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Le Cloud européen Gaïa-X arrive à vitesse grand V. Que cela va-t-il changer dans le ciel internet de l'Europe ?
©(DR)

La Minute Tech

Dévoilé le 4 juin dernier, le projet européen de Cloud souverain prend forme, en voulant incarner une alternative aux solutions dominantes chinoises et américaines. Mais n'est-il pas déjà trop tard pour Gaïa-X face aux mastodontes Amazon, Microsoft, IBM, Alibaba ou Tencent ?

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico.fr : Le projet de Cloud européen « Gaïa X » se dévoile enfin, en portant des velléités souveraines pour l'UE en matière de Big Data. Mais de quoi retourne-t-il au juste ?

Franck DeCloquement : Suite à la crise sanitaire provoquée par la pandémie Covid-19, l'importance du marché du Cloud s'est très largement confirmée par la conversion expresse des entreprises aux bienfaits du télétravail. Le marché du Cloud est donc plus que jamais devenu un secteur stratégique incontournable, qui a de surcroît vocation à croître massivement dans les prochaines années. Par ailleurs, la crise du coronavirus a aussi révélé que le traitement massif de nos données personnelles peut nous permettre de surmonter des épidémies virales bien plus rapidement et plus efficacement qu'auparavant. Mais cela, à condition que les Européens (et nos concitoyens au premier chef), aient toutefois confiance dans la collecte et le stockage de leurs données personnelles dans des Cloud protégés de l’avidité de certains opérateurs indélicats... Ce qui n'est pas une mince affaire. En définitive, Gaïa-X ambitionne donc de répondre à cette demande de protection accrue, en offrant une solution « souveraine » qui se voudrait sûre, interopérable et autorisant une certaine portabilité. Mais ce Cloud européen représente-t-il réellement les prémisses substantielles d’une indépendance numérique pour l’Union ? A voir... Car cette activité est actuellement indéniablement dominée par les géants américains et chinois du numérique (Microsoft, Google, IBM, Alibaba ou Tencent en tête), et leur ombres portées planent très largement sur l'ensemble du projet de l'UE, ainsi que sur sa viabilité générale. Au-delà des belles paroles de circonstance, et si les contours de la solution franco-allemande restaient pour le moins assez flous jusqu'à maintenant aux yeux de nombreux observateurs, Gaïa-X s’est très largement dévoilé le 4 juin dernier. Et après avoir tergiversé pendant presque deux ans, la France et l’Allemagne viennent enfin d’officialiser leur accord. Dans les faits, Gaïa-X se présenterait sous la forme d’un moteur de recherche (actuellement en phase de développement), qui devrait permettre aux entreprises de l'Union de chercher une offre sécurisée de stockage sur le sol européen. Celui-ci n'afficherait que des résultats répondant aux normes de sécurité, d’intégrité et de protection des données préalablement définis. Il ne s’agira donc pas à proprement parler d’une infrastructure « physique », mais d'une « solution » qui sera portée pour l'essentiel par 22 entreprises fondatrices : 11 allemandes et 11 françaises. En Allemagne, on compte notamment Deutsche Telekom, les industriels Siemens, Bosch et BMW, ou encore le géant du logiciel SAP. Et parmi ces entreprises tricolores qui portent le projet, on dénombre en outre Orange, Dassault Système, EDF, Safran, OVH, Scaleway, l'Institut Mines Télécom ou encore Docaposte...

L’objectif poursuivit à travers Gaïa-X est d’imposer des règles communes et des standards à travers une solution de Cloud européen, tout en établissant différents critères de transparence vis-à-vis de l’utilisation des données stockées, afin d'en accroître l’adoption rapide et la prévalence auprès des entreprises européennes. Il s'agira en somme d'une marketplace intelligente avec différents services et offres qui seront interopérables. Mais le projet « Gaïa-X », vise aussi à se détacher (au moins sur le papier) de l’hégémonie américaine et chinoise en la matière, en permettant aux entreprises européennes d’éviter de domicilier leurs données sensibles et à très haute valeur ajoutée, chez les firmes géantes nord-américaines telles qu'Amazon – leader incontesté du secteur en matière de solution Cloud avec Amazon Web Services – Microsoft, Google, IBM, mais aussi les mastodontes chinois Alibaba ou Tencent.

La stratégie du couple franco-allemand apparaît claire : retrouver la souveraineté européenne des données, et créer « une nouvelle culture de la gestion des données d’entreprise s’appuyant sur les principes d’ouverture, d’interopérabilité, de transparence et de confiance », selon les propos optimistes de  notre ministre Français de l’économie. Cela apparaît d’autant plus crucial qu’en 2018, les États-Unis sous la houlette de Donald Trump activaient le « Cloud-Act », qui permet désormais aux autorités américaines (dans le cadre d’enquêtes judiciaires ou gouvernementales), d’exiger en toute discrétion l'extraction et le transfert de données d’entreprises étrangères vers les États-Unis dans le cadre de la législation américaine sur la Sécurité Nationale... Avec cette solution européenne souveraine, les entreprises de l'UE espèrent désormais pouvoir se protéger du risque d’envoyer leurs secrets industriels outre-Atlantique, ou de voir fuiter leurs stratégies commerciales dans le giron de leurs concurrents américains. Manigances extraterritoriales entre nations en guerre économique obligent...

Vœu pieu ou promesse intenable ? Qu'en sera-t-il vraiment à l'arrivée, à l'aune des faits concrets ? On peut d'ores et déjà s'interroger en relevant ici et là quelques contradictions notables. Et cela, en marge des discours officiels très calibrés – et de bon aloi – naturellement soutenus par nos décideurs politiques. Après l'échec retentissant de projet de Cloud souverain OVH un temps envisagé en France, il est désormais nécessaire de prendre le recul adéquat sur les effets d'annonce. Pourquoi Gaïa-X pourrait alors réussir, là où bon nombre d'entreprises et d’états ont échoué ? Parce que nombreux projets de Cloud souverains avaient un positionnement national et adressaient un marché trop limité. Et l'échelle Européenne apparaît cette fois comme un atout de poids pour réussir. En prime, l'objectif n'est pas aujourd'hui de créer l'Amazon Web Services, Inc européen, mais bien une fédération de services et de solutions existants...

Comment se positionne ce nouvel outil digital dans l'étau américano-chinois ?

Comme toujours, l'ensemble de la présentation pitchée semble très alléchant sur le papier, à l'image de celle d'un Bruno le maire. Mais le diable se nichant systématiquement dans les détails, on peut évidemment douter en coulisses de conjoindre nos intérêts stratégiques avec ceux d'une Allemagne qui ne partage naturellement pas les mêmes objectifs, les mêmes rapports de force ou accords de coopération que la France avec les États-Unis ou la Chine. A ce titre, la souveraineté comme la sécurité nationale envisagée sous le prisme anglo-saxon reste difficilement « partageable » avec des États concurrents – voire même « amis » – sur le plan politique et commercial.  Les États ayant – selon la célèbre formule usitée –, beaucoup d'intérêts et bien peu d'amis... Réalisme oblige, l'Allemagne ne fait pas exception à cette règle géopolitique implacable en matière de relations internationales.

La pandémie a également montré que les entreprises technologiques géantes sont indéniablement les grandes gagnantes de la crise sanitaire. L'espace numérique européen doit donc naturellement être protégé et s'adapter. Et L'objectif de Gaïa-X sera donc de mettre en place un mécanisme de partage et de traitement des données entre les différentes entreprises ou entités de la zone Euro. Berlin et Paris défendent donc Gaïa-X de concert, comme un contrepoids aux fournisseurs américains de Cloud computing. Mais le Cloud en Europe aura-t-il véritablement l'envergure nécessaire pour être compétitif face à ses concurrents de classe mondiale ? A ce stade, rien n'est moins sur.

Pas certain non plus que ce plan européen de Cloud computing mené de concert, intimide beaucoup les géants de la Tech Américaine ou le Chinois Alibaba. Pour Tencent par exemple, l'Europe a déjà perdu la bataille du Cloud. La vision qu'à de l'avenir pour le vieux continent le président Europe de la division Cloud de Tencent, devrait fortement alerter la vigilance des autorités européennes. S'il se dit naturellement prêt – dans un langage diplomatique policé – à aider l'UE à concrétiser le projet de cloud européen « Gaia-X », il souligne aussi que la compétition mondiale dans ce domaine est largement passée. À ce titre, il lui semble difficile pour un gouvernement de renverser la donne, et de changer cela. Li Shiwei annonçait en début d'année plus de 10 milliards de dollars d'investissements supplémentaires à l'horizon 2021 en Europe, dont le tiers en Allemagne : « Notre marché le plus important après la Chine » selon le très discret président Europe de la division Cloud. Et ses ambitions dévorantes promettent quelques tensions avec le vieux Continent. À ce titre, Tencent compte une petite équipe d'une vingtaine de personnes outre-Rhin que l'entreprise chinoise veut porter à 3.000 d'ici quatre ans. Business oblige.

Outre la poursuite d'investissements massifs dans des entreprises allemandes actives dans le domaine de la mobilité autonome ou du design, le groupe Tencent, né dans l'ère digitale, souhaite aussi convaincre l'industrie européenne qu'il est son meilleur allié : « Nous sommes le partenaire parfait pour aider nos clients industriels dans leur transformation numérique », assurait en substance Li Shiwei dans les colonnes des Échos en décembre 2019. Celui-ci souhaite en réalité répliquer son modèle économique de partenariat avec BMW en Chine, afin d'établir un centre de données pour la voiture autonome (N.B : La firme BMW également membre fondateur du projet de Cloud Gaïa-X). Face à la concurrence anglo-saxonne de Microsoft, Google, IBM ou Amazon, Tencent se pose en alternative incontournable grâce à la capacité de ses serveurs. Mais aussi avec un argument commercial massue de différenciation définitive pour ses partenaires : la possibilité inespérée d'accéder au milliard d'utilisateurs chinois de sa messagerie privée « WeChat » pour leur proposer des services en ligne sur-mesure... L'affaire n'est pas mince. L'objectif prioritaire du Cloud Gaïa-X n'est pas seulement celui de la souveraineté recouvré en matière data, mais aussi celui de la performance économique, ont expliqué conjointement Messieurs Le Maire et Altmaier. Et construire une infrastructure européenne ne représente « qu'un point de départ pour la construction d'un écosystème européen de la donnée », ou ces informations peuvent circuler sans difficulté entre les acteurs économiques pour augmenter leur performance, et créer de nouveaux services, a conclu Peter Altmaier. Dans un communiqué commun, le Medef et la fédération industrielle allemande BDI ont d'ailleurs salué l'avancement de ce projet, « qui devrait servir de modèle à d'autres initiatives numériques en Europe » et permettre de « renforcer la compétitivité des entreprises européennes ».

N'arrive-t-on pas encore une fois très en retard  dans le contexte intense de « guerre numérique » entre grandes puissances ?

Il est parfaitement légitime de se poser la question au regard de faux-semblants particulièrement étonnants dans cette affaire. D'autant plus quand on réalise que les fournisseurs non européens, et notamment les leaders et géants américains du Cloud, pourront être présents sur la plate-forme s'ils respectent naturellement les critères et conditions de celui-ci. Une belle façon de laisser entrer sans complexe le loup dans la bergerie, au regard de certains observateurs : « Le sujet n'est pas d'exclure des acteurs, mais d'apporter de la transparence », a récemment indiqué à l'AFP Alban Schmutz, vice-président d'OVH chargé des affaires publiques. L'une des grandes exigences qui s'appliquera aux fournisseurs de services de Cloud présents sur Gaïa-X sera la transparence sur leur juridiction de référence, a expliqué de son côté Bruno le Maire jeudi dernier lors d'une téléconférence avec son homologue allemand. « Si les données » confiées au fournisseur de services Cloud « sont concernées par une loi extra-territoriale, par exemple le Cloud-Act américain, alors cela devra être précisé », a-t-il indiqué...  D'ici à la fin de l'année, Gaïa-X devra avoir mis en œuvre les premiers cas d'usage concrets. Un calendrier très ambitieux de toute évidence. Et pour y parvenir, les membres fondateurs doivent dans un premier temps fixer les règles, les attributs retenus, les standards techniques associés, et trouver comment contrôler la bonne application de ces règles et définir le standard commun qui sera utilisé pour favoriser l'interopérabilité. Vaste programme...

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