2015-2017 : la France dans l’œil du cyclone du terrorisme <!-- --> | Atlantico.fr
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La salle de spectacles du Bataclan, dans le onzième arrondissement de Paris, visée lors des attaques terroristes de novembre 2015.
La salle de spectacles du Bataclan, dans le onzième arrondissement de Paris, visée lors des attaques terroristes de novembre 2015.
©BENOIT TESSIER / POOL / AFP

Bonnes feuilles

Marc Hecker et Elie Tenenbaum ont publié « La guerre de vingt ans » aux éditions Robert Laffont. Vingt ans, déjà, que les tours du World Trade Center se sont effondrées. Qui aurait cru alors que, deux décennies plus tard, la guerre globale contre le terrorisme se poursuivrait sans issue en vue ? Fruit de plusieurs années d'enquêtes, cet ouvrage constitue la première histoire de la guerre contre le terrorisme de 2001 à aujourd'hui. Extrait 2/2.

Marc Hecker

Marc Hecker

Marc Hecker est directeur de la recherche et de la valorisation à l'Institut français des relations internationales (Ifri) et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère. Titulaire d'un doctorat en science politique, il a notamment publié Intifada française ? De l'importation du conflit israélo-palestinien (Ellipses, 2012).

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Elie Tenenbaum

Elie Tenenbaum

Élie Tenenbaum est responsable du Laboratoire de recherche sur la défense à l'Ifri. Il est agrégé et docteur en histoire. Son précédent livre, Partisans et centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au XXe siècle (Perrin, 2018), a obtenu le prix Émile Perreau-Saussine et le prix du Livre d'histoire de Verdun.

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La vidéo diffusée par al-Hayat Media Center, l’un des organes de propagande de l’État islamique, date de novembre 2014 et dure sept minutes. Un groupe de combattants, fusils-mitrailleurs en bandoulière, se tient devant un feu de camp. Certains portent des cagoules, d’autres apparaissent visage découvert, la barbe fournie, les cheveux longs partiellement recouverts d’un keffieh. Soudain, ils brandissent leurs passeports français et les jettent dans le brasier. Abou Oussama al-Faransi fixe la caméra de ses yeux bleus et annonce : « Ceci est un message pour tous les musulmans qui vivent encore en terre de mécréance de la part de vos frères français qui ont émigré. Qu’attendez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas encore émigré ? »

À ses côtés, Abou Maryam al-Faransi exhibe un long poignard et, le regard noir, menace : « Ceci est un message à tous les ennemis de l’islam et en particulier la France. Les moudjahidines n’hésiteront pas, chaque fois qu’ils en auront la possibilité, à trancher vos têtes. » Ces deux hommes se nomment en réalité Quentin Le Brun et Kevin Chassin. Originaires de la région toulousaine, ils font partie des centaines de Français ayant quitté leur pays pour rejoindre la zone syro-irakienne.

Les djihadistes ne tardent pas à passer à l’acte : entre 2015 et la fin 2017, la France est confrontée à une campagne de terrorisme d’une intensité exceptionnelle. Une dizaine d’attentats létaux sont perpétrés, provoquant 241 morts et environ 900 blessés. Il faut ajouter une quinzaine de tentatives ratées et une quarantaine de projets déjoués par les services de sécurité. Ce total de plus de 60 actes donne une idée de la menace : devant faire face, en moyenne, à une attaque toutes les deux à trois semaines, le pays est plongé dans un climat de terreur.

Le renforcement de l’arsenal antiterroriste français

Les dirigeants français ont mis du temps à prendre conscience de la gravité du phénomène des filières syriennes et, plus largement, à s’intéresser à la lutte contre la radicalisation. Début octobre 2013, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault annonce le lancement d’une « réflexion sur la prévention des phénomènes de radicalisation ». À la fin de ce mois, Yann Jounot, directeur de la protection et de la sécurité de l’État au secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), remet un rapport intitulé Prévention de la radicalisation. Le document classifié « confidentiel défense » fuite dans la presse. Il préconise de dépasser la logique purement sécuritaire de lutte contre le terrorisme pour s’attaquer davantage aux « causes de la radicalisation ». Pour ce faire, il recommande d’« associer les “acteurs sécuritaires” et “non sécuritaires” au niveau local et au niveau national ». Il conseille notamment de « diminuer les vulnérabilités en s’appuyant sur les dispositifs existants en matière de prévention de la délinquance », ce qui s’est traduit dans les faits par la montée en puissance du Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD, devenu CIPDR en 2016) sur les questions de lutte contre la radicalisation. Le rapport Jounot insiste sur la nécessité de développer des dispositifs de contre-discours pour déconstruire la propagande djihadiste et prône une amélioration de la coopération internationale – en particulier au niveau européen.

En annexes de ce rapport figurent en effet des « fiches pays » sur plusieurs États-membres de l’Union européenne (UE) ayant mis en œuvre des politiques de prévention avant la France. Le premier modèle mis en avant est le Royaume-Uni. Après les attentats de Londres en juillet 2005, perpétrés par des individus ayant grandi et s’étant radicalisés en Angleterre, les dirigeants britanniques ont entre autres développé un nouveau programme de lutte contre le terrorisme baptisé CONTEST et comprenant quatre piliers : prevent, pursue, protect et prepare. Le volet préventif a suscité de nombreuses critiques – éludées dans le rapport Jounot –, et a fait l’objet de réorientations ultérieures qui n’ont pas étouffé les accusations de « sécuritisation accrue du secteur social, et de […] suspectification des musulmans ».

Le rapport Jounot mentionne aussi brièvement le rôle de l’UE en matière de prévention de la radicalisation. Six mois après les attentats de Londres, elle aussi a adopté une stratégie de lutte contre le terrorisme qui comprend également quatre piliers : prevent, protect, pursue, respond, assez similaires au modèle britannique. Il s’agit de mener en parallèle des actions de prévention de la radicalisation, de protection des infrastructures et du public, de poursuites judiciaires avec des procédures pénales facilitées entre États-membres et enfin de planification et d’anticipation stratégique, y compris en matière de renseignement. En 2008, une « stratégie révisée pour lutter contre la radicalisation et le recrutement des terroristes » a été portée par le Conseil de l’Union européenne. Elle ne comprend pas de mesures spécifiques, mais uniquement de grands principes comme la volonté d’améliorer la coopération européenne pour démanteler les filières d’envoi de combattants vers des zones de conflit. En 2011, le Réseau de sensibilisation à la radicalisation (Radicalisation Awareness Network ou RAN) a été lancé à l’initiative de la Commission dans le but de faciliter l’émergence et l’échange de bonnes pratiques entre spécialistes de la radicalisation originaires de différents États-membres.

Un an après la publication du rapport Jounot, en octobre 2014, la ministre de la Justice Christiane Taubira déclare : « Le Royaume-Uni, dans la logique anglo-saxonne, a mis en place des programmes de désendoctrinement, de déradicalisation depuis plusieurs mois. C’est moins dans notre culture mais c’est devenu indispensable. » Dans les mois et les années qui suivent, la manière dont la France appréhende la menace terroriste sur le front intérieur se structure. Un premier axe sécuritaire s’inscrit dans la droite ligne de l’approche française traditionnelle de lutte contre le terrorisme avec un appareil de renseignement intérieur travaillant étroitement avec la justice antiterroriste. Un second axe plus social et sociétal permettra à la France de rattraper une partie de son retard en matière de prévention de la radicalisation.

L’arsenal antiterroriste français tel que nous le connaissons aujourd’hui a commencé à prendre forme dans les années 1980. Sa spécificité repose sur deux caractéristiques. La première est la spécialisation, avec notamment la constitution en 1986 d’un pôle de magistrats spécialisés, regroupés dans la 14e section du parquet de Paris et à la galerie Saint-Éloi du palais de justice, habilités à poursuivre et instruire des affaires qui seront ensuite jugées devant une cour d’assises « spécialement composée » de magistrats professionnels. La seconde caractéristique est l’action préventive, dont la clé de voûte est l’incrimination pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme, introduite par la loi du 22 juillet 1996 – date à laquelle la France se trouve sous la menace du Groupe islamique armé (GIA) algérien. Le droit français permet ainsi de sanctionner des individus dès le stade du projet d’attentat. Ce cadre juridique très favorable à l’action en amont de la police judiciaire – sur commission rogatoire d’un magistrat spécialisé – s’accompagne de « règles de procédure plus souples que pour les infractions de droit commun » (gardes à vue plus longues, possibilités étendues pour les perquisitions et les écoutes, anonymat des enquêteurs, etc.). Sans jamais revenir sur ce socle, de nombreuses lois antiterroristes sont venues s’y ajouter, avec une inflation législative particulièrement marquée de 2014 à 2017.

Le 13 novembre 2014, six mois après l’attentat de Mehdi Nemmouche à Bruxelles et un an jour pour jour avant l’attaque du Bataclan, une nouvelle loi antiterroriste est votée par les parlementaires français. Elle comporte trois piliers. Tout d’abord, elle vise à empêcher les départs vers une terre de djihad en permettant à l’autorité administrative de prononcer des interdictions de sortie du territoire au motif de la prévention du risque terroriste. Ensuite, elle définit les éléments permettant de caractériser une entreprise terroriste individuelle. Enfin, elle s’attaque à l’Internet djihadiste de deux manières : d’une part en dotant l’autorité administrative des moyens légaux et techniques de bloquer et déréférencer les sites Web radicaux, et d’autre part en alourdissant les sanctions pour apologie du terrorisme en ligne (jusqu’à sept ans d’emprisonnement).

Le « 11 Septembre » français ?

Après la tuerie de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, le meurtre de la policière municipale à Montrouge le 8 et la prise d’otages sanglante dans l’Hyper Cacher le 9, une bascule politique est à l’œuvre. Il ne s’agit pourtant pas de la première rencontre entre la France et le djihadisme, mais ni les attentats du GIA au milieu des années 1990 ni les meurtres de Mohammed Merah en 2012 n’avaient provoqué une telle réaction. Le 11 janvier, plusieurs millions de personnes se pressent dans les rues pour manifester leur réprobation du terrorisme et leur soutien aux valeurs républicaines, perçues comme menacées, au premier rang desquelles la laïcité et la liberté d’expression. Portée par cet élan, la classe politique adopte largement le slogan « Je suis Charlie ». La mise en avant d’un « droit au blasphème » ne fait pourtant pas l’unanimité : ce principe est contesté par certaines franges de la population, notamment une partie de la communauté musulmane s’estimant stigmatisée par des discriminations endémiques.

De fait, la tolérance – ou le laxisme – qui pouvait exister à l’égard des courants fondamentalistes, flirtant parfois avec le djihadisme, se réduit brusquement. Les prises de parole, notamment sur les réseaux sociaux, font l’objet d’une surveillance accrue et de poursuites bien plus fréquentes. Seules 14 condamnations pour apologie du terrorisme avaient été recensées entre 1994 et 2012 sur l’ensemble du territoire national. Dans les deux semaines qui suivent les attentats de janvier 2015, 150 procédures sont lancées. Au total sur cette année ce sont près de 2 300 infractions qui seront constatées en matière d’apologie. Cette réaction incite un célèbre avocat parisien à tirer la sonnette d’alarme :

Le terrorisme est pour le corps social comme une piqûre de guêpe. C’est douloureux, l’auteur de ces lignes en sait quelque chose. Cela arrache un cri de douleur, parfois des larmes. Mais ce n’est jamais mortel. Ce qui peut provoquer la mort, c’est la réaction excessive du corps face à cette agression. C’est le choc anaphylactique, le système immunitaire du corps qui, en sur-réagissant, finit par se détruire lui-même. C’est cette image qu’évoque pour moi cette pluie de condamnations. Un choc anaphylactique judiciaire. L’exécutif, qui, pour des raisons politiques, a besoin de montrer qu’il réagit, sous peine de s’exposer à l’accusation de laxisme, a donné des consignes de fermeté par une circulaire du 12 janvier 2015. L’autorité judiciaire, les juges, dont l’une des fonctions, et pas la moindre, est d’arrêter le bras de l’État et qui devraient s’assurer que ces consignes soient exécutées avec la mesure qu’impose la gravité réelle des faits, faillissent à leur mission en accompagnant cet excès dans la répression qui frappe à côté des véritables coupables.

La réaction du gouvernement aux attentats se veut intraitable, déterminée et martiale. À la tribune de l’Assemblée nationale, le Premier ministre Manuel Valls affirme que la France est engagée dans une « guerre contre le terrorisme ». L’expression, érigée en doctrine par George W. Bush au lendemain du 11 Septembre et longtemps fustigée par la classe politique française, avait déjà été reprise deux ans plus tôt par le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, au lancement de l’opération Serval au Mali ; mais elle avait alors été comprise dans un contexte essentiellement régional et sans portée programmatique. Elle a une tout autre résonance en janvier 2015, lorsque le dispositif Vigipirate passe au niveau « alerte attentat » dans la zone de défense de Paris. En trois jours, près de 1 500 militaires de l’armée de Terre sont déployés. Après les marches républicaines des 10 et 11 janvier, le président de la République active le contrat opérationnel qui prévoit la possibilité de déployer 10 000 soldats sur le territoire français. L’opération Sentinelle est officiellement lancée. Les militaires sont surtout utilisés, au départ, pour protéger des sites de la communauté juive puis, après une hausse spectaculaire des actes antimusulmans dans les mois suivant les attentats, leur mission est étendue à la protection des lieux de culte islamiques, mais aussi aux églises. Le nombre et la diversité des sites à protéger ne cessent alors d’augmenter au gré de l’évolution des menaces : les écoles, les mairies, les édifices touristiques viennent s’ajouter aux grands centres de transport en commun – gares, aéroports – qui faisaient déjà l’objet de patrouilles.

Prévue initialement pour être limitée à quelques mois, l’opération Sentinelle est prolongée au printemps 2015 pour une durée indéterminée, engendrant une pression sur les ressources humaines et le cycle de préparation opérationnelle des armées. Afin de préserver les capacités de projection sur les théâtres extérieurs, le commandement des forces terrestres doit puiser dans les régiments en phase de récupération et avec pour conséquence une chute de 30 % du temps d’entraînement et des soldats qui passent en 2015 plus de 200 jours en moyenne loin de leurs foyers. Par ailleurs, l’appel aux armées pose la question de leur adaptation à la nature de la menace. Forces de troisième catégorie, elles sont dépourvues de pouvoirs de police et n’ont pas vocation à faire du renseignement sur le territoire national, pas plus qu’elles ne peuvent interpeller et encore moins interroger des suspects.

De fait, la réponse n’est pas seulement militaire. Le 18 mars, le ministre des Finances, Michel Sapin, présente par exemple un plan de lutte contre le financement du terrorisme. Parmi les mesures annoncées figurent le signalement à Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) des dépôts et retraits d’espèces supérieurs à 10 000 euros sur une période d’un mois, l’abaissement du plafond de paiement en espèces à 1 000 euros, un accroissement des contrôles des transferts physiques de capitaux aux frontières ou encore un encadrement plus strict de l’utilisation des cartes prépayées.

Au lendemain de ces annonces, un projet de loi relatif au renseignement est également présenté en Conseil des ministres. La réflexion ayant conduit à ce document est antérieure aux attentats de 2015. Elle a en particulier été nourrie par le rapport d’information de deux députés – Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère – qui, dès 2013, ont constaté qu’un certain nombre de pratiques des services de renseignement, notamment en matière de collecte de données personnelles et de surveillance des communications électroniques, s’inscrivaient dans un « environnement “paralégal” ou “extralégal” extraordinairement flou ». La loi vise à offrir un « cadre juridique protecteur » à des opérateurs mettant en œuvre des techniques répandues depuis longtemps parmi les services, tout en définissant des modalités de contrôle. Son champ d’application dépasse d’ailleurs de loin le seul anti-terrorisme puisqu’il recouvre notamment les questions de défense nationale, d’ingérence étrangère ou de promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques. C’est néanmoins sous la bannière de la lutte contre le djihadisme que les arguments en faveur de cette loi controversée ont été placés pour emporter le vote des parlementaires.

Entre le dépôt du projet et le vote du texte le 24 juillet 2015, les défenseurs des libertés individuelles tentent d’alerter l’opinion sur ce qu’ils dénoncent parfois comme « un Patriot Act à la française », filant ainsi encore davantage l’analogie avec l’après-11 Septembre aux États-Unis. Ainsi, la Quadrature du Net – association défendant les libertés des Internautes – fustige la mise en place d’un « dispositif pérenne de contrôle des citoyens dont il confie au pouvoir exécutif un usage quasi-illimité ». Quant à la Commission nationale consultative des droits de l’homme, elle « s’interroge avec inquiétude sur le déplacement dangereux du curseur en matière de protection des libertés. À terme, l’état d’exception est-il amené à se substituer à l’État de droit, signant ainsi une régression de nos démocraties ? »

Au plan politique, les formations situées aux deux extrémités du spectre politique craignent que la menace terroriste serve de prétexte au vote d’un texte légalisant l’espionnage de militants. Marine Le Pen fustige une « loi indigne de la France » et Jean-Luc Mélenchon dénonce un texte « dangereux et inefficace ». La loi est finalement adoptée par une large majorité des députés de gauche comme de droite (438 voix « pour », 86 « contre » et 42 abstentions). Dans ses dispositions finales, elle renforce le cadre juridique du renseignement, énumère des techniques de collecte de données – dont des dispositifs de surveillance des communications – et crée une commission qui a pour fonction de contrôler le recueil du renseignement. Toutefois, la question éminemment politique du juste niveau de la réaction sécuritaire à la menace terroriste s’est désormais installée dans le débat.

État d’urgence ou état de guerre ?

Dans la soirée du 13 novembre 2015, la région parisienne est frappée par les terribles attentats du Stade de France, du Bataclan et des terrasses, à quelques pas seulement de la place de la République. Peu avant minuit, François Hollande apparaît à la télévision, le visage grave et portant une cravate noire en signe de deuil. Le président de la République annonce la fermeture des frontières du pays et la mise en œuvre de l’état d’urgence. Une nouvelle fois, le paradigme de la guerre contre le terrorisme, récusé par la France en 2001, est embrassé. Emboîtant le pas à son Premier ministre, et reprenant les termes exacts du président américain au lendemain du 11 Septembre, François Hollande n’hésite pas à qualifier d’« actes de guerre » les attentats simultanés qui ont semé la mort et le chaos dans les rues de la capitale.

Dans son discours prononcé à Versailles devant le Parlement réuni en Congrès le 16 novembre, il propose une réforme constitutionnelle permettant notamment de « déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français ». Cette annonce suscite une controverse qui se transforme en véritable crise politique. La garde des Sceaux, Christiane Taubira, s’oppose à cette mesure qui pourrait déboucher sur la création d’apatrides, ce qui est en contradiction avec les engagements internationaux de la France. La ministre démissionne du gouvernement en janvier 2016 alors qu’un débat houleux polarise l’opinion publique aussi bien que la représentation nationale. En mars, le chef de l’État finit par renoncer à cette réforme constitutionnelle.

Les effets politiques de ce discours sont d’autant plus fort que la menace est vivement ressentie comme interne à la société française. Alors que, jusqu’en 2015, nombre d’observateurs minimisaient les risques liés aux filières syriennes, nul ne se méprend plus désormais sur les intentions des milliers de Français ayant basculé dans le djihadisme, qu’ils soient ou non passés par le Levant. Cette dimension endogène conduit une partie de la classe politique à dénoncer l’existence d’une « cinquième colonne islamiste » qui, en France même, s’appliquerait à saper les valeurs de la société. Le général Bosser, chef d’état-major de l’armée de Terre, parle quant à lui d’un « ennemi à l’intérieur » tandis que le général de Villiers, chef d’état-major des armées, met en garde contre « un projet global de subversion politique et religieuse ». De tels termes, fortement connotés, n’avaient plus été employés de façon si solennelle depuis la fin de la guerre d’Algérie. L’adversaire est désormais qualifié d’« armée terroriste » par le ministre de la Défense pour lequel la « militarisation de la menace » appelle une « militarisation de notre réponse », y compris sur le territoire national.

Mais par-delà le recours aux armées qui demeure malgré tout relatif au regard de leurs prérogatives limitées en matière de sécurité intérieure ou, à fortiori, de maintien de l’ordre, c’est surtout la « policiarisation » de la société qui marque la période post-13 Novembre. Si l’état d’urgence ne change en effet rien aux relations entre civils et militaires, il bouleverse l’équilibre entre pouvoirs exécutif et judiciaire. Ce régime d’exception est né en 1955 à l’époque de la guerre d’Algérie pour renforcer l’exécutif face au terrorisme du FLN. Il n’a été employé qu’une seule fois depuis lors en métropole – au cours des émeutes de 2005 dans les banlieues. Il est prorogé le 20 novembre dans une nouvelle loi adoptée à l’écrasante majorité des députés et à l’unanimité des sénateurs. Celle-ci reprend l’essentiel de la loi de 1955 en modifiant certaines dispositions afin d’en « renforcer l’efficacité ». Le régime des assignations à résidence est ainsi étendu à toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Il est toutefois précisé qu’en « aucun cas l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes » qui en font l’objet, comme cela avait été le cas lors de la guerre d’Algérie. L’autorité administrative peut en revanche ordonner des perquisitions sans l’assentiment d’un juge, et ce de jour comme de nuit. Parmi les autres changements, on relèvera la possibilité offerte au ministre de l’Intérieur de « prendre toute mesure pour assurer l’interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie ».

Début 2016, d’autres attaques surviennent, visant notamment des militaires de l’opération Sentinelle et des policiers. Un enseignant juif est aussi agressé à la machette par un adolescent à Marseille. Cherchant à démontrer leur prise en compte d’une menace qui ne semble pas faiblir, les responsables politiques adoptent le 3 juin une nouvelle loi antiterroriste. Celle-ci offre aux procureurs de nouveaux outils d’investigation, notamment électroniques. Elle rend illégale la consultation des sites Internet, forums ou réseaux sociaux faisant l’apologie du terrorisme. Elle permet de soumettre à un contrôle administratif les personnes soupçonnées de rentrer d’une zone où opèrent des groupes terroristes. Elle attribue à l’administration pénitentiaire le droit d’effectuer des surveillances électroniques. Enfin, elle permet aux policiers, gendarmes et militaires déployés sur le territoire national de faire usage de leur arme « pour empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis ».

Le délit de consultation des sites Internet faisant l’apologie du terrorisme est emblématique de la difficulté à trouver un équilibre entre la volonté de protéger les populations par l’adoption de mesures de plus en plus sécuritaires et la nécessité de préserver les libertés individuelles dans un État démocratique. Une telle mesure avait déjà été souhaitée par Nicolas Sarkozy, alors président de la République, après les tueries de Mohammed Merah en 2012, et formalisée dans le projet de loi du 11 avril 2012. Saisi de ce projet, le Conseil d’État avait estimé que de « telles dispositions portaient à la liberté de communication […], une atteinte qui ne pouvait être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l’objectif de lutte contre le terrorisme ». Le Conseil constitutionnel s’est quant à lui prononcé contre le délit de consultation, le jugeant inconstitutionnel. Néanmoins, les députés ont persisté et réinséré ce délit – après quelques modifications cosmétiques – dans un autre texte, la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, donnant lieu à une nouvelle censure par les « sages » de la rue de Montpensier.

Malgré cette inflation législative, les attentats se poursuivent à un rythme effréné : le meurtre du couple de policiers en juin à Magnanville – qui plus est par un homme ayant déjà purgé une peine de prison pour des faits de terrorisme –, le 14 Juillet à Nice sur la promenade des Anglais, puis douze jours plus tard, le père Jacques Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray. La tentative ratée de faire exploser une voiture devant un café, non loin de la cathédrale Notre-Dame, au début du mois de septembre, renforce encore le sentiment d’une menace permanente. Dans ce contexte, la lutte contre le terrorisme constitue un thème important de la campagne électorale de 2017, d’autant qu’un policier est assassiné sur les Champs-Élysées trois jours avant le premier tour du scrutin présidentiel. Quelques semaines après son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron réunit lui aussi le Congrès à Versailles et annonce qu’il « rétablira les libertés des Français en levant l’état d’urgence à l’automne ». Il émet également le souhait d’un renforcement de l’arsenal législatif antiterroriste « dans le respect intégral et permanent de nos exigences constitutionnelles et de nos traditions de liberté ».

La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) est adoptée le 30 octobre 2017 et permet effectivement la levée de l’état d’urgence dès le surlendemain.

Elle suscite toutefois à son tour de nombreuses réserves. Comme l’écrit Véronique Champeil-Desplats, professeur de droit public à l’Université Paris-Nanterre, la SILT « transpose mutatis mutandis certaines dispositions [de l’état d’urgence] dans le droit commun ». La locution latine est importante car le nouveau dispositif assouplit le contenu de l’état d’urgence et tend à accroître le contrôle judiciaire. Ainsi, les assignations à résidence sont remplacées par des « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » (MICAS). Ces dernières ont un périmètre d’application plus large puisque les individus concernés peuvent se déplacer a minima sur tout le territoire d’une commune, voire se rendre dans d’autres départements afin de voir leur famille ou de travailler. Autre exemple, les perquisitions administratives sont remplacées par des « visites » domiciliaires qui doivent être autorisées par un juge des libertés et de la détention. Ces inflexions ne sont pourtant pas suffisantes aux yeux des pourfendeurs de la SILT qui estiment que la France a désormais basculé dans un « état d’urgence permanent ».

L’inflation législative s’est accompagnée, on l’a dit, d’un renforcement des moyens des services de police et de renseignement. La délégation parlementaire au renseignement note qu’entre 2014 et 2017, « le nombre d’agents participant à la politique publique du renseignement est passé de 15 531 à 18 632, soit une hausse de 20 % des effectifs ». La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui a succédé en 2014 à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), a particulièrement bénéficié de cette hausse. Comme l’écrit un ancien policier ayant consacré l’essentiel de sa carrière à la lutte contre le terrorisme : « La participation des directeurs généraux de la DGSE et de la DGSI à la réunion hebdomadaire du Conseil de défense et de sécurité nationale, avant chaque Conseil des ministres, est venue depuis 2015 symboliser une influence que la profession n’avait jusqu’alors jamais connue en France. »

La plupart de ces mesures ont suscité de vives critiques, en raison soit de leur efficacité douteuse, soit de leur caractère supposément attentatoire aux libertés. Ces critiques ne sont pas uniquement le fait de militants associatifs défendant les libertés individuelles, mais aussi d’organismes comme le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, la Commission nationale consultative des droits de l’homme ou encore le Conseil national du numérique. Le défenseur des droits et ancien garde des Sceaux, Jacques Toubon, estime lui-même que les mesures fondées sur l’état d’urgence peuvent avoir un « effet délétère [susceptible de] compromettre la cohésion sociale de notre pays de façon profonde ». Et d’ajouter qu’il existe un « risque durable de stigmatisation d’une partie de la communauté nationale ». Autrement dit, la surréaction des autorités – qui considèrent que la France est en « guerre contre le terrorisme » – pourrait faire le jeu des djihadistes en accentuant les divisions de la nation.

Du 14 novembre 2015 au 1er novembre 2017, 4 469 perquisitions administratives ont eu lieu, 754 arrêtés d’assignation à résidence ont été prononcés, 75 zones de protection et de sécurité ont été mises en place, et 19 lieux de culte ont été fermés. La surréaction est une notion subjective : certains observateurs pensent que ces chiffres illustrent une dérive, d’autres qu’il s’agit d’une réaction proportionnée à une menace terroriste d’une intensité exceptionnelle. Par exemple, les autorités expliquent que seule une infime proportion de mosquées ont été fermées (19 sur environ 2 400 en France) et ce dans les cas où des propos provoquant à la haine ou faisant l’apologie du terrorisme étaient tenus dans les établissements ciblés. Les opposants estiment que ces mesures administratives contribuent à stigmatiser les musulmans et qu’elles constituent une forme de punition collective : des centaines de fidèles se retrouvent pénalisés en raison de propos tenus par quelques prédicateurs. La problématique des « divisions de la nation » évoquée par Jacques Toubon a pourtant bien été prise en compte par les autorités. La volonté de développer une politique de prévention de la radicalisation a précisément pour objectif de renforcer la cohésion nationale et la résilience de la société face au djihadisme.

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Extrait du livre de Marc Hecker et Elie Tenenbaum, « La guerre de vingt ans, djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle », publié aux éditions Robert Laffont.

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