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"Tout pour sauver l’euro" : c’était il y a 6 ans... et la France est toujours aussi inconsciente de ce qu’elle doit à Mario Draghi
©ARIS OIKONOMOU / AFP

Homme providentiel

Mario Draghi, grâce à ses déclarations et son action, a permis à la zone euro de surnager ces dernières années. La survie de la zone euro a-t-elle en effet reposé uniquement sur les épaules de la BCE ?

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Atlantico : Il y a six ans, Mario Draghi avait semble-t-il sauvé la zone euro en trois mots seulement : "whatever it takes", affichant sa volonté de sauver l'euro coûte-que-coûte, ce qui correspondait au lancement d'une salve de politiques non-conventionnelles d'assouplissement quantitatif. La survie de la zone euro a-t-elle en effet reposé uniquement sur les épaules de la BCE ?

Jean-Paul Betbeze : OUI : dans la crise financière, économique et politique, qui était au fond une crise majeure de confiance dans les institutions, notamment politiques, ces mots ont arrêté la panique. Il faut noter ici que hier, jour de la conférence de presse de Mario Draghi à Francfort, était l’anniversaire de ces mots, prononcés le 26 juillet 2012. C’était le moment où on se demandait si, après le Portugal et la Grèce, l’Espagne n’allait pas sombrer, devant les ventes massives de bons du trésor espagnol. Les rendements du 10 ans étaient alors proches de 7%, contre 1,4% actuellement ! Il faut savoir que, contre une panique de marché, seuls comptent les propos du banquier central crédible, parce qu’il peut créer de la monnaie sans limite - pour autant bien sûr que la monnaie « tienne ». On se souvient aussi du fameux « deflation, make it sure it does not happen here » de Ben Bernanke, le 21 novembre 2002, qui allait empêcher le pire et ouvrir la porte aux actions de quantitative easing aux Etats-Unis, reprises en zone euro. 
OUI : quand la solidité d’une zone monétaire (euro ou dollar) est en doute majeur, l’action déterminante vient du patron de la banque centrale, par des messages forts pour renverser les anticipations. C’est après, bien après, que les mesures pratiques peuvent être calibrées, décidées et expliquées. Mais il faut d’abord renverser la vague des anticipations auto-réalisatrices de la crise de confiance. Autrement, elles emportent tout. Une banque centrale, une monnaie, un Président de banque centrale ont un capital à défendre : leur crédibilité.
Michel Ruimy On ne peut pas être aussi affirmatif. Mario Draghi, après les échecs de Jean-Claude Trichet, en 2011 - 2012, a introduit, en mars 2015, un assouplissement quantitatif monétaire. Ce programme a consisté en un rachat massif par la Banque centrale européenne, sur le marché secondaire, de titres de dette souveraine des pays de la zone euro - Grèce exclue -, puis de titres de dette de grandes entreprises à partir de juin 2016. Ces opérations, de plusieurs dizaines de milliards d'euros par mois, représentent un montant cumulé de plus de 2 300 milliards d’euros.
Cette mesure exceptionnelle, non-conventionnelle, fait partie, avec une politique de taux bas, des principaux leviers de la politique monétaire de la BCE. Sa mise en place devait répondre à un double objectif : faire remonter l’inflation à un niveau inférieur mais proche de 2% et stimuler la croissance après les crises de 2008 et 2010.
Ceci a certainement été un succès puisqu’il a sorti la zone euro des abysses et de la déflation. En ce sens, Mario Draghi peut être présenté comme l’homme qui a sauvé l’euro, aussi bien par ses actes que par ses déclarations. 
Cependant, il n’est pas parvenu à mettre en place une stratégie aussi ambitieuse que celle menée outre-Atlantique bien qu’il soit allé aussi loin que son mandat le lui permettait. En ce sens, la zone euro revient de loin, mais elle a encore du chemin à faire pour générer, seule, une croissance créatrice d’emplois. En d’autres termes, l’enjeu n’est pas tellement de rehausser le montant alloué à l’assouplissement quantitatif (quantitative easing - QE) mais plus sûrement de modifier le mandat de la Banque centrale européenne, pour lui faire intégrer un objectif de plein emploi par exemple, ou idéalement un objectif de PIB nominal. 
Ainsi, même si Mario Draghi a fait du bon travail à la tête de la BCE, il ne peut corriger ce qui ne marche pas : la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale. Les États membres sont trop différents pour que cela puisse fonctionner. Les pays européens sont dans des situations très hétérogènes en termes de niveau de développement, de spécialisation, d’avantages comparatifs, de chômage et d’inflation, de déficits et de dettes publics. Leur coordination budgétaire, basée uniquement sur la maîtrise des déficits et des dettes, est difficile à mener car elle conduit à augmenter les divergences économiques entre pays. Elle n’est pas, de surcroît, forcément accompagnée d’une politique monétaire adéquate, ni d’une redistribution budgétaire qui permettrait de supporter certaines réformes en créant de l’activité et de l’emploi.

Est-ce à dire que l'éventualité d'un rebond économique en France est davantage suspendue au bon vouloir de Mario Draghi, qu'aux résultats de toute action présidentielle ? La croissance nationale est-elle à ce point affaire de politique monétaire ?

Jean-Paul Betbeze : NON en général : la croissance est affaire d’efficacité de la sphère privée d’abord et de gestion efficace du budget ensuite, dans un contexte où la banque centrale balise les prévisions d’inflation, autrement dit de salaires, autrement dit de profit, avec des taux d’intérêt aussi bas que possible. En France, le problème majeur (dont on ne parle pas du tout !) est la marge trop faible des entreprises. Elle freine l’investissement, l’innovation, l’exportation, l’emploi, dans cet ordre. Les phénomènes politiques jouent bien sûr, pour aider ou freiner, les réformes. Mais avec tout ce qui se passe dans le champ politique et une croissance qui ralentit, les bons du trésor sont toujours à 0,7% contre 0,4% en Allemagne. L’écart est significatif, et c’est heureux que la BCE continue ses achats, chaque mois, de bons du trésor français et détienne (et garde !) près du tiers de la dette publique française.  
OUI, aujourd’hui, avec les réformes privées et publiques françaises insuffisantes, regardons le déficit extérieur et le déficit budgétaire, la politique de la BCE nous évite (au moins) un profond ralentissement, comme à la plupart des membres de la BCE d’ailleurs. C’est d’ailleurs le message régulier de la BCE : sa politique exceptionnelle est faite pour accélérer les réformes. Plus tard, on regrettera de ne pas les avoir faites ! Les États-Unis eux se réforment, même si on n’apprécie pas toujours et tout ! 
Michel Ruimy :La politique accommodante de la BCE - les achats d’actifs, dont 80% est dédié aux titres de dette souveraine, se sont montés, à partir de mars 2015, à 60 milliards d’euros pour passer à 80 milliards en mars 2016 avant de revenir à 60 milliards en décembre 2016 - s’appuie sur l’action des banques centrales nationales dont le montant d’intervention doit être proportionnel à la contribution de leur pays dans le capital de la BCE. 
Or, cette répartition n’a pas été respectée. Par exemple, l’Estonie, à fin 2017, n’a bénéficié au total que de 65 millions d'euros alors que, théoriquement, sa banque centrale aurait dû acheter pour près de 4,5 milliards d'euros de titres. 
Si ce décalage s’explique par le manque de titres disponibles sur le marché, cette contrainte technique a permis à la BCE de dégager une marge de manœuvre, qui a été répercutée sur d’autres pays. Par exemple, la France et l’Italie ont reçu, depuis le début de cette stratégie, environ 15 milliards d’euros de plus que prévu. Une goutte d’eau au regard de l’endettement public de ces deux pays - plus de 2 200 milliards d’euros - d’autant que, selon une étude de la BCE, le QE a eu, à court terme, pour la zone euro, un impact important sur la croissance mais qui s’est progressivement dilué. 
On voit donc que la France n’a pas fondamentalement profité de la politique menée par la BCE. Les résultats de l’économie française résultent, pour partie, des performances de ses partenaires commerciaux. En fait, sur la dernière décennie, un ralentissement de la croissance de la productivité a été observé. Il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel, lié à la crise de 2008, mais d’un phénomène structurel antérieur à la crise. Ses causes restent cependant difficiles à saisir dans un contexte de mondialisation de l’économie car la stagnation de la productivité ne viendrait pas d’un épuisement des effets du progrès technique ou d’un affaiblissement de la diffusion des innovations, mais de difficultés de réallocation des facteurs de production en raison de rigidités sur les marchés du travail et des biens. En ce sens, l’Etat a encore un rôle important a joué via des réformes structurelles.

En somme, le président de la BCE aurait-il plus d'influence sur l'avenir économique de notre pays que le chef de l'Etat lui-même ? Cela fait relativiser l'importance des débats nationaux autour des différentes réformes conduites par l'exécutif...

Jean-Paul Betbeze : Non bien sûr, l’avenir de la France dépend surtout des Français, dans le cadre de la zone euro d’abord, puis de l’ensemble de nos liens et traités. Plus tôt nous aurons compris les changements du monde, technologiques et géopolitiques, et ce que ceci implique, mieux ceci vaudra. Dépendre des autres sans comprendre est la pire des choses ! Ce qui nous sauvera, c’est de comprendre la stratégie qu’il nous faut mener pour gagner, et ce n’est pas forcément bien parti si on freine les réformes. Mais intégrer la révolution technologique et l’accélération de la mondialisation nous plonge dans un cas imprévu : la bataille US Chine. Ceci implique de comprendre les réformes en cours : entreprises, SNCF, santé, loi Pacte, en montrant les difficultés à avancer dans ce grand monde, que nous ne regardons pas !
Michel Ruimy : La politique économique d’un gouvernement d’un pays de la zone euro s’appuie essentiellement sur la politique budgétaire, dite structurelle, qui a pour objet de moderniser ou d’accompagner l’évolution des structures économiques d’un pays, la conduite de la politique monétaire étant dévolue à la BCE. 
Or, les politiques budgétaires sont contraintes par le Pacte de stabilité et de croissance et le « Pacte budgétaire » européen. 
La crise de 2008 a entraîné une sévère récession qui a été plus durement ressentie dans les pays d’Europe du Sud que dans les pays industrialisés d’Europe du Nord : essor du chômage (jusqu’à 25% en Espagne et en Grèce), augmentation brutale des déficits et des dettes publiques… Face à la crise qui a été une crise de la demande, il aurait fallu notamment lancer des investissements publics pour redynamiser la croissance économique et de lutter contre le chômage. 
Dans un contexte économique libéral mais aussi du fait de niveaux de déficits et de dette élevés, les États ne sont pas en mesure de mener ces politiques de relance d’autant que les pays d’Europe du Nord ont rappelé aux pays du Sud leurs engagements concernant le respect des critères de convergence. 
Cette convergence par l’austérité a conduit à accentuer les divergences de situation en termes de croissance et de chômage. Les États, comme l’Allemagne qui bénéficie d’une forte compétitivité hors-prix et d’un excédent commercial, voient leur situation s’améliorer puisque les recettes d’exportations alimentent les recettes de l’État dont le déficit diminue tandis que les pays, peu compétitifs comme la Grèce et, dans une moindre mesure la France et l’Italie, ont une forte dette et une croissance liée à la demande interne (consommation, investissement) et voient leur situation se dégrader sur le plan économique et sur le plan des comptes publics.
Dans ce contexte, la politique monétaire, qui est une politique d’accompagnement de la politique budgétaire, a été propulsée au premier rang dans un rôle inhabituel - cf. les politiques non conventionnelles - et a joué un rôle crucial dans le retour à une meilleure situation économique. Pour autant, les problèmes subsistent en France et aujourd’hui, bien que la croissance s’essouffle un peu, l’initiative doit être reprise par le gouvernement afin de remettre l’appareil productif en adéquation avec l’environnement économique international

Pensez-vous que les objectifs d'inflation de la BCE seront tenus ? Êtes-vous optimiste quant à l'avenir de la zone euro ?

Jean-Paul Betbeze : Les objectifs d’inflation sont tenus, et ont résisté à la crise. Ils le seront, avec l’idée que les salaires montent, avec la baisse du chômage, mais ceci est très lent. De là vient la crédibilité de la BCE, même au milieu des crises politiques qui secouent la zone, les voisins, les alliés, le monde. La BCE est un ancrage de stabilité, le seul. Mais elle ne peut faire de miracle, et la succession de Mario Draghi agite les esprits, et risque de faire monter les tensions nationales, pour ne pas dire nationalistes. Aussi longtemps que nous ne voyons pas la montée des risques mondiaux, et ce qu’ils impliquent pour la zone euro, en termes de réformes, de rapprochements politiques et militaires, nous courrons de gros risques. Sans pensée stratégique, obsédés par la politique politicienne, nous pouvons perdre. Et ce sera notre faute, pas celle de la BCE !
Michel Ruimy :La BCE a pour mission d’assurer la stabilité de la valeur de l’euro. Concrètement, une cible d’inflation inférieure mais proche de 2% lui a été assignée. 
Or, le programme d’assouplissement quantitatif qu’elle a mené a eu un effet expansif modeste et elle a été incapable, à ce jour, de parvenir à l’objectif fixé par le mandat même si, en juin, l’inflation est remontée à 2% en raison de la hausse des prix de l’énergie. Hors énergie tabac, alcools… l’inflation sous-jacente est de 0,9% ! 
Cette tendance devrait se confirmer dans les prochains mois puisque les cours du pétrole se sont envolés de près de 50% en 1 an, effet qui pourrait être, malgré tout, contrebalancé par les évolutions de la parité eurodollar au gré des inflexions de la politique commerciale des Etats-Unis.
Concernant le futur proche de la zone euro, son environnement redevient plus instable. La situation italienne a secoué les marchés et, avec eux, relancé la crainte d’une montée en flèche d’un endettement déjà record. Pour la banque centrale, cela représente une difficulté difficilement maîtrisable d’autant qu’elle s’apprêtait à donner un tour de vis à son programme de rachats de dette publique et privée… La politique italienne se manifeste comme un caillou dans une chaussure. Dès lors, il n’est pas impossible que le président de la BCE diffère un peu l’heure de la remontée des taux d’intérêt. Ce n’est pas le moment de brusquer le processus de resserrement monétaire dans une Europe qui reste fragile. 
A plus long terme, la menace à laquelle fait face la BCE est que la faiblesse excessive de la croissance nominale conduise à une réaction populiste dans les pays qui enregistrent des taux de croissance faibles, ce qui laisse place au doute quant à l’acceptabilité future de la zone euro. Si une politique monétaire efficace n’est pas un remède miracle pour une croissance faible et des hauts niveaux de dettes, elle rend toutefois les problèmes moins sévères. Mais, encore une fois, il est difficile, par construction, de faire fonctionner correctement la zone euro. 
Le mandat de Mario Draghi prenant fin en octobre 2019, je dois admettre que si la politique menée par son remplaçant est plus stricte, elle pourrait déclencher une nouvelle crise européenne et potentiellement l’explosion de l’euro. 

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