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Le web, arme majeure du djihad islamiste 2.0
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Post 11 septembre

Une douzaine de personnes interpellées vendredi lors d'un coup de filet dans les milieux islamistes devraient être présentées devant le juge en vue de leur mise en examen ce mardi. Spécialiste de l'islam, Gilles Kepel revient sur cette nouvelle génération de djihadistes.

Gilles Kepel

Gilles Kepel

Gilles Kepel est politologue, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain. Il est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et membre de l'Institut universitaire de France.

Il est l'auteur de Passion arabe : Journal 2011-2013, qui a reçu le Prix Pétrarque du meilleur essai de l'année, décerné par France Culture et le journal Le Monde. Plus récemment, Gilles Kepel a publié Terreur dans l'hexagone : Genèse du djihad français aux éditions Gallimard. Celui-ci vient d'être récompensé du prix de la Revue des Deux Mondes.

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Atlantico : Claude Guéant a annoncé ce lundi qu’il avait ordonné l'expulsion de trois imams radicaux et deux militants islamistes étrangers. Cette annonce fait suite au coup de filet de vendredi dans les milieux islamistes de plusieurs villes de France, dans lequel figurait notamment Mohamed Achamlane, leader du mouvement islamiste radical Forsane Alizza. Qui sont ces militants islamistes radicaux ?

Gilles Kepel : Forsane Alizza signifie « Les cavaliers de la fierté » en arabe. Le mot « forsane » (« cavaliers ») est très connoté car il fait référence dans la mouvance au pamphlet du leader d’al Qaïda al-Zawahiri intitulé « Les cavaliers sous la bannière du prophète ». Il s’agit du manifeste mis en circulation un an avant le 11 septembre. Par conséquent, lorsqu’on s’appelle Forsane aujourd’hui cela n’est pas sans signification implicite. Dans mon livre Quatre-vingt-treize je les ai qualifiés de « cyberjihadistes »  car ils mettent en scène une sorte de jihad virtuel contre les « impies » français –  sans passer toutefois à la violence au-delà de l’intimidation en forme de frime…

Forsane Alizza est un groupe créé par Mohamed Achamlane plus connu sous deux pseudonymes différents :

  • Cheikh Abou Hamza, qui fait allusion à Abou Hamza al-Masri, porte-drapeau du salafisme djihadisme égypto-britannique, emprisonné après le 11 septembre.
  • Cortex, un pseudonyme issu de l’univers des dessins animés : Minus et Cortex, produit par Marvel Comics, raconte l’histoire de deux souris de laboratoire dont l’une – Cortex – se réveille tous les matins en disant : « On va conquérir le monde ». Les jeunes de quartiers aiment beaucoup ce cartoon.

Au final, Forsane Alizza ne correspond qu’à quelques dizaines de personnes. Ceux qui se réclament du djihad international les considèrent d’ailleurs soit comme des hurluberlus soit comme des agents manipulés et la plupart des salafistes les méprisent - certains les ont même surnommés « forsane al pizza » ! Ils n’ont pas véritablement d’impact social : dans l’enquête que j’ai menée l’an dernier à Clichy-Montfermeil, personne ne savait qui ils étaient.

Reste qu’à notre époque, faire de la provocation au djihad sur le web pose question. Leur impact de masse reste nul, mais quelle est leur influence sur les esprits faibles ?

Le djihadisme d’aujourd’hui passerait donc essentiellement par Internet ?

Nous ne sommes plus du tout dans la logique du début des années 2000 qui étaient dominées par le système pyramidal d’al-Qaïda où des ordres venus du Pakistan ou d’Afghanistan exigeaient de faire sauter les tours de New York, détruire les trains madrilènes ou faire exploser le métro et les bus londoniens. Ben Laden est mort. La machine de guerre occidentale a su remonter les filières et assécher les comptes en banque. Ils ont réussi à détruire les infrastructures d’un réseau clandestin qui voulait faire la guerre à l’Occident.

Nous nous trouvons désormais dans ce que j’appelle le « djihadisme de troisième génération ». La première génération correspondait au djihad contre les Russes en Afghanistan, dans les années 1980. La deuxième à l’Al Qaïda de Ben Laden et al-Zawahiri qui culmine avec le 11 septembre, en donnant le sentiment qu’ils sont les maîtres du monde grâce à leur impact sur la société du spectacle, mais qui au final se solde par un échec politique à mobiliser les masses.

Le maître à penser de ce djihadisme de troisième génération est un Syrien que Bachar el Assad viendrait de libérer : Abou Moussab Al-Souri, un ancien soutien du GIA algérien qui a rejoint al Qaïda. Il a considéré, dès le milieu des années 2000, que le rapport de forces entre al Qaïda et l’Occident était en faveur de ce dernier et qu’il fallait opter pour une autre méthode.

Forsane Alizza met en scène – fût-ce de manière involontairement caricaturale - ce djihadisme de troisième génération à la fois dans son développement via Internet et par son côté « Mickey Mouse ». Leur existence passe quasiment exclusivement par le web. Lorsque vous vous rendez sur leur site comme j’ai pu le faire, vous vous trouvez avec une musique tout droit sortie de X-men ou avec « Cortex » qui se représente en train de piétiner et de brûler le code pénal en hurlant des imprécations entouré de la police, avant une scène de jihad quelque part en Irak ou ailleurs. Il s’agit donc d’une incitation à la haine spectaculaire, mais sans aucun passage à l’acte. Leur arme est leur web cam.

Le monde du web 2.0 correspond au monde du djihad de troisième génération : ce n’est plus une organisation de type al Qaïda, mais une « méthode » comme l’appelle al- Souri. Les membres sont formatés puis « déclenchés » ou s’auto-déclenchent ; on ne sait pas. On ne sait ainsi pas pourquoi Mohamed Merah a été activé.

Vous voulez dire que Mohamed Merah fait partie d’un réseau ? Il ne serait pas un « loup solitaire » ?

Je ne crois pas du tout à la thèse du loup solitaire. Merah a été formaté. Même s’il a pu ne pas être complètement pris en main, on ne voyage pas tout seul comme il a pu le faire avec un simple RSA. Il ne portait pas la barbe, il allait en boîte… il y a bien eu quelque chose qui a déclenché le fait qu’il ait décidé de tuer des Français de confession musulmane pour deux d’entre eux au moins et qu’il ait ensuite tué des juifs en criant « Allah akbar » tout en filmant ses crimes afin de les mettre en ligne .

Seriez-vous en train de rejoindre les « complotistes » ?..

Je suis trop vieux pour être « complotiste » ! Mais je suis préoccupé qu’un homme traité à un haut niveau par la DCRI jusqu’en novembre 2011 ait pu commettre cet attentat. Il s’agit tout de même de personnes très compétentes qui ont empêché depuis 1995 tout attentat en France. Malgré mes trente ans de métier à étudier les phénomènes islamistes, je ne comprends pasque les services français aient pu avaler les photos que Mohamed Merah leur aurait présentées pour expliquer ses vacances en Afghanistan pour chercher une épouse, comme cela a été avancé…

Pour revenir au « djihadisme de troisième génération », comment s’effectue précisément l’utilisation d’Internet ?

C’est à travers le web que se forme la conscience. La police a réussi à démanteler le djihadisme de deuxième génération, qui fonctionnait selon des filières qu’elle parvenait à remonter. Avec le djihadisme de troisième génération, c’est plus compliqué. Les mesures annoncées par Nicolas Sarkozy – a priori impraticables juridiquement – et qui visent l’utilisation du web sont à tout le moins la traduction qu’il y a un problème.

Existe-t-il aujourd’hui une menace réelle en France liée à ce nouveau type de djihadisme ?

La question sécuritaire est bien entendud’importance. Mais la question centrale est sociale : si les actes de terrorisme de Khaled Kelkal à Paris, en 1995, sont restés sans suite c’est parce que l’horreur des attentats a suscité un tel rejet chez nos compatriotes, notamment ceux qui se réfèrent à l’islam, qu’ils ont créé des anticorps face à ce péril. C’est tout le processus d’intégration qui était menacé par le terrorisme, pour une génération qui avait surmonté le racisme, le chômage, et trouvé sa place en France.

Aujourd’hui se pose la question de savoir si nous nous trouvons effectivement toujours dans cette même situation ou si le chômage a atteint une telle ampleur que ce n’est plus tenable et que l’identification aux valeurs de la France est trop faible pour susciter les mêmes anticorps qu’il y a quinze ans. Dans les zones urbaines sensibles, un jeune non scolarisé sur deux âgé de 15 à 24 ans est au chômage. Merah avait 23 ans et en venait.

Si j’ai intitulé mon dernier livre « Quatre-vingt-treize », c’est évidemment en référence au département, mais aussi au dernier ouvrage de Victor Hugo intitulé ainsi. Il l’a écrit juste après la Commune de Paris : il parle de la fragmentation de la nation entre les « blancs » et les « bleus ». La question que je me pose est dans quelle mesure la déréliction des banlieues pauvres a créé des « Misérables» de la société post-industrielle qui mène vers une fragmentation irrémédiable de notre corps social, traduite par des replis identitaires ?

La campagne présidentielle actuelle a hystérisé la question sociale avec la polémique sur le halal, ou l’a refoulée. Or c’est le vrai enjeu du prochain quinquennat. Je rappelle qu’en mai 1981 François Mitterrand a été élu dans la ferveur. Mais qu’en juillet de la même année explosait le quartier des Minguettes dans la banlieue de Lyon et que depuis lors se pose la question irrésolue de la crise des banlieues.

Que pensez-vous de la polémique liée à l’interdiction de territoire de certains prédicateurs, à l’occasion du congrès annuel de l’UOIF qui se tiendra de ce vendredi à lundi ?

Cette organisation avait été il y a neuf ans l’objet de toutes les attentions de Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur, qui y était venu « en ami » en 2003, l’année où il créait le Conseil Français du Culte Musulman, dont l’UOIF serait un pilier. Il faut croire que sa perception s’en est altérée – d’autant que parmi les prédicateurs interdits, certains étaient des intervenants réguliers au congrès annuel, comme le Saoudien Abdallah Basfar.

L’UOIF appartient au deuxième âge de l’islam de France, l’âge des frères et des blédards. Ce n’est plus l’enjeu majeur d’aujourd’hui. L’enjeu ce sont les jeunes générations nées et éduquées en France dans lesquelles se trouve  le « troisième âge » de l’islam de France, qui est en train de passer directement au politique, parfois en socialisant sa radicalité dans le jeu électoral, soit en s’alliant à divers mouvements de gauche ou d’extrême-gauche, ce qu’on nomme « l’islamogauchisme » , soit en privilégiant la droite, ainsi par exemple de l’Union des Associations Musulmanes du 93 qui a formé un lobby qui s’efforce de négocier des voix de fidèles  qui se seraient portées sociologiquement à gauche mais que la satisfaction de revendications du conservatisme religieux  ferait basculer dans l’autre camp.

Il faut voir si le système politique réussira in fine à les digérer – comme il a digéré en son temps le communisme ou les Ligues. Cela prendra certainement du temps – mais pour la grande majorité de ceux qui votent dans les quartiers pauvres et sont issus de familles musulmanes, le choix se porte sur des partis politiques nationaux, et non des partis communautaires. Pour conforter cette tendance, il me semble important que nous ayons des députés issus de ces populations, sans quoi le pays réel et le pays légal entreront en conflit…

Propos recueillis par Aymeric Goetschy

Sur ce même sujet, lire les derniers ouvrages de Gilles Kepel : 

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