Lutte contre le terrorisme : châtiments d'Etat, une vengeance institutionnalisée<!-- --> | Atlantico.fr
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Terrorisme
Le portrait d'Oussama Ben Laden diffusé sur une chaîne de télévision.
Le portrait d'Oussama Ben Laden diffusé sur une chaîne de télévision.
©AL-JAZEERA TV / AFP

Bonnes feuilles

Myriam Benraad publie « Terrorisme : les affres de la vengeance : Aux sources liminaires de la violence » aux éditions Le Cavalier Bleu. L'histoire du terrorisme est empreinte de vengeances à l'origine de longs cycles de violence et de représailles. La vengeance est partout présente, aussi bien dans les motivations des terroristes en justification de leurs actes que dans les réactions que leur violence provoque parmi leurs cibles. Pourtant, elle reste l'angle mort des études sur le terrorisme. Extrait 2/2.

Myriam Benraad

Myriam Benraad

Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l'Université internationale Schiller à Paris. 

Autrice de :

- L'État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017)

- Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

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La vengeance terroriste est d’autant plus difficile à admettre par celles et ceux qui l’essuient que la vengeance, au sens large, est jugée, depuis l’institutionnalisation de l’appareil judiciaire moderne, comme socialement inutile, politiquement dangereuse, et conséquemment refoulée. Au même moment, la vengeance reste une tendance intrinsèquement enracinée dans la nature humaine, que l’État s’est certes attaché à canaliser, réguler, voire éradiquer, mais sans jamais y réussir. Après tout, au même titre que les terroristes qui contestent la légitimité de l’État, les gouvernants ont, des siècles durant, été entraînés dans la violence afin d’imposer leur autorité, religieuse comme séculière. L’Ancien Testament est empli de récits de luttes sanglantes pour le pouvoir politique et la Bible approuve l’usage de la violence dans le règlement des conflits, y compris des exactions contre les ennemis déclarés de l’ordre.

Face aux Sicaires, les Romains ont recouru à une redoutable vengeance ayant abouti au fameux massacre de Massada, près de Jérusalem. La civilisation gréco-romaine s’est tout entière édifiée autour de la figure du tyran usant de la terreur vengeresse en vue d’imposer son pouvoir despotique. Socrate le comparait à « un loup qui chasse sa proie », tan[1]dis que Tacite évoquait ce penchant parmi les empereurs romains Auguste, Néron et Tibère, ce dernier ayant instauré une terreur meurtrière du temps de son règne. Deux millénaires plus tard, au-delà de l’affermissement d’États supposés avoir transcendé cette disposition à la vengeance, force est de constater que le politique ne s’en est jamais pleinement extirpé, encore moins face au terrorisme.

Avant l’avènement de l’État bureaucratique contemporain, la vengeance a longtemps formé un « système de régulation et de contrôle social » (Verdier, 1980 : 13) dans le monde, par-delà les nuances culturelles. Elle a laissé une empreinte indélébile sur la plupart des sociétés. Mal comprise, elle renvoie de nos jours dans la psyché collective à un phénomène « primitif », qui serait antérieur à la justice et à son bon fonctionnement, pétri de violence incontrôlable. Or, beaucoup de politiques « antiterroristes », regroupées sous le vocable vulgarisé de « contre-terrorisme », entre[1]tiennent un rapport très ambivalent, mais non moins direct, à la vengeance, y compris au sein des États démocratiques qui ont fait d’elle un tabou sur une période récente. Sans le reconnaître, résistant à s’en revendiquer, le contre-terrorisme ne s’extrait pourtant pas des réflexes vengeurs caractéristiques du passé, voire, dans certains cas extrêmes, de la terreur institutionnalisée. Sur bien des aspects, il compose un « système vindicatoire » qui ne dit pas son nom.

On touche ici à la fragilité des réponses à la fois militaires et sécuritaires opposées depuis des décennies au terrorisme, aux vacillements que sa violence suscite parmi ses cibles. Mais si la lutte antiterroriste n’est au fond, dans ses composantes les plus saillantes, qu’une « contre-vengeance » où « l’on ne peut se passer de la violence pour mettre fin à la violence » (Girard, 1972 : 32), alors qu’attendre d’elle exactement ?

De la guerre contre la terreur à la mort de Ben Laden

Comme le démontre la psychologue Felicity de Zulueta dans un article de 2006, l’impression d’avoir été invalidé par un « autre », de se sentir impuissant et dévalorisé, est à l’origine de la rage et de la vengeance présentes parmi une majorité de terroristes. Le registre ouvertement punitif sur lequel la « guerre contre la terreur » (war on terror) a été menée par les États-Unis et leurs alliés à partir de 2001 (Sherry, 2005) n’a, en définitive, fait qu’amplifier ce sentiment et explique, au moins en partie, l’intensification du terrorisme ces deux dernières décennies, de même que l’aggravation des menaces qui lui sont apparentées. Comme l’observe à son tour le politologue américain Ian Lustick (2006), les pirates du 11 septembre 2001 ont, d’une certaine manière, « piégé » les États-Unis dans un cycle interminable de vengeance et de représailles, remportant in fine leur plus belle victoire avec le déclenchement de plusieurs guerres. Sur bien des aspects, ces interventions militaires se sont en effet révélées épuisantes, sur le double plan psychologique et financier, contreproductives, et plus encore politiquement dévastatrices. Il s’agit du constat dressé par le chercheur américain Tom Engelhardt dans une tribune de 2015 parue dans The Nation, au titre particulièrement évocateur : « 14 ans après le 11 septembre, la guerre contre la terreur réalise tout ce que Ben Laden en espérait ». Engelhardt souligne que ces années de guerres, de campagnes de bombardements, d’assassinats, de tortures illégales, d’enlèvements, de détentions sur des bases spéciales (à l’instar de Guantánamo), de dépenses astronomiques, n’ont fait que décupler, dans les faits, le désir vengeur animant les terroristes.

Aucun acte n’est-il plus illustratif de cette vengeance étatique que l’élimination extrajudiciaire d’Oussama Ben Laden le 2 mai 2011 ? La mort du mentor jihadiste est décrite comme l’ultime consécration de la justice pour les attentats du 11 septembre et le discours du président Barack Obama, solennel, lapidaire et rétributeur, autour de la sentence « Justice est rendue », certifie sans ambiguïté cette optique vengeresse. Obama allègue « le meurtre de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants innocents », dix ans plus tôt. Par extension, toute la classe politique et la population civile américaines savourent ce châtiment, l’ancien président George W. Bush y voyant un message limpide adressé aux terroristes, qu’importe le temps mis pour les traquer et les tuer. Les enquêtes d’opinions de l’époque rendent aussi compte de la jubilation entourant la disparition du chef jihadiste : 93 % des sondés cautionnent son exécution, tandis que 80 % se disent « heureux », voire « enchantés ». Dans une société déjà excessivement polarisée, la mort du principal coupable des attentats du 11 septembre réveille « un nationalisme blessé et vengeur » synonyme, même temporairement, d’une unité retrouvée. Autrement dit, « à travers un acte de violence rédemptrice, un traumatisme national [a été] purgé, rejetant du monde des vivants celui qui a achevé la vie de milliers de civils innocents » (Cox et Wood, 2016).

L’annonce en octobre 2019 de l’élimination dans une frappe américaine en Syrie du « calife » de l’État islamique Abou Bakr al-Baghdadi, « mort comme un chien » d’après Donald Trump, fait directement écho à cette vengeance d’État poursuivie par les États-Unis depuis de longues années. Elle soulève également d’importants questionnements, normatifs et politiques. D’une part, la vengeance passionnelle subvertit la décision et l’action supposément rationnelles d’un État. De l’autre, dans une société démocratique tels les États-Unis qui se veulent un exemple, elle nie la possibilité à sa cible d’être jugée par les instruments de la légalité et constitue donc une violation, prima facie, du droit international (Paust, 2007). Elle légitime en outre, aux yeux d’autres États, les assassinats extra[1]territoriaux : Al-Baghdadi et Ben Laden ont tous deux été tués, rappelons-le, sur les territoires syrien et pakistanais. La vengeance n’est pas exempte, enfin, de « dommages collatéraux » qui soulèvent au premier plan la problématique des droits humains et de leur préservation en temps de guerre (Keene, 2015). Où se trouve la « justice » précisément et où se situe la « vengeance » ? Dans le cas présent, le meurtre d’un homme tenu responsable de la mort de milliers d’Américains est clairement un acte de réciprocité négative, suivant la formule « La vengeance est un plat qui se mange froid ». Loin de la caricature du cowboy et de l’expression usuelle « mort ou vif », Barack Obama réagit de manière cérébrale et demeure dans le contrôle absolu de ses émotions lors de son annonce historique.

A lire aussi : La violence terroriste : la loi du talion dans les mots comme dans les actes

Extrait du livre de Myriam Benraad, « Terrorisme : les affres de la vengeance: Aux sources liminaires de la violence », publié aux éditions Le Cavalier Bleu.

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