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La gauche a-t-elle perdu les profs ?
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Alors que François Hollande et le Gouvernement multiplient les gestes envers le monde enseignant cette semaine (augmentation de 800 euros de la prime des enseignants du primaire), une telle attention n'est pas sans rappeler les liens historiques entre le PS et cette corporation. Mais ces derniers sont de plus en plus ténus.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Atlantico : Ce lundi, François Hollande a défendu son bilan en matière d'éducation dans le cadre des "Journées de refondation de l'école". Manuel Valls a annoncé par ailleurs ce mardi une revalorisation de la prime des enseignants du primaire. En quoi une telle mesure s'inscrit-elle dans une vieille proximité entre le Parti socialiste et ce segment précis de la population qu'est le corps enseignant ?

Jérôme Fourquet : L'histoire a montré de longue date un lien ancien et très fort entre la gauche et le monde enseignant, qui remonte aux origines de la IIIe République. Cela s'est fait sur la base d'un attachement aux valeurs de la République, mais aussi au principe de laïcité contre l'école catholique et l'influence du catholicisme dans la société française, qui était davantage corrélé avec la droite. Ce schéma a eu un certain nombre de traductions marquantes. Je pense notamment à 1984, quand François Mitterrand essayait de mettre en place un service unifié de l'Education nationale, engendrant ainsi la grande manifestation de Versailles pour défendre l'école libre. Défense de la laïcité, rapport à la République, politique d'émancipation et d'ascension sociale : autant d'éléments qui raccrochent historiquement les enseignants à la gauche.

Plus près de nous, notamment lors des élections de 2012, on a vu une écrasante majorité des enseignants accorder leurs suffrages à la gauche. Ces enseignants constituent aujourd'hui l'un des principaux segments de l'électorat socialiste, mais aussi de son ensemble de militants/adhérents, avec des liens anciens entre une partie des syndicats enseignants et le PS.

Nous avons constaté au regard des enquêtes de l'IFOP qu'à plusieurs reprises, lors des élections présidentielles, ce lien ancien et puissant s'est distendu. Ce fut le cas en 2002 et en 2007, où une part conséquente des enseignants ont opté pour d'autres candidats (Chevènement, Taubira, Mamère ou Besancenot en 2002, Bayrou en 2007). Dans ces deux scrutins, le principe de dispersion de l'électorat de gauche observé au niveau national a été encore plus visible dans le monde enseignant. Il y avait des raisons catégorielles au sein du monde enseignant qui avaient contribué à alimenter ce mécontentement vis-à-vis du PS. En 2002, c'est la présence de Claude Allègre à la tête du Ministère, avec sa volonté de "dégraisser le mammouth". En 2007, Ségolène Royal a aussi eu des propos assez durs vis-à-vis des enseignants, qui devraient passer plus d'heures dans les établissements, qui pour certains arrondissent leurs fins de mois en allant donner des cours dans le privé...

Nous avons donc dans ces deux élections un phénomène de fuite ou de dispersion de l'électorat enseignant, qui boude en partie le PS. Cela coûte cher électoralement. De mémoire, François Bayrou fait près de 30% chez les profs en 2007. Il avait certes la spécificité de venir lui-même de cette maison, mais ce score n'était pas uniquement de son fait.

En 2012, François Hollande a pleinement intégré tout cela et a donc réalisé un sans-faute pendant la campagne. Il n'est pas dans un programme particulièrement dispendieux, contrairement à d'autres candidats PS par le passé. Néanmoins, il avance une promesse coûteuse : recruter 60000 postes d'enseignants. Aucune autre catégorie ne bénéficie d'un tel effort, en tout cas pour ce qui est du programme à ce moment-là. Cela se traduit d'une part par un vote à gauche très élevé aux deux tours de la présidentielle ; d'autre part, au sein de ce vote de gauche et en dépit de la bonne performance de Jean-Luc Mélenchon chez les professeurs, par un score massif pour Hollande.

Cela s'explique par les gestes et signaux envoyés en direction de cet électorat, mais également par le fait que ce dernier était très remonté contre Nicolas Sarkozy.

Un certain nombre de "cadeaux" ont été accordés par l'exécutif aux enseignants, mais le Parti socialiste pourra-t-il encore compter sur leur vote massif en sa faveur aux prochaines élections ? Le quinquennat de François Hollande n'a-t-il pas au contraire contribué à éloigner cet électorat du PS ? Si oui, vers où se sont reportées ces voix (la gauche de Mélenchon ? la droite ? l'abstention ?) ?

En dépit du fait que les professeurs aient été relativement choyés en terme de programme, on constate aujourd'hui une désaffection importante de cet électorat. On retombe sur ce même schéma de 2002 et 2007, à savoir une insatisfaction profonde du peuple de gauche (absence de résultats, promesses non tenues, entorses aux valeurs centrales de la gauche…), à laquelle s'ajoute une insatisfaction salariale (d'où les annonces qui ont été faites), mais également à propos de la réforme du collège, qui a fait défiler les enseignants contre la gauche. De nouveau, cette clientèle électorale décisive pour le PS était entrée en dissidence.

Comme on peut le voir depuis quelques semaines maintenant, l'objectif ici du Gouvernement est de remettre en perspective le bilan des quatre années, en lui donnant un éclairage de gauche (retraite à 60 ans pour ceux qui ont travaillé tôt, tiers-payant généralisé...). Nous avons cette semaine un nouvel étage de la fusée avec ce colloque, censé montrer que le Gouvernement a mené une politique de gauche (recrutement de 60000 postes, priorité à l'éducation, etc.). Les nouvelles annonces qui ont été faites s'inscrivent dans ce sens. Tout cela pour essayer de retisser les liens et ainsi éviter qu'un scénario type 2002 ou 2007 ne se reproduise et qu'une part significative des enseignants se réfugie dans l'abstention ou dans une candidature non socialiste.

En dépit des 60000 postes, il y a aujourd'hui une vraie colère dans le monde enseignant, en partie commune au reste de la gauche, notamment sur la question des valeurs (déchéance de nationalité, affaire Leonarda, politique vis-à-vis des migrants, etc.). C'est un électorat majoritairement socialiste, mais qui a comme spécificité d'être assez souvent attaché à la gauche des "valeurs", pas à la gauche "populaire". Or, ces valeurs ont été mises à mal aux yeux de ces électeurs par la politique gouvernementale et par certaines déclarations.

A cela s'ajoute une insatisfaction catégorielle sur un certain nombre de dispositifs et de mesures qui ont froissé, notamment la réforme du collège au secondaire et la question des rythmes scolaires au primaire.

Si vous regardez les chiffres de l'enquête IFOP réalisée à l'été 2015, vous avez sous les yeux les éléments pour penser que le scénario type 2002 ou 2007 peut se reproduire : des enseignants qui se détournent du PS au profit de l'abstention, de Jean-Luc Mélenchon, et éventuellement de François Bayrou s'il est candidat. Ce dernier ne représente pas vraiment une droite très dure, donc un enseignant pourrait ne pas se mettre en porte-à-faux avec ses valeurs profondes en votant pour lui.

Compte tenu de la structure de l'électorat français, le vote des enseignants est-il aujourd'hui indispensable au Parti socialiste, notamment dans le cadre de la nouvelle stratégie prônée par Terra Nova en 2011 ?

Je ne sais pas s'il y a un lien direct avec Terra Nova. Si l'on s'attache aux chiffres, on constate un corps électoral d'environ 43-45 millions de personnes. Les effectifs enseignants (élargis avec tout le personnel de l'Education nationale) tournent autour d'un million de personnes. A ces actifs s'ajoutent par ailleurs les professeurs à la retraite, surreprésentés dans les sections socialistes. Il serait tentant de penser que 2% n'est pas un chiffre énorme, mais comme ces 2% votent très majoritairement à gauche… Avec l'hypothèse d'un second tour avec une gauche à 52%, nous sommes sur un maximum de voix de gauche qui tournera autour de 18-20 millions, avec les enseignants pesant environ un million là-dedans. Ce n'est pas central et décisif, mais ça pèse.

Si le vote enseignant pèse à peu près 5-6% du vote global à gauche, on peut penser qu'aucune autre catégorie ne pèse autant. Le PS peut avoir d'autres clientèles électorales, notamment dans la fonction publique, mais pas qui pèsent autant.

Enfin, il faut savoir que dans des élections très serrées, ne pas faire le plein dans cet électorat naturel peut conduire à de graves déconvenues. En 2002, 200000 voix d'écarts seulement séparaient Lionel Jospin et Jean-Marie Le Pen. Une bonne partie de ces voix venaient sans doute des salles de classe.

On voit bien ici que l'objectif majeur de François Hollande est d'essayer d'arrimer autour de lui et de sa candidature toutes les clientèles classiques du PS (voire au-delà) pour avoir un niveau au premier tour qui lui permette de se qualifier.

Propos recueillis par Benjamin Jeanjean

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