La violence politique : le nouvel avatar de la crise démocratique <!-- --> | Atlantico.fr
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Des élus locaux lors d'un rassemblement de l'AMF.
Des élus locaux lors d'un rassemblement de l'AMF.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Luc Rouban publie "Les racines sociales de la violence politique" aux éditions de l’Aube. Entre 2021 et 2022, les agressions contre les élus ont augmenté de 32 %. Chaque année, 12 % des personnels de l’Éducation nationale disent avoir été victimes au moins une fois de menaces ou d’insultes. Comment expliquer le basculement de la France dans cette nouvelle violence politique ? Et comment en comprendre la nature ? Extrait 1/2.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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L’une des caractéristiques de la nouvelle crise démocratique tient à l’émergence d’une violence politique originale. La violence politique a toujours existé et s’est régulièrement manifestée dans les journées révolutionnaires comme dans les activités des groupes anarchistes avant la Première Guerre mondiale ou des mouvements d’extrême droite d’avant la Seconde Guerre mondiale. Elle reste également associée aux mouvements sociaux de grande ampleur qui secouent régulièrement la Ve République dans les heurts qui opposent les manifestants aux forces de police. Cette confrontation a progressivement évolué puisqu’elle a échappé aux syndicats, jusque-là gardiens d’une « règle du jeu » de la modération, au profit non seulement de groupes internationalisés de black blocs, mais aussi d’initiatives individuelles désordonnées. Elle a également évolué au sens où l’on a vu se développer de véritables stratégies de lutte urbaine conduisant, notamment lors du mouvement des Gilets jaunes, à détruire non seulement le mobilier urbain, mais également à s’en prendre à certains symboles de l’État comme l’arc de Triomphe puis aux mai ries, voire aux écoles, comme ce fut le cas en juillet 2023. Elle a encore évolué dans son intensité, puisqu’à l’utilisation d’armes par destination de la part des manifestants a répondu la militarisation de l’équipement et des doctrines des forces de l’ordre, une évolution qui a conduit à augmenter sensiblement le nombre de blessures graves de part et d’autre tout en respectant la dernière limite qui est celle de l’homicide volontaire et qui signerait alors le passage à un acte de guerre civile.

Cette radicalisation de la violence qui conduit presque en décembre 2018 au retour des journées émeutières de 1830 ou de 1848, mais en l’absence de doctrine politique d’opposition construite, n’est cependant que l’aspect le moins inquiétant de cette nouvelle violence. Celle-ci se présente également comme un mode d’interaction de plus en plus fréquent avec le personnel politique comme avec les fonctionnaires et les services publics. C’est bien la crise de l’institution qui la nourrit et transforme l’échange politique en échange inter-individuel où la revendication morale prend le dessus sur la revendication sociale ou économique.

Une violence politique qui se dépolitise

Le recours à la violence, qu’elle soit verbale ou physique, dans l’interaction avec les autorités publiques est devenu très fréquent depuis le début des années 2000. Les témoignages se sont multipliés à l’infini lorsqu’il est question d’insultes sur les réseaux sociaux, souvent à caractère sexiste lorsqu’il s’agit de femmes, de taguages de permanences de députés, voire d’at teintes aux biens personnels des maires de petites communes rurales dont on crève les pneus de la voiture sans parler des classiques courriers anonymes proférant des menaces de mort. L’Association des maires de France (AMF) a d’ailleurs créé en 2022 un observatoire des agressions envers les élu(e)s qui a enregistré 233 témoignages d’agressions de toutes natures pour les six premiers mois de 2020 contre 198 un an plus tôt. Le 10 mai 2023, la démission de Yannick Morez, maire de Saint-Brévin-les-Pins, épuisé par une véritable campagne d’intimidation menée par des groupes d’extrême droite étrangers à la commune et protestant contre le déménagement d’un centre d’accueil pour migrants, a suscité une émotion nationale. Son cas est à la fois exemplaire et atypique. Exemplaire, car il exprime la volonté de retrait de nombre d’élus locaux qui ne souhaitent plus se faire réélire en fin de mandat. On peut ainsi constater que la recherche de candidats dans de petites communes rurales, qui ne disposent pas d’un appareil administratif permettant de se protéger des administrés, devient de plus en plus difficile. Mais le cas de Yannick Morez reste assez largement atypique dans la mesure où les agressions dont il a été l’objet sont liées à des prises de position militantes contre ses décisions. Or dans l’immense majorité des cas, on observe plutôt une violence dépolitisée, sans relation avec un engagement militant, sans parole politique, sans justification intellectuelle, même sommaire. Celle-ci devient l’expression ordinaire d’un mécontentement passager, d’une impatience face à un aménagement urbain défectueux, d’une incompréhension des règles de droit que l’on aimerait voir être adaptées à son cas personnel. Le contexte de violence qui entoure les élus locaux n’est que rarement le résultat d’une opposition partisane puisque les maires des petites communes sont avant tout des gestionnaires élus sur des listes sans étiquette où la personnalisation joue beaucoup.

À ce titre, la dégradation de la situation a été très rapide. En 2019, dans le cadre d’une enquête menée au Cevipof pour l’AMF, un certain nombre de maires s’étaient déjà plaints du comportement de leurs administrés lorsqu’ils et elles évoluaient les difficultés de leur mandat. Mais on en restait très généralement à l’observation d’un manque de reconnaissance ou d’incivilités, sans que la violence dépasse le niveau de com portements désagréables. Les maires interrogés soulignaient : « Les incivilités diverses sur lesquelles je n’ai pas vraiment de solutions. Je trouve que les habitants sont de plus en plus exigeants et attendent tout de la collectivité » (femme, 66 ans, ancienne cadre du privé, commune de 2 600 habitants, Alpes-Maritimes) ; « les incivilités et les dégradations qui restent à la marge dans une petite commune » (homme, 71 ans, ancien technicien du privé, commune de 394 habitants, Cher) ; « le fait de devoir écouter et essayer de répondre aux exigences des habitants lesquels ne savent plus parler entre voisins » (homme, 61 ans, cadre dans l’industrie, commune de 727 habitants, Pas-de-Calais) ».

Néanmoins, on remarquait que les langues se déliaient et qu’un certain nombre d’enquêtés faisaient clairement état de violences verbales, voire physiques, ou de menaces contre leurs familles. On a pu alors les entendre dénoncer : « Le com portement des personnes envers mes enfants. Les violences physiques et verbales et la menace de mort dont j’ai été victime » (femme, 41 ans, cadre dans le privé, commune de 2 860 habitants, Loire-Atlantique ». Ces témoignages relient assez souvent la question des violences avec un État de droit qui ne fonctionne pas réellement sur le terrain, soit par défaut de l’État, soit par l’utilisation d’une menace juridique permanente. Citons l’un d’entre eux : « Danger juridique permanent (8 procédures, maltraitance par des opposants pervers). Aucun soutien de la justice. Insultes, violences physiques, un croisé en terre hostile » (homme, 62 ans, cadre de la fonction publique de l’État, commune de 2 600 habitants, Gironde). Et on ne peut passer sous silence ce témoignage très significatif de la relation entre un contexte de violence et l’affaiblissement de l’État dans les faits sinon dans les normes et les discours : « La plus grande insatisfaction c’est celle de me retrouver seul devant des problèmes ou des situations délicates, abandonné par les services de l’État que sont, dans les cas évoqués, Monsieur le Préfet ou son représentant et la gendarmerie. Il est rageant d’avoir dans les mains un texte de loi qui apporte la solution à notre problème et de voir que le préfet refuse de l’appliquer ; comme il est révoltant de constater que dans un contexte de violence la gendarmerie tourne le dos aux actes d’agression subis et ne relatent même pas dans leur rapport (sic) les tentatives d’homicide dont le maire a fait l’objet en présence de ces mêmes gendarmes. Le maire est-il le premier ou le dernier maillon des services de l’État ? En tout état de cause, il fait partie de cette chaîne dont tous les maillons doivent être solidaires les uns des autres. Que nous demande t-on à nous maires, sinon d’être solidaires des actions de l’État ? Pourquoi cette solidarité ne fonctionne-t-elle que dans un sens ? » (homme, 70 ans, agriculteur, commune de 111 habitants, Gers).

Sur les 4 449 maires qui avaient répondu à l’enquête, 17 utilisaient expressément le terme de « violence » dans cette question ouverte alors que 70 parlaient d’agressions verbales ou physiques. On peut sans doute trouver ces proportions très réduites, mais elles indiquent une dégradation de la relation que les administrés entretiennent avec leurs élus qui ne sont plus à leurs yeux des notables imposant le respect, mais de simples prestataires de services plus ou moins inefficaces et inutiles. De tels comportements n’avaient presque jamais été signalés vingt ans auparavant ou seulement dans le cas de conflits communautaires très spécifiques, notamment avec les gens du voyage, et se trouvaient traités de manière pénale sans s’inscrire sur le registre politique.

Paradoxalement, la violence est parfois justifiée par certains maires qui dénoncent le fait de ne pas être entendus et de ne pas voir leurs difficultés pratiques prises en considération.

On rejoint ici totalement le discours des Gilets jaunes ou des manifestants de 2023. La violence est le résultat d’un dia logue de sourds et d’une forme d’autisme institutionnel que l’on retrouve partout présent au cœur de cette nouvelle crise démocratique. On peut retenir ces propos d’un maire, qui est cadre en activité et n’appartient nullement à des groupes d’ultragauche ou d’ultradroite : « Autre problème primordial, la baisse importante des dotations de l’État et des fonds de péréquation départementaux. C’est catastrophique, profondément injuste et pour tout dire “dégueulasse”. En effet, les communes ont perdu 30 % de celles-ci, voire plus pour le département, qu’elles soient riches ou pauvres, qu’elles aient une école publique à faire vivre et entretenir, ou qu’elles n’en aient pas. Aujourd’hui, une commune nouvelle peut percevoir quatre fois plus de dotations, par habitant, que ma commune, alors qu’elle a un revenu fiscal/habitant supérieur de moitié, et sans école publique. C’est honteux, indigne d’un pays comme la France, avec ses valeurs de Liberté, Égalité, Fraternité. On affiche ces maximes, mais nos dirigeants ne les appliquent pas. Seule la violence les fait réagir, ce qui est terriblement inquiétant. Des solutions existent, elles ont été proposées, y compris par moi-même, mais les gouvernements y sont sourds, tout comme l’AMF. Plusieurs milliers de communes en France en souffrent, pénalisant leurs habitants, qui, pourtant, devraient être égaux » (homme, 60 ans, cadre du privé, commune de 334 habitants, Maine-et-Loire). 

Ce témoignage est donc édifiant à plus d’un titre. Non seulement il évoque une forme d’éloignement de l’État face aux problèmes concrets et quotidiens d’un maire, ce que l’on va également retrouver dans bon nombre de protestations de citoyens ordinaires, mais il montre aussi que même un élu issu d’une catégorie sociale supérieure commence à parler de violence pour se faire entendre. On mesure ici très précisément une évolution qui est passée sous le radar de l’analyse du populisme. Il devient de plus en plus difficile de décrire de telles représentations comme étant populistes tout simple ment parce qu’elles font référence au registre de la violence et à l’impossibilité de se faire entendre. Elles ne sont pas uniquement le fait de personnes d’origines modestes et n’appellent nullement au recours d’un chef charismatique au-dessus des considérations légales ou constitutionnelles, deux caractéristiques qui permettent d’identifier le populisme historique. On se trouve en présence d’une décomposition du rapport entretenu avec les institutions.

Selon le ministère de l’Intérieur, 2 265 plaintes ou signalements de violences verbales ou physiques à l’encontre d’élus ont été enregistrées en 2022, ce qui est peu en soi, puisqu’il existe environ un demi-million d’élus en France. Mais cela constitue une augmentation de 32 % par rapport à 2021. La multiplication des actes violents peut être évidemment remise en cause, car leur comptabilité est nécessairement approximative, voire inexacte, puisque tous les élus concernés ne portent pas plainte ou ne signalent pas des actes violents. Inversement, on peut aussi penser que la propension à porter plainte est d’autant plus grande que les préfectures et le ministère de l’Intérieur ont mis en place des dispositifs de suivi ou de sensibilisation, que la législation a évolué pour mieux protéger les élus et que le débat, en devenant public, crée une incitation à le faire. Mais que la sensibilité à de tels actes ait augmenté ou que la violence bénéficie d’un filtrage cognitif ne change rien sur le fond, car la politique se fait avec des représentations plus qu’avec des données empiriques. Le fait que cette nouvelle violence politique soit sans doute surexposée dans les médias et mise en scène signifie seulement qu’elle est désormais constitutive d’un « problème » à résoudre et d’un doute sur la qualité des relations sociales. Le registre de la violence est devenu le symptôme d’une décomposition du rapport aux institutions. Il est activé autant par des administrés dans des collectivités locales qui le considèrent comme le dernier ou le seul recours pour que leurs intérêts soient protégés ou leurs demandes satisfaites que par des manifestants excédés de la surdité au moins relative des autorités publiques. Cela veut dire que du bas en haut de la chaîne de décision apparaissent des ruptures de confiance et la désignation de l’interlocuteur comme un adversaire aux intérêts divergents ou aux intentions hostiles.

Pour retrouver l'entretien de Luc Rouban sur Atlantico à l'occasion de la publication de son livre : cliquez ICI

Extrait du livre de Luc Rouban, « Les racines sociales de la violence politique », publié aux éditions de l’Aube

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