Les magistrats de la Cour des comptes sont-ils voués à dresser de brillants diagnostics jamais suivis d’effets ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Didier Migaud, président de la Cour des Comptes, remet son rapport public annuel à François Hollande le 11 février 2013.
Didier Migaud, président de la Cour des Comptes, remet son rapport public annuel à François Hollande le 11 février 2013.
©Reuters

Ascendant

La Cour des comptes épingle les divers gaspillages de l'Etat. Aujourd'hui, quel est le réel pouvoir d'influence de cette institution ?

Marc Crapez et Éric Verhaeghe

Marc Crapez et Éric Verhaeghe

Marc Crapez est politologue et chroniqueur (voir son blog).

Il est chercheur en science politique associé à Sophiapol  (Paris - X). Il est l'auteur de La gauche réactionnaire (Berg International  Editeurs), Défense du bon sens (Editions du Rocher) et Un  besoin de certitudes (Michalon).

Éric Verhaeghe ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et fondateur du cabinet Parménide. Il est aussi l'auteur de Jusqu'ici tout va bien (éditions Jacob-Duvernet, 2011).

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Atlantico : Le dernier rapport de la Cour des comptes critique ouvertement, arguments à l'appui, la gestion des ressources humaines de l'Education nationale. Depuis des années les magistrats de la rue de Cambon, multiplient les rapports sur les gaspillages de l’État. Le pouvoir de la Cour des comptes a-t-il particulièrement évolué ces dernières années ? Quel est-il réellement ? 

Eric Verhaeghe : Le pouvoir de la Cour des comptes a évolué avec la réforme constitutionnelle de 2008, qui lui a confié un rôle d'assistance aux parlementaires dans le contrôle de l'action de l'Etat. Dans la foulée, Nicolas Sarkozy a désigné un parlementaire socialiste, Didier Migaud, pour en prendre la tête. Il faut reconnaître que Didier Migaud fait l'affaire là où il est : il a la dent dure, mais juste et efficace, dans le contrôle des dépenses publiques. Sur tous ces points, et Dieu sait si je ne suis pas sarkozyste, il faut bien relever que le président le plus bonapartiste que nous ayons eu depuis De Gaulle, Nicolas Sarkozy, est celui qui a le plus agi pour un contrôle effectivement indépendant des dépenses de l'exécutif.

Voir aussi l'article Rapport de la Cour des comptes : à quand une vraie gestion des ressources humaines dans l’Education nationale ?

Mais au-delà de cette circonstance, c'est la société tout entière, aidée par Internet, qui rend indispensable ce contrôle transparent de la Cour sur les dépenses de l'Etat. Il faut reconnaître à Didier Migaud le mérite d'avoir compris cette évolution en profondeur de la société, qui rend les Français à peu près indifférent aux clivages partisans, mais très attachés à l'impartialité de l'Etat. Un électeur de droite est aujourd'hui aussi ulcéré par les magouilles de droite qui ont permis à Bernard Tapie de prendre des dommages et intérêts à 400 millions, que par les magouilles de gauche qui ont permis à Cahuzac de frauder le fisc dans la cécité complice de ses amis.

Marc CrapezLe rapport de la Cour des comptes lève une série de lièvres bien connus. Primo, les postes les plus difficiles sont pourvus par les novices les plus mal reçus au concours d’entrée, alors qu’une solide expérience serait la bienvenue. C’est la même chose dans la police, où les fonctionnaires chevronnés obtiennent leur mutation dans des provinces paisibles. C’est un cercle vicieux difficile à contrecarrer sans modulations salariales… mais le rapport ne va pas jusque-là ! 

Secundo, la Cour des comptes préconise une modulation du temps de travail des enseignants « en fonction du type de poste occupé et des besoins locaux des élèves ». Là encore, c’est l’évidence même, mais cela constituerait une petite révolution. C’est pourquoi le troisième lièvre est esquivé, celui soulevé depuis longtemps par Claude Allègre : « Il y a beaucoup trop d’absentéisme dans l’éducation nationale ».

La Cour des comptes en vient-elle finalement à jouer un rôle d’opposition ? Voire de contre-pouvoir ? Pour quelles raisons ?

Marc Crapez:  La Cour des comptes est un contre-pouvoir interne à l’institution étatique. C’est un organe de la République destiné à faire prévaloir le bien commun en éclairant le jugement des pouvoirs publics. Ce contrôle est censé permettre d’infléchir les décisions pour apporter des correctifs aux dysfonctionnements. En l’occurrence, les mauvaises organisations ou allocations de ressources.

Concrètement, il s’agit de détecter la « gabegie » dans l’utilisation des « deniers publics ». Sauf que rien que l’énonciation de ces mots est devenue une hérésie. « Gabegie » et « deniers publics » ont revêtu une connotation ultra-libérale, voire poujadiste. Tant qu’on n’aura pas réhabilité les mots, on ne se saisira pas de la chose. D’ailleurs, le rapport de la Cour des comptes biaise en s’intitulant « Gérer les enseignants autrement ». Autrement que quoi ? En réalité, il ne s’agirait pas de gérer autrement, mais sainement, du moins pas en dépit du bon sens.

Eric VerhaegheEn partie oui, mais il ne s'agit pas d'une opposition partisane. La Cour ne fait pas le jeu d'un parti contre les autres. Elle s'appuie sur une exigence de transparence et, à ce titre, elle fait opposition à la tendance étatique naturelle, qui est celle du secret. De ce point de vue, là encore, la personnalité du Premier Président joue beaucoup. Le fait qu'il soit issu de la sphère politique et non technocratique montre aujourd'hui tous ses avantages. Migaud a l'étoffe nécessaire pour imposer des discours qui ne font pas plaisir et qui vont dans le sens de l'intérêt général.

Cette dimension prend tout son sens quand on compare la Cour avec le Conseil d'Etat, qui est aux mains des fonctionnaires. Le Conseil d'Etat défend encore aujourd'hui la théorie du nécessaire secret d'Etat, même s'il s'agit d'un secret amendé ou remanié. Là où la cour a fait le saut dans un siècle nouveau, où le contrôle de l'administration par des personnalités indépendants prend tout son sens, le Conseil d'Etat reste une juridiction dont l'indépendance est un leurre. Quand un citoyen français conteste la légalité d'une décision publique, il est jugé par des fonctionnaires qui n'ont de magistrat que le nom, et qui s'empressent de se faire recruter par les ministères qu'ils doivent juger impartialement. Je serais assez favorable à la publication des salaires des conseillers d'Etat nommés dans les ministères: l'on s'apercevrait sans doute qu'un juge administratif se reclasse à prix d'or dans les ministères qu'il est supposé contrôler.

Faut-il s'en inquiéter ?

Eric VerhaegheVous avez compris que je m'inquiète plus, beaucoup plus, pour le manque d'indépendance et d'impartialité du Conseil d'Etat, que pour l'excès d'indépendance de la Cour des Comptes. Tant que le Conseil d'Etat se situera très en-dessous des exigences d'impartialité minimale que l'on peut attendre dans un Etat qui se dit démocratique, je ne craindrai pas le glissement vers le gouvernement des juges, que vous insinuez.

Maintenant, il ne faudrait pas que la Cour des Comptes échappe elle-même à tout contrôle, et il me semble que dans vos colonnes je me suis épanché à une époque sur les petits arrangements de la Cour avec la rigueur budgétaire qu'elle plaide pour les services de l'Etat. Mais ce sujet me paraît marginal à ce stade. La France est encore loin du contrôle transparent de toute l'action publique à laquelle un citoyen peut prétendre dans un Etat moderne.

Marc CrapezNon, non, pas de quoi s’inquiéter. La Cour des comptes n’a pas seulement un rôle de certification de comptes, mais implicitement un rôle de conseil sur la façon dont le budget est ventilé. Elle n’a rien usurpé, elle est simplement devenue plus audible du fait de la médiatisation.

Les magistrats de la Cour des comptes ont-ils acquis un rôle trop politique ? Empiètent-ils sur des prérogatives qui ne sont pas les leurs  ?

Eric VerhaegheCes prérogatives leur ont été confiées par la Constitution. Ils les assument assez naturellement. Au passage, je note que le rapport sur l'Education Nationale auquel vous faites allusion est quand même exemplaire dans sa rédaction. Je me souviens, toujours dans vos colonnes, avoir regretté que le rapport de la Cour sur l'indemnisation chômage ait été rédigé par l'ancien président de l'Unedic. C'était un mélange des genres qui me semblait incongru et un peu limite déontologiquement.

Dans le cas du rapport sur la gestion des ressources humaines, la Cour a pris soin de confier la rédaction et l'approbation du rapport a un collège qui est dépourvu de tout conflit d'intérêt. On n'y trouve aucune des figures marquantes de la technostructure de l'Education Nationale qui ont bénéficié d'une affectation à la Cour. Ce choix invisible pour le citoyen, mais important pour les fonctionnaires, me paraît témoigner d'un vrai attachement à l'impartialité qu'il faut saluer.

Au passage, on notera que la Cour ne s'épanche pas sur les raisons qui expliquent la faillite de la gestion des ressources humaines à l'Education Nationale. C'est une marque de retenue vis-à-vis d'un rôle trop politique, qui me semble très respectable.

Marc Crapez : Trop politique ? Trois fois non ! On regrette l’époque où Philippe Séguin dirigeait la Cour des comptes et Pierre Mazeaud le Conseil constitutionnel. Même si ce ne fut pas suffisant pour secouer le cocotier des rois fainéants, du temps du chiraquisme triomphant. Mais nous avions-là, dans le respect du devoir de réserve, deux personnalités, deux gaullistes fermes dans leurs convictions et courageux sur les sujets tabous (fonctionnarisme, immigration incontrôlée, judiciarisation).

Aujourd’hui, c’est Didier Migaud, ex-père de la Lolf avec Alain Lambert. Mais il n’est pas sûr que ce socialiste, nommé par Nicolas Sarkozy, soit l’homme de la situation, capable de dire leur fait à ses amis politiques du gouvernement. Ayant été nommé par la droite, dans le cadre de l’ouverture, il y a un risque qu’il ne sur-joue l’impartialité, de peur de paraître avoir été droitisé par les circonstances de sa nomination.

Si les diagnostics de la Cour des comptes sont souvent loués par les politiques, les suites qui leur sont données semblent limitées. Qu'en est-il réellement ? La Cour des comptes est-elle condamnée à faire de l'incantation ou finit-elle par avoir un impact, peut-être à plus long terme ?

Marc Crapez : Vous avez raison, de « l’incantation ». Le ministre de l’Education a immédiatement pris ses distances, ce qui augure, comme à l’accoutumée, un enterrement de première classe du rapport iconoclaste. J’avais, par ailleurs, publié un article intitulé « La commission Jospin ne sert à rien ». Winston Churchill donnait cette définition d’une commission : « groupe de personnes incapables de faire quoi que ce soit par elles-mêmes, qui décident collectivement que rien ne peut être fait ».

Voilà déjà plus de dix ans que presque toute la littérature grise (rapports d’organes, de commissions ou de think tank) va dans le même sens. Tout a déjà été dit sur le mille-feuille des échelons administratifs, les subventions dispendieuses aux associations, les fonctionnaires qui ne fonctionne plus, les chercheurs qui ne découvrent jamais rien et les intermittents du spectacle qui intermi-tentent…

Le blocage français a été analysé par François Furet il y a quinze ans : « La France offre, par excellence, le spectacle d’une scène politique envahie par la démagogie. Des grands problèmes qui déterminent l’avenir du pays et mobilisent l’attention du public, aucun ne peut être abordé autrement qu’en oblique, de façon à rendre indolore le traitement proposé ».

Eric Verhaeghe :Il est vrai que les décideurs publics bénéficient d'une véritable impunité, exception faite des passages en Cour de discipline budgétaire et financière, réservée aux fautes de gestion. Je ne pense pas qu'il faille reprocher cette impunité à la Cour. En revanche, face aux dérives des finances publiques, il ne serait pas choquant que les directeurs d'administration centrale soient directement impliqués dans le suivi des recommandations de la Cour. Depuis longtemps, je plaide pour un système pouvant aller jusqu'à la révocation des directeurs qui n'atteignent pas leurs objectifs financiers. Cette responsabilisation, un peu brutale en apparence, mais conforme à ce qui existe dans le secteur privé, aurait beaucoup de vertus. Je suis convaincu qu'elle permettrait de baisser les dépenses publiques de 10% en moins de deux ans.

Propos recueillis par Manon Hombourger

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