré à lui-même face aux intempéries de l’histoire.

Cela passe par le rétablissement d’un équilibre des pouvoirs plus respectueux du suffrage universel, plus attentif aux vues des gens ordinaires et plus soucieux des intérêts supérieurs de la Nation. Les juges, les technocrates, les influenceurs d’opinion et l’opinion elle-même doivent reconnaître aux pouvoirs exécutif et législatif une marge de manœuvre qui est à la fois inhérente à la démocratie représentative et nécessaire à la gestion du bien commun dans un monde trop dangereux et trop complexe pour se laisser réduire à la satisfaction de revendications sectorielles ou au règne de principes désincarnés. 

Retrouver la boussole du bien commun, pour retrouver confiance en nous-mêmes. Tel est le vœu – un peu désespéré, un peu fou – que je formerai en 2023 à l’adresse de la société française.

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