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Sandrine Rousseau a répété que l'interdiction de CNews devait être envisagée.
Sandrine Rousseau a répété que l'interdiction de CNews devait être envisagée.
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Refus de débattre et pulsions de censure

La posture de la gauche radicale témoigne d’une tentation autoritaire, de la tentation d’utiliser le pouvoir pour imposer sa conception du Vrai et du Bien.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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 Basile Ader

Basile Ader

Basile Ader est avocat au barreau de Paris, spécialiste du loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, en particulier de la diffamation en droit français. Il est l'avocat historique du groupe Amaury (L'Équipe et Le Parisien), de Radio France et de la Fédération de la presse. Il est par ailleurs directeur de la rédaction des revues Légipresse et Légicom. Il est l’avocat d’Atlantico dans l’affaire des écoutes de Patrick Buisson.

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Atlantico : L’eurodéputé Raphaël Glucksmann, tête de la liste de l’alliance PS/Place Publique aux européennes, ne participera pas au débat organisé par la chaîne CNews le 30 mai prochain. « CNews n’est pas une chaîne d’information comme une autre, c’est une chaîne d’opinion qui promeut des thématiques d’extrême droite », déclare Raphaël Glucksmann ce dimanche 17 mars sur BFMTV. Il ne souhaite pas « cautionner une chaîne qui promeut une idéologie que je juge extrêmement dangereuse. » Sandrine Rousseau, quant à elle, a appelé sur Sud Radio à la fin de CNews. Outre ces exemples, la gauche radicale a-t-elle abandonné de combattre à la loyale au fur et à mesure qu’elle perdait son magistère culturel ? Pourquoi cette panique morale ?

Eric Deschavanne : Ces propos sont en effet un symptôme de faiblesse politique. Le choix du sectarisme témoigne d’une impuissance à rassembler, à s’adresser à tous. La posture convient parfaitement à Sandrine Rousseau, laquelle incarne la gauche radicale. Raphaël Glucksmann ambitionne de reconstituer la gauche modérée, mais il est victime de l’actuelle structure ternaire du champ politique : l’existence d’une force centrale repousse la gauche et la droite vers les extrêmes. L’un des facteurs d’explication de ces propos est sans doute la concurrence interne au sein de la gauche. Celle-ci étant fragmentée et dominée par LFI, les différents courants, qui doivent se partager une part du marché électoral toujours plus réduite, sont contraints de surenchérir dans le sectarisme du discours.

Plus en profondeur, cette dérive sectaire a trois explications. En premier lieu, la force d’inertie de la « gauche morale ». C’est l’élément de continuité. Depuis 1945, la gauche incarne à ses propres yeux le camp du Bien, la droite étant toujours suspecte de pactiser avec le Diable. « Tout anticommuniste est un chien » écrivait Jean-Paul Sartre. De Gaulle lui-même était accusé de fascisme. L’émergence du Front national, dans les années 80, a permis à la gauche de faire de la dénonciation morale du racisme et de l’extrême-droite l’axe principal de son discours. S’est ajouté à cela le wokisme, un discours identitaire qui ne cherche même plus à construire un projet collectif, pratiquant l’anathème et la censure, « extrême-droitisant » quiconque exprime un désaccord, entretenant au nom de « l’inclusion » une atmosphère de guerre civile permanente.

Sur le plan sociologique, en second lieu, ces déclarations témoignent de l’enfermement des classes sociales urbaines dans une forme d’entre-soi qui interdit à leurs élus d’ouvrir le dialogue avec des pans entiers de la société française. Le Rassemblement national est le premier parti de France mais il est marginal à Paris, donc marginalisé dans les médias. CNews est un problème pour ces gens-là en raison de son succès. Raphaël Glucksmann et Sandrine Rousseau n’ont pas tout à fait tort : il s’agit d’une chaîne politiquement orientée, qui se focalise sur les problèmes de l’insécurité et de l’immigration. Ils devraient toutefois se demander si le succès de la chaîne ne tient pas au fait que ces problèmes sont systématiquement occultés, euphémisés et « invisibilisés » (pour prendre une expression à la mode), dans le reste du champ médiatique. La seule critique pertinente, s’agissant d’une chaîne d’information, consisterait à montrer que les informations diffusées sont de fausses informations. Le traitement et la hiérarchie de l’information, les commentaires et l’interprétation des faits ne sont jamais neutres, pas davantage sur CNews qu’ailleurs. La vérité, quoiqu’on pense par ailleurs de la chaîne et des intentions de son propriétaire, est que l’existence de CNews élargit le spectre du pluralisme médiatique en France.

J’ajouterais en troisième lieu que les idéologues (de gauche et de droite) ont tendance à croire, à tort selon moi, que la propagande formate les esprits et permet de gagner les élections. Raphaël Glucksmann paraît ainsi convaincu que CNews a fabriqué le zemmourisme, comme Zemmour est convaincu que les problèmes de la France viennent de l’idéologie de gauche dominante dans les médias. Si « l’idéologie dominante » était déterminante, Marine Le Pen ne serait pas au second tour des élections présidentielles. Zemmour a davantage contribué au succès de CNews que CNews au (relatif) succès électoral de Zemmour. L’erreur d’interprétation consiste à prendre l’effet pour la cause. Dans une société ouverte où il existe une offre médiatique et politique plurielle, c’est le public qui choisit, qui fait et défait le succès des partis politiques et des médias. L’explication d’une mutation idéologique par la « propagande » est toujours une erreur. Elle témoigne, ce qui est une faute de la part d’un politique, d’un refus de prendre en considération la réalité telle qu’elle est. Elle témoigne aussi peut-être d’une tentation autoritaire, de la tentation d’utiliser le pouvoir pour imposer sa conception du Vrai et du Bien.

À quel point la démocratie française et la liberté d'expression s'en trouvent-elle menacées ? 

Eric Deschavanne : Je ne pense pas que la démocratie française soit menacée par Sandrine Rousseau, qui représente plutôt une menace pour l’avenir de l’écologie et de la gauche en France. Le choix du sectarisme est le choix de la marginalisation politique.

Ce qui menace aujourd’hui la démocratie, ce n’est pas l’avènement d’un pouvoir qui imposerait la censure et la propagande, mais « l’archipélisation » qui génère une atmosphère de guerre civile, le face-à-face du mépris et de la haine, le conflit des discours identitaires. La politique tend à devenir, à l’image des réseaux sociaux, l’affrontement verbal violent de groupes humains enfermés dans une bulle cognitive. On assiste à l’efflorescence de discours sectaires et intolérants. Ce n’est évidemment pas une nouveauté dans l’histoire, mais la tendance n’est à l’évidence pas favorable à l’ouverture d’esprit, à l’éthique de l’argumentation dans le cadre d’un débat contradictoire pacifique.

Basile Ader : Sur le terrain légal et judiciaire, en l’état des textes applicables et des garanties offertes par la loi de 1881 au procès de presse, la liberté d’expression ne me paraît en rien menacée. Si, dans les faits, elle est sans doute plus restreinte qu’elle ne pouvait l’être, il y a une trentaine ou cinquantaine d’année, c’est plus le résultat d’une forme d’autocensure qui contraint tant les médias que les acteurs traditionnels du discours public à ne plus dire ce qu’on pouvait entendre ou lire à ces époques. Cette autocensure est causée par la peur des réactions que pourraient entraîner tel ou tel message. Il en est ainsi sur le terrain de l’humour de la morale. Il est certain, à cet égard, que l’arrivée récente des réseaux sociaux et de la radicalité, voire de la violence des réactions qui s’y propagent, doit conduire l’expression de certaines positions publiques à une certaine prudence, sauf à souhaiter précisément la provocation.

On peut déplorer, enfin, un recul de la tolérance à l’expression des idées et des opinions contraires. Or, comme l’a dit la Cour Européenne des Droits de l’Homme, dès ses premiers arrêts (Handyside c. R.U de 1976), la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction de la population. » Elle ajoute que la liberté d’expression « constitue l’un des fondements d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ». Tout est ainsi magnifiquement dit. La liberté d’expression suppose d’accepter la contradiction. Elle suppose l’esprit de tolérance de Voltaire. On ne doit pas la réserver seulement à ceux qui pensent comme soi. Et le pluralisme, c’est avant tout le kiosque à journaux, où l’on doit pouvoir trouver l’expression des idées et opinions de tout le spectre politique.

Pouvons-nous rappeler le cadre de la liberté d'expression et ses exceptions dans le droit français ? 

Basile Ader : En France la loi qui encadre et protège la liberté d’expression est très libérale. Elle est gouvernée principalement par une loi vieille de presque 150 ans qui a été polie par les âges et la jurisprudence depuis. C’est la loi du 29 juillet 1881, dite « loi sur la liberté de la presse ». C’est une grande loi républicaine qui met en œuvre le schéma de responsabilité de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Lequel pose une mécanique fondamentale. Il faut que la restriction à l’exercice de la liberté soit « prévue par la loi ». Il s’agit du principe de légalité des peines qui se double de celui de « l’interprétation stricte de la loi pénale ». Ce cadre offre un confort au juge. Il lui suffit de vérifier si la faute qu’on lui soumet figure bien dans le catalogue que pose la loi. Celle-ci est, pour cette raison le réceptacle naturel de toute modification légale touchant à la liberté d’expression publique, quel qu’en soit le support, comme le serait un code de la communication. A certains égards la loi de 1881 ressemble à la tour Eiffel. Elle est centrale, monumentale et fondamentale. Mais comme la tour Eiffel, il n’y a plus beaucoup de morceaux d’époque. On y trouve les infractions traditionnelles de diffamation, injure, offenses et provocations et apologies. On y a ajouté, au cours des âges, les « publications interdites » qui concernent pour la plupart les informations et images touchant à la justice, les infractions punissant, depuis 1972, le discours raciste, puis, en 2004, les autres discriminations (sexisme, homophobie, handicap). A été aussi ajouté en 1990 et 2016 le négationnisme des crimes contre l’humanité. Et il y a, à côté de ces infractions pénales, des fautes civiles, mais qui sont rattachées au fonctionnement de la loi. Ce sont la protection de la vie privée et du droit à l’image depuis 1970, celle des données personnelles depuis 1978, et, depuis 1993, la protection de la présomption d’innocence. Bref, un dispositif toujours plus riche et donc contraint, mais parfaitement prévisible et cohérant, où la liberté est le principe, et ces restrictions les exceptions. 

Est-ce que le climat actuel pousse le juge à donner plus d'importance aux exceptions qu'au principe lui-même ? 

Basile Ader : En fait, il y a deux juges différents qui aujourd’hui, sont amenés à statuer en France sur la liberté d’expression. Il y a le juge judiciaire qui est le juge traditionnel, qui est constitutionnellement garant des libertés individuelles. Depuis l’avènement de la loi de 1881, on doit reconnaitre que le juge judiciaire a été – sauf pour quelques exceptions et pendant les deux Guerres mondiales – un grand protecteur de la liberté d’expression. Il l’est encore plus depuis qu’il met en œuvre l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme qui lui impose non-seulement de vérifier que la faute alléguée est bien prévue par la loi mais qu’elle est en outre bien « nécessaire ». Il doit, à ce titre, faire un examen de proportionnalité entre les intérêts en présence (par exemple entre la protection de vie privée d’une personnalité et le droit à l’information).

A côté de lui, s’est installé, depuis quelques années, une autorité administrative qui a pour mission de régenter l’audiovisuel et de contrôler les grandes plateformes de l’internet. Il s’agit de l’Arcom, successeur du CSA. Si la loi prévoit les cas dans lesquels l’Arcom peut, ou non, restreindre et sanctionner la liberté d’expression sur ces supports, elle ne lui impose pas les mêmes rigueurs que celle pénale de 1881. Il y a donc, à cet égard, plus d’incertitudes, non seulement du fait de la jeunesse de cette autorité, mais surtout à cause des particularismes du droit et de la procédure administrative.

Pour répondre à votre question, on peut donc dire que le juge judiciaire continue de réserver la part belle à la liberté d’expression, même si le nombre des exceptions légales ne cesse de croitre. En revanche, cela est plus incertain pour la juridiction administrative, ainsi que l’a démontré la récente décision du Conseil d’Etat sur la notion de respect du pluralisme dans les chaînes d’information, en faisant de la loi sur l’audiovisuel une interprétation pour le moins extensive.

Peut-on parler de néo-maccarthysme ?

Eric Deschavanne : Non, je ne crois pas. Le maccarthysme, qui fut en effet un phénomène de persécution idéologique, réunissait deux conditions : un clivage idéologique simple et puissant (le communisme vs le libéralisme) et un contexte de guerre conduisant à présenter l’adhérent à l’idéologie de l’ennemi comme un traître. Le contexte est aujourd’hui celui de la fragmentation sociologique, culturelle et idéologique. Les lanceurs d’anathèmes ne sont que des petits boutiquiers de la politique, incapables de produire un projet collectif et un discours rassembleur.

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