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Emmanuel Macron, photographié par Soazig de la Moissonnière, en pleine séance de boxe
Emmanuel Macron, photographié par Soazig de la Moissonnière, en pleine séance de boxe
©Soazig de la Moissonnière / Présidence de la République

Hyper-individualisme

Dans la ligne de photos précédentes à la gloire du Président, la photographe officielle de l’Élysée a publié une photo très esthétisante d’Emmanuel Macron en boxeur. Poutine, Musk, Macron même inspiration ?

Virginie Martin

Virginie Martin

Virginie Martin est Docteure en sciences politiques, habilitée à Diriger des Recherches en sciences de gestion, politiste, professeure à KEDGE Business School, co-responsable du comité scientifique de la Revue Politique et Parlementaire.

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Soazig de la Moissonnière, photographe officielle d'Emmanuel Macron, a publié ce mardi 19 mars sur Instagram des clichés du président de la République en pleine séance de boxe. Manifestement pour souligner son envie d’en découdre. Quelle efficacité électorale le Président de la République de cette mise en scène « virile » alors qu’il cherche à imposer l’idée qu’il agit en chef de guerre courageux face aux menaces qui pensent sur la France ?

Gilles Lipovetsky : Je suis sceptique quant à l’efficacité d’une telle communication. C'est en effet  ne pas prendre en compte  la spécificité du rapport des Français à la politique et à la communication. Les citoyens français ne sont pas comme les citoyens russes, qui sont confiants envers Poutine et leurs institutions. En France, tout ce que fait le pouvoir est critiquable et souvent critiqué. Cette communication est très personnalisée mais ne dit rien sur les questions de fond. En Russie ou aux États-Unis, ce type de communication peut fonctionner. Ici j'en doute  tant les français aiment se montrer critiques , sans illusion,  "experts" en décryptage des messages politiques: en toute chose politique ils tendent à y voir  une "manoeuvre" , une ruse dont ils ne sont pas dupes. L'esprit de soupçon a gagné l'électeur français.

Virginie Martin : Depuis plusieurs années maintenant, Soazig de la Moissonnière a pris et affiché ce genre de clichés sous la présidence d'Emmanuel Macron. On voit Emmanuel Macron en mode Top Gun, en sweat de l'armée, adoptant des poses guerrières, et même avec des détails comme le regard intense ou les veines saillantes dans ses mains. Donc, dans les photographies typiques de Soazig Lamoissonnière, il y a toujours cette mise en avant du corps et une mise en scène très significative. C'est quelque chose qu'on ne retrouve pas nécessairement avec d'autres photographes officiels de Macron. Mais avec elle, c'est toujours centré sur la mise en scène du corps. Et quand je parle du corps, je veux dire que c'est presque plus le corps du président de la République lui-même qui est mis en avant que la personne qu'il est. C'est ce que je veux dire. Il n'est pas toujours dans le costume et la cravate traditionnels. Il y a toujours quelque chose de plus corporel, je ne veux pas dire sensuel, mais presque avec une touche d'érotisme peut-être.

Il y a clairement une intention dans le travail de Soazig de la Moissonnière de choisir des angles qui mettent en avant cette dimension. Et ces photographies sont pourtant officielles. C'est un aspect historique, quelque chose que l'on peut observer depuis plusieurs années, que ce soit en 2021, 2022, etc. Ce n'est pas une nouveauté.

Il faut comprendre que le corps est une expression symbolique de la puissance politique, c'est ainsi que cela fonctionne. C'est une mise en scène de la force et de la virilité du corps qui opère. Le corps devient un réservoir de puissance et d'affirmation de soi. Ainsi, les gestes sont en accord avec les paroles politiques. Par exemple, si l'on évoque la possibilité d'envoyer des troupes en Ukraine, on peut se mettre en scène en faisant de la boxe, affichant une attitude viriliste de puissance et d'affirmation de soi. Cela ancre Macron dans cette volonté de montrer qu'il n'a pas peur, qu'il est fort, et donc qu'il s'affirme.

Ces photos rejoignent celles publiées cette semaine par Olivier Véran en boxeur, lui aussi dans une interview accordée accordée au Figaro, ou précédemment d’Edouard Philippe ou plus loin encore de Jean-Marie Le Pen. Quelle dose de message politique, quelle dose de pur narcissisme ? Et en quoi nos systèmes politiques sont-ils devenus des dispositifs à faire flamber les narcisses ?

Virginie Martin : Et il y a aussi cette notion des "deux corps" dont on parle dans le corps politique. Il y a le corps du roi, qui est un corps symbolique, sacré, divin, donc immortel. Et puis il y a le corps biologique, mortel et normal. Mais à travers ces photographies, on tend à immortaliser le corps biologique en le présentant de manière quasi-divine. Les deux corps se rejoignent alors dans une forme de sublimation, ce qui est également important à comprendre dans un contexte électoral et politique.

Effectivement, au-delà de ces représentations politiques qui véhiculent des messages et se livrent à des mises en scène, on peut observer des hommes et des femmes politiques se mettre en avant. Déjà avec Sarkozy, par exemple, on remarquait cette propension à se mettre en scène, comme avec ses séances de jogging, bien que cela ait été moins flagrant sous Hollande. Il est indéniable qu'il y a une dimension "instagrammable" dans la manière dont ce personnel politique se met en avant, piégé par l'image qu'il souhaite projeter de lui-même. Cela rappelle les adolescents préoccupés par leur esthétique ou leur physique, cherchant à séduire et à susciter l'admiration, comme en témoignent les incessants clins d'œil de Macron. Nous semblons avoir atteint le niveau le plus bas de l'« instagrammisation », où même des personnalités telles qu'Olivier Véran, qui abandonne sa carrière médicale pour se tourner vers la médecine esthétique, participent à cette dynamique.

Cette évolution révèle la vacuité de nos sociétés et soulève des questions éthiques importantes. En glorifiant la chirurgie esthétique, les injections et autres pratiques de transformation corporelle, nous promettons une suresthétisation souvent synonyme d'uniformisation. Nous sommes plongés dans l'ère du vide, telle que Lipovetsky l'a décrite dans les années 90, où le superficiel prime sur tout. Cette situation est d'autant plus problématique que des adolescents et des adolescentes, déjà fragilisés par des complexes physiques, peuvent être influencés négativement. Instagram, véritable boîte de Pandore, expose à des dérives et des pièges psychologiques liés à l'image corporelle.

Le plus alarmant est de constater que ces acteurs politiques, malgré leur âge avancé, succombent aux mêmes pièges sans aucune réflexion éthique. Cela témoigne d'un problème grave, loin d'être anodin. Car ce n'est pas vers le bien-être que ces individus se tournent, mais vers une quête de sur-être, une démarche profondément préoccupante.

Gilles Lipovetsky : Sur fond de défiance  abyssale de la population française à l'endroit de la politique politicienne ,  ces photos expriment  la montée en puissance de la  société  néolibérale et hyper individualiste. Ce nouveau monde est celui qui valorise la compétition, la concurrence et le rôle des individus dans la construction du progrès et la marche de la société. Ces images sont  bien évidemment une figure de la personnalisation du pouvoir : mais ce processus en lui même   n'est pas nouveau. IL existait déjà  avec  Staline ou Hitler par exemple. Mais aujourd'hui   on est aux antipodes de cette logique: dans l'entre-deux guerres , la mise en avant de la personne du Chef suprême n'était pas celle de sa singularité subjective; elle exprimait l’âme du peuple ou de la Nation se concrétisant dans la personne de l'Egocrate. Alors qu'ici c'est déconnecté de tout cadre collectif . Ce qui est montré c'est un trait de personnalité .Cela fait écho à nos sociétés qui reposent de plus en plus sur la compétition et valorisent la personnalité singulière.  Et pour gagner une compétition, il faut se battre, se montrer pugnace, ne pas avoir peur de prendre des coups. 

Du coup je résiste à l'idée de considérer cette communication  comme étant de type  narcissique c'est à dire auto-référentiel. Elle n'a rien à voir avec la fièvre de  l'expression de soi sur les réseaux sociaux qui elle est réellement narcissique: Moi et moi seul , bronzé,   sur la plage, au restaurant, en voyage. Rien d'autre que soi. Alors que l'image de la force , les muscles, les coups de poing de Macron servent à crédibiliser ses déclarations politiques, à donner l'image d'un chef qui ne reculera pas devant l'usage de la force, qui est déterminé  et  n'est pas faible.Tout sauf un dirigeant dont la main tremble.  Elle vise à donner de la chair à un message politique au travers d'un tempérament qui n'a pas peur de l'épreuve de force. Et cela doit   être  rattaché à une société dans lesquelles s'est  effondré  la foi dans les grandes idéologie politiques et la confiance dans les partis. Dans ce contexte ce sont les qualités de la personne qui comptent le plus et doivent être mises en avant. Bien sûr, ces photos de boxe reprennent les codes psychocorporels  de la culture néo-narcissique; toutefois ce n'est pas afin de séduire l'électorat, mais seulement afin de parler un langage contemporain direct  et musclé. Le corps du Président n'est pas mis en scène pour plaire et être admiré , mais pour convaincre. E. Macron veut casser l'image d'un Président enfermé dans une bulle de discours policé: pour cela il met en scène son corps, ses "grimaces", ses muscles. On peut parler en ce sens d'une certaine instrumentalisation de la culture narcissique  à des fins politiques et géo-stratégiques.

L’inspiration leur vient-elle selon vous de mises en scène virilistes à la Poutine ou d’une esthétique plus occidentaleinstagramo-tindero-grindr ?

Gilles Lipovetsky : Davantage de l’esthétique occidentale instagramo-tindero-grindr. Je pense que Poutine a lui-même copié des codes à l’Occident quand il s'est prêté à cette personnalisation viriliste. Mais en France encore une fois, pour comprendre le fondement de cette communication, il faut s’intéresser au phénomène de fond qui est la défiance généralisée des Français envers à peu près  tout. Quand les Français n’ont plus confiance en rien - dans l’exécutif, le Parlement,les partis,  la police, les médias - que reste-t-il ? L’individu. D’ailleurs, dans les attentes des Français au sujet de leurs dirigeants, ce qui est plébiscité c'est  l’authenticité et la sincérité, autrement dit des qualité individuelles.

Virginie Martin : Tous les chefspolitiques, en effet, cherchentà projeter une image de force à travers leur corps. Le jeu de la représentation par la photographie est indéniablement un enjeu majeur dans le monde politique. Le corps devient alors un instrument de pouvoir, élevé au rang d'objet de communication politique. Il est modelé et façonné tel une statue, une icône héroïque. Poutine excelle dans cette pratique, tout comme Macron, qui s'est toujours inscrit dans cette dynamique. Cette mise en scène vise à immortaliser le leader, à le rendre quasi divin. Les corps mortels et immortels se confondent, conférant au chef politique une aura de super-héros destiné à sauver le monde et à obtenir l'adhésion unanime. Ainsi, le corps devient un outil de pouvoir, et par le biais de l'image photographique, on pourrait dire qu'Emmanuel Macron répond à Poutine, même si cette pratique était présente chez lui bien avant les événements en Ukraine. En ce sens, Macron adopte une posture "poutinesque" depuis longtemps, bien avant l'implication de Poutine dans la crise ukrainienne.

Emmanuel Macron a parfois suscité l’étonnement ou les critiques dans certaines mises en scène qualifiées d’homo érotiques, lors d’une visite à Saint-Martin notamment. Qu’est ce que ces épisodes nous disent du regard porté par notre société sur le genre, aussi bien dans le regard des observateurs que dans l’esprit ou le comportement des acteurs publics ?

Virginie Martin : Il est indéniable qu'il existe une forme d'érotisation, qu'elle soit hétérosexuelle ou avec des nuances plus ou moins gay. Les gens projettent souvent des fantasmes sur un corps exposé, et cela ne peut être empêché. Certaines photos, comme celles de Poutine ou d'Emmanuel Macron par exemple, semblent délibérémentérotisées. Les clins d'œil capturés en images, les muscles saillants, tout cela suscite des commentaires souvent teintés de séduction, ne restant pas insensibles au charme supposé du président. Cette mise en scène érotique est parfois associée à l'idée que le pouvoir lui-même est érotique, bien que cela reste discutable. Personnellement, je pense qu'un président de la République devrait adopter une mise en scène plus sobre, s'abstenant de provoquer une érotisation potentielle. Je ne suis pas convaincue que cela fasse partie de ses fonctions ou des attentes à son égard. Ce comportement peut découler d'un narcissisme politique ou personnel, mais cela ne me semble pas nécessaire. Cette tendance à l'érotisation du politique risque de désacraliser la fonction présidentielle et peut-être même de conduire à une surenchère esthétique. Il est possible de se mettre en scène de manière officielle sans recourir à une telle forme d'érotisation. Bien que cela soit une pratique répandue, notamment chez Poutine et Macron, cela ne justifie pas sa nécessité pour un chef d'État.

Gilles Lipovetsky : Autant il y a une profonde  méfiance  des Français envers la vie politique,  autant ils sont de plus en plus ouverts sur le droit des LGBT. D’ailleurs, notre premier ministre reconnait ouvertement son homosexualité. Il y a, sur ces points, un libéralisme des moeurs extraordinaire. Il n’y a plus d’exclusion ou de rejet rédhibitoire à ce sujet. Dans la publicité par exemple, on voit de plus en plus de photos qui ont une connotation gay et parfois "trans". La tolérance au sujet des "différences" est de plus en plus manifeste en particulier chez les jeunes. Mais je ne qualifierai pas ces photos "d'homo-érotiques". Elles relèvent d'avantage à mes yeux des codes du training performantiel, de l'imaginaire de la culture corporelle et sportive.

Ces photos s’inscrivent aussi dans l’imagerie « gros muscles et combats à mains nues » déployée par les milliardaires américains, Elon Musk, Mark Zuckerberg, Jeff Bezos. Quel diagnostic psychologique et sociologique en tirer ?

Gilles Lipovetsky : Nous sommes entrés dans un univers où le marché est roi. Certains des Big Five ont une capitalisation supérieure aux PIB de certains États. Ces entreprises se livrent à une compétition acharnée, elles cultivent  un discours de combat qui appelle à la mobilisation des hommes en vue des performances à accomplir . Il faut montrer son intelligence, sa motivation, sa combativité. Les mises en scène des hommes que vous citez sont la transcription, à l’échelle de la communication, du combat quotidien qu’ils mènent en tant que chefs d’entreprise. Et au demeurant, Macron, comme ces grands chefs d’entreprise, vient de chez Rothschild. L'âge cool est derrière nous: nous sommes dans une logique darwinienne qui fait gagner les plus forts et appelle la lutte, le combat, la détermination totale des élites.

Virginie Martin : Il semble que même après avoir atteint le succès financier, la force, l'invincibilité et même la richesse extrême, la quête d'immortalité persiste. C'est une constante dans l'histoire. Elon Musk et certains acteurs américains, à travers des performances physiques incroyables, cherchent également cette immortalité. Ce désir dépasse les simples domaines de l'argent, de la réussite professionnelle oudu physiquecompétitif. Les standards de la famille parfaite ou les voyages exotiques ne suffisent plus. Même l'exploration de Mars n'est pas suffisante. Il semble qu'une culture de l'absolu, une vie quasi divine à la manière des dieux de l'Olympe, soit désirée.

Il est regrettable que nos leaders économiques, financiers, entrepreneuriaux et politiques aient si peu à offrir sur le plan intérieur. Ils sont tombés dans les mêmes travers que les figures de la télé-réalité, dépourvus de véritable substance. Cette situation soulève des questions fondamentales sur le bonheur, le bien-vivre, et une vie équilibrée. Est-ce que le vrai bonheur ne réside pas dans la tranquillité, dans une vie plus sereine ? Malgré cela, nous sommes confrontés à une quête incessante de performances et de capitalisation sur tous les aspects de la vie, sans savoir si cela est lié au capitalisme. Nous capitalisons sur le corps, la famille, la propriété, l'argent, l'exploration spatiale... Quel est ce délire ? Est-ce là la vraie vie ? Ces figures censées être des modèles pour le grand nombre devraient peut-être se taire si elles n'ont que cela à nous offrir.

Les polémiques sans fin déclenchées par la publication d’une photo retouchée de Kate Middleton montrent que les images peuvent devenir aussi dangereuses que les paroles tant notre société est marquée par la défiance vis-à-vis des personnalités publiques. Qui est le plus déraisonnable : leaders et personnalités publiques enclins à la manipulation ou commentateurs et citoyens prompts à déclencher des tempêtes pour tout et pour rien ?

Gilles Lipovetsky : Pourquoi ces photos déclenchent-elles des tonnes de discussion ? Parce que les citoyens  sont désorientés. Il n’y a plus de repères. les jeux politiciens ennuient nombre de gens. La marche du monde nous échappe. De plus en plus de dimensions semblent hors de notre prise.… En revanche, sur des choses comme des photos, des faits-divers ou sur les toilettes de Brigitte Macron, chacun a un point de vue et aime l'exprimer. C'est "proche " de nous. Ca nous parle. C'est une manière de montrer une certaine autonomie personnelle, un point de vue qui nous est propre, notre subjectivité.

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