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2015 sera-t-elle l’année des nouveaux boat people, ceux qui arrivent sur des cargos à la dérive ?
©Reuters-Pool New

Le point sur les flux migratoires

Vendredi 2 janvier, la Marine italienne a pris le contrôle de l'Ezadeen, un cargo battant pavillon sierra-léonais. 450 passagers clandestins y avaient été abandonnés par leurs passeurs. Deux jours auparavant, c'était le Blue Sky M qui était pris en charge par les gardes-côtes de la péninsule. Une accumulation qui illustre la croissance préoccupante du nombre de candidats à l'asile en Europe, fuyant le plus souvent les terres brûlées du Moyen-Orient comme l'Irak et la Syrie.

Jacques Barou

Jacques Barou

Jacques Barou est Docteur en anthropologie et chargé de recherche CNRS. Il enseigne à l’université de Grenoble les politiques d’immigration et d’intégration en Europe. Son dernier ouvrage est La Planète des migrants : Circulations migratoires et constitution de diasporas à l’aube du XXIe siècle (éditions PUG).

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Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : Deux cargos ont récemment été secourus par la Marine italienne, abandonnés par leurs passeurs. Rome a comptabilisé près de 150 000 clandestins en 2014. Que dire de la pression migratoire actuelle ? 

Jacques Barou : Pour avoir une idée à peu près fiable, il faut tenir compte des chiffres de Frontex et des demandes d'asile car les clandestins démandent toujours l'asile dans un des 28 pays de l'UE. D'après les chiffres de Frontex, il y a une augmentation importante des arrivées de clandestins en Europe. Au cours du seul 2e trimestre 2014, l'agence a recensé 68589 arrivées. Entre avril 2013 et mars 2014 près de 400 000 demandes d'asile ont été comptabilisées par Eurostat dont 122 000 environ en Allemagne, près de 60 000 en France et 56 000 en Suède. Le record de 2011 lié aux printemps arabes est battu.

La grande majorité des clandestins arrivent par la mer. La pression est la plus forte par la méditerranée centrale, entre la Libye, la Tunisie et le sud de l'Italie : 134 272 franchissements illégaux de frontières entre janvier et septembre 2014, d'après Frontex. Il y a eu 34 069 entrées par la méditerranée orientale via la Turquie et la Grèce. Par contre on observe une diminution des arrivées depuis la méditerranée occidentale vers l'ESPAGNE avec 6131 entrées et surtout par les Canaries : 224 entrées. Les entrées par la terre sont beaucoup plus faible : plus de 12000 depuis les Balkans et un peu plus de 600 depuis l'Europe de l'Est.

Gérard-François Dumont : Avec l’année 2014, la situation géopolitique, dans plusieurs pays susceptibles d’engendrer des émigrations clandestines, ou est demeurée assez mauvaise, ou s’est considérablement aggravée, ce qui pousse de plus en plus de personnes, issues notamment du Moyen-Orient, a tenté leur chance pour migrer en Europe. Dans cette aggravation, il y a à la fois les éléments généralement cités et d’autres souvent passés sous silence. Parmi les premiers, il y a bien sûr la crise syrienne avec des répercutions dans d’autres pays du Moyen-Orient, comme le Liban ; une crise syrienne aggravée par la montée de l’état islamique dont l’Occident est d’ailleurs en partie responsable par une politique inappropriée en Syrie, dont le fait d’avoir laisser faire l’aide considérable apportée à des groupes djihadistes par certaines monarchies du Golfe et, directement ou indirectement, par la Turquie. Il y a également la situation anarchique de la Libye qui fait que les passeurs peuvent utiliser sans aucune difficulté les côtes libyennes pour exploiter des migrants qui cherchent à quitter le Moyen-Orient, puisqu’il n’existe pas d’autorité étatique libyenne pouvant lutter contre les passeurs qui utilisent le territoire libyen comme pays de transit pour des migrants clandestins venant de Somalie, d’Erythrée, du Soudan, d’Egypte ou de Syrie.Ce qui est souvent passé sous silence, c’est l’évolution de l’émigration issue de certains pays à majorité musulmane, notamment avec le "changement de paradigme au Moyen-Orient" sur lequel j’ai déjà insisté il y a plusieurs années. Déjà, il avait fallu constater une réorientation de l’émigration palestinienne en 1991. Comme lors de la première guerre du Golfe, Yasser Arafat s’étant rangé du côté de Saddam Hussein, le Koweït avait expulsé les immigrants palestiniens, puis refusé d’en accueillir de nouveau, les contraignant à se diriger notamment vers d’autres pays du Golfe.

Ces dernières années, bien que continuant à avoir besoin d’une main-d’œuvre immigrante massive pour développer leur économie, les États du Golfe ont réorienté leur politique migratoire ; ils sont moins enclins à laisser venir surtout des immigrés originaires de régions ou de territoires à majorité musulmane, au sein desquels il pourrait y avoir éventuellement de futurs terroristes qui porteraient attente à la sécurité du pays d’émigration ou qui diffuseraient l’idéologie des frères musulmans, voire celle du djihad de l’épée. Les pays du Golfe font donc de plus en plus appel à des populations venant de pays dont la majorité de la population n’est pas musulmane. D’où une augmentation des émigrants originaires par exemple des Philippines ou de l’Ethiopie dans les pays du Golfe. Résultat, les Egyptiens, les Soudanais, les Palestiniens, notamment ceux de Gaza, peuvent éprouver davantage des difficultés à migrer dans les pays rentiers du Golfe pour trouver un emploi. En conséquence, certains partent dans d’autres directions et la Méditerranée devient pour eux une mer de transit, de plus en plus exploitée par les passeurs, d’autant que ceux-ci ont su "vendre" l’opération "Mare nostrum" lancée en octobre 2013 après la mort de 400 personnes dans deux naufrages au large de l’île sicilienne de Lampedusa et de Malte pour éviter la répétition de tels drames. Dans une certaine mesure, plus le bateau transporteurs de clandestins se trouve en risque pour la survie de ses passagers, plus il a de chance d’être recueilli dans le cadre de cette opération "Mare nostrum".

A combien estime-t-on actuellement le nombre de migrants en transit présents en Afrique du Nord ?

Gérard-François Dumont : Le résultat quantitatif de tous ces chocs géopolitiques est notamment le considérable exode des populations syriennes au Liban, en Turquie ou en Jordanie. Or, une partie de ces immigrants syriens réémigrent ailleurs, parfois de façon clandestine, et viennent s’ajouter aux flux en provenance d’autres pays repoussoirs de Moyen-Orient ou d’Afrique. La combinaison de ces effets repoussoirs avec l’incapacité des pays de transit d’exercer pleinement leur mission contre les passeurs engendrent une augmentation très significative d’émigrants tentant de traverser la Méditerranée vers une Europe qui fait toujours rêver. 

Pour l’Italie, le nombre d’arrivées par la mer de migrants clandestins  pour les huit premiers mois de l’année 2014 est chiffré à 118 000, en augmentation de 175% par rapport à la même période de l’année précédente. Pour la Grèce, la hausse serait de 30%, soit environ 15 000 personnes ; en revanche, les chiffres seraient à des niveaux très faibles et en diminution pour l’Espagne, il est vrai nettement plus éloigné des nouvelles zones géopolitiques de départ et pour Malte, qui n’offre pas les mêmes avantages que l’Italie, notamment pour bénéficier de réseaux d’accueil migratoires par des immigrants originaires des mêmes pays que ceux des clandestins. Concernant toujours les migrations clandestines méditerranéennes, les principales nationalités pour les premiers mois de l’année 2014 sont de très loin les Syriens, suivis des Maliens et des Érythréens. Bien entendu, il faudrait ajouter à ces chiffres les migrants clandestins arrivant non par la mer, mais par la voie terrestre, tout particulièrement ceux qui entrent en Europe via la frontière grecque.

L’estimation totale de l’émigration clandestine, donc des personnes qui quittent leur pays sans avoir l’autorisation de s’installer dans un autre, reste très difficile d’autant que, parmi les migrants clandestins d’Afrique subsaharienne qui envisagent d’aller en Europe, certains restent en Afrique du Nord. C’est particulièrement vrai pour le Maroc. Le pays de transit devient alors un pays d’installation. Il est certain que le nombre de migrants subsahariens qui souhaitent rejoindre l’Europe se compte en plusieurs dizaines de milliers de personnes. Il est peu probable que ce flux diminue puisque la raison fondamentale de cette émigration est le manque de perspectives dans les pays d’origine dont la gouvernance n’est pas de nature à stimuler un meilleur développement. Selon les logiques de la géopolitique des populations, s’additionnent donc des facteurs de répulsion du pays de départ et d’attirance vers des destinations souhaitées.

Quelle est l'ampleur des flux migratoires en provenance en Syrie ?

Gérard-François Dumont : L’émigration syrienne est liée à la guerre civile qui a débutée en 2011. Donc les grands flux d’exode ont déjà eu lieu, mais on peut néanmoins avoir localement un certain nombre de flux en fonction des combats conduits. Cette émigration se répand surtout dans les pays limitrophes de la Syrie comme la Turquie, la Jordanie ou le Liban. Toutefois, des Syriens d’origine arménienne gagnent l’Arménie tandis que d’autres, originaires du Caucase, se réfugient dans cette région. Les Syriens qui arrivent en Europe relèvent souvent d’une ré-émigration : ce sont des personnes qui ont migré une première fois en Turquie, au Liban ou en Jordanie et qui, insatisfaits de leur condition, décident de repartir, notamment quand la famille a réuni suffisamment de moyens financiers pour financer leur parcours migratoire, souvent auprès de passeurs. En tout cas, les ré-émigrants syriens qui utilisent l’Afrique du Nord comme espace de transit sont une petite minorité par rapport à l’ensemble des environ deux millions d’émigrés syriens.

La Libye est-elle particulièrement concernée par cet afflux relativement aux autres pays du Maghreb et pour quelles raisons ? Combien de temps ces migrants à destination pour la plupart de l'Europe restent-ils généralement en transit au Nord de l'Afrique ?

Gérard-François Dumont : Les migrants clandestins qui transitent par l’Afrique du Nord pour une destination finale souhaitée en Europe peuvent y rester longtemps car ils doivent souvent financer la suite de leur parcours migratoire en exerçant des petits boulots dans les pays du Maghreb, par exemple à Tamanrasset. Avant d’arriver sur les côtes italiennes, grecques ou espagnoles en provenance de ces pays de transit que sont le Maroc, l’Algérie la Tunisie ou la Libye, leur parcour migratoire a souvent duré des mois, parfois plus d’un an. La Libye est aujourd’hui largement privilégiée par les migrants clandestins comme pays de transit pour deux raisons. D’une part, les outils technologiques mis en place pour surveiller le détroit de Gibraltar l’ont quasiment rendu infranchissable. D’autre part, la Libye n’a plus de gouvernement efficace contrôlant son territoire. Elle est donc un passage vers l’Europe, notamment vers l’île de Lampedusa. Ainsi, les routes migratoires se modifient en fonction de l’évolution des facilités ou difficultés de passage. Ces dernières années ont vu notamment s’ouvrir la route des Balkans qui conduit d’Istanbul à Sofia en Bulgarie pour rejoindre Belgrade, puis Budapest ou Ljubljana et les autres pays de l’Union européenne . Une autre route de migration clandestine assez récente est la route de l’Adriatique qui, passant par Istanbul, pénètre dans l’Union européenne par la ville grecque d’Evros avant de rejoindre Athènes pour gagner d’autres pays de l’Union européenne via un transport maritime à travers l’Adriatique des villes grecques de Patras ou d’Igoumenitsa jusqu’à Brindisi, Bari, Ancône ou Venise.

Quels sont les accords liant actuellement l'Europe aux pays du Maghreb en termes de migration ? Et comment pourraient-ils être améliorés ?

Jacques Barou : La surveillance des frontières ne peut jamais être efficace quand il y a un afflux important. La maîtrise des flux n'est efficace que dans le cadre de partenariat entre pays de départ, pays de transit et pays d'arrivée. Cela fonctionne actuellement au niveau de la zone méditerranée occidentale grâce aux accords passés entre l'Espagne, le Maroc et le Sénégal 

Gérard-François Dumont : Dans la mesure où l’Union européenne est bien consciente de l’utilisation des pays d’Afrique du Nord comme transit des migrations clandestines, des accords ont été passés, consistant à financer des moyens, notamment policiers, pour aider les Etats du Maghreb à lutter contre la migration clandestine. Certains accords sont  multilatéraux et font l’objet de rencontres périodiques. D’autres sont bilatéraux, dont celui qui a fait le plus parler de lui entre l’Italie de Silvio Berlusconi et la Libye de Kadhafi qui avait obtenu des conditions financières très avantageuses.

Près de 230 filières criminelles ont été démantelées en France en 2014, soit 30 % d'augmentation en deux ans. Quelles sont les raisons de cette augmentation de l'activité des trafics de clandestins ?

Jacques Barou : Les filières sont plus faciles à mettre en place dans des pays de transit où les autorités ne contrôlent plus grand chose, ce qui est le cas en Libye en particulier et encore en Tunisie même si on peut espérer des changements dans ce dernier pays du fait du retour à la stabilité. La Grèce semble aussi poser problème si on se réfère à l'affaire du cargo qui a pris feu et qui aurait abrité plusieurs clandestins que les autorités grecques n'auraient pas vus lors de l'inspection qu'elles ont faite.

Depuis les nombreux naufrages les autorités européennes s'efforcent d'éviter de nouveaux drames et cela se traduit par le secours porté aux navires en détresse qui implique toujours l'obligation d'accueillir de nouveaux clandestins.

La Libye avec laquelle l'Italie avait passé des accords pour qu'elle refoule les candidats à l'immigration vers leurs pays d'origine est actuellement dans une situation d'anarchie totale qui laisse proliférer les passeurs.

[1] Dumont, Gérard-François, "Syrie : de la géopolitique des populations à des scénarios prospectifs", Géostratégiques, n° 37, 3e trimestre 2012.

[2] Dumont, Gérard-François, "Changement de paradigme au Moyen-Orient", Géostratégiques, n° 15, 2007

[3] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014.

[4] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

[5] Cagiano de Azevedo Raimondo, Dumont, Gérard-François, « Les migrations internationales face aux nouvelles frontières de l’Europe », Population & Avenir, n° 709, septembre-octobre 2012.

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