Faire ou ne pas faire son âge : qu'est-ce que ça change ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Aujourd’hui, personne ne veut "faire son âge", tout le monde "triche".
Aujourd’hui, personne ne veut "faire son âge", tout le monde "triche".
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Un livre, un débat

Aujourd’hui, personne ne veut "faire son âge", tout le monde "triche". Résultat : on est jeune plus longtemps. On peut aussi choisir de "faire plus vieux", très tôt... Qu'est-ce que cela change, implique, produit ? Qu'est-ce que cela, au fond, signifie ? Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot nous le dit !

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

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Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

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Barbara Lambert : Vous avez publié Faire ou ne pas faire son âge aux éditions de l'Aube au mois de novembre. Faire son âge, c’est être en accord avec son âge… c’est être adulte, d’une certaine façon ?

Pierre-Henri Tavoillot : Exactement. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, personne ne veut faire son âge, et pas seulement les adultes. Les enfants aspirent à être adolescents le plus rapidement possible. Les vieux veulent être jeunes jusqu’à la fin. Les jeunes eux-mêmes veulent sortir de la jeunesse : ils veulent entrer dans la vie active. On a l’impression que dans notre société moderne, plus personne ne veut faire son âge alors que jadis, c’était l’âge qui nous faisait.

Notre époque semble marquer "la fin des âges"…

C’est plus compliqué… disons que c’est une première impression. En témoigne le succès des produits « anti-âge ». Aujourd’hui, il ne faut jamais être dans son âge.

Vous évoquez la naissance de deux nouveaux âges…

Il y a deux phénomènes incontestables. D’abord, l’allongement de la jeunesse. Il faut rappeler ici que la jeunesse n’existe quasiment pas dans les sociétés traditionnelles : on passe directement de l’enfance à l’âge adulte, à travers, par exemple, un rite d’initiation, qui dure trois jours, une semaine ou un mois, mais sur un temps très court. Dans la société moderne, la jeunesse devient une phase de la vie très longue. On sort de l’enfance de plus en plus tôt et on entre dans l’âge adulte de plus en plus tard, à la faveur, évidemment, de l’augmentation de l’espérance de vie. Le deuxième « nouvel âge de la vie », c’est l’âge de la retraite. On sort alors des attributs traditionnels de l’âge adulte, qui sont la responsabilité familiale, le soutien aux enfants et la responsabilité professionnelle. Pour autant, on n’est pas vieux, on est plein d’allant, on se consacre à plein d’activités, qui sont, d’ailleurs, des activités d’un nouveau type. Entre ces deux nouveaux âges, il y a ce qu’on appelle traditionnellement « l’âge adulte » qui est l’âge où on est en responsabilité familiale et professionnelle. Or cet âge est un âge où les pressions pèsent de manière considérable. On l’appelle d’ailleurs « l’âge-pivot ». La pression qui pèse sur cet « âge-pivot » est économique, sociale, mais aussi existentielle : il faut aussi, dans cette période, « réussir sa vie ». Il faut être performant dans tous les domaines. Il y a donc une pression très forte sur une période de vie qui tend à se restreindre. On est « adulte », au sens traditionnel du terme, moins longtemps dans une vie plus longue.

Il y a un brouillage, une reconfiguration des âges, dites-vous…

Les âges ont cessé d’être des catégories sociales fortes, prédéfinies par la société, pour devenir des exigences de l’individu. Aujourd’hui, l’individu a besoin des âges pour construire les chapitres de sa vie. Ces âges ne sont plus des uniformes que l’on endosse. Ce sont des processus, des problèmes, des perspectives qui se succèdent. D’où la nécessité de se poser des questions du type : « Qu’est-ce qu’un enfant ? », « Qu’est-ce qu’un adulte ? », « Pourquoi grandir ? », « Pourquoi vieillir ? »

Puisque vous évoquez l’enfant, vous dites une chose qui peut, a priori, sembler étonnante : "l’enfant n’est pas le contraire d’un adulte"…

C’est vrai qu’a priori, on a tendance à penser cela. C’est paradoxal : aujourd’hui, alors qu’on sait beaucoup plus de choses sur l’enfance que jamais auparavant, on ne sait plus tellement ce qu’est un enfant. On hésite constamment entre deux définitions. Il y a ceux qui pensent que l’enfant est déjà un adulte, doué d’un esprit critique, etc. Et puis, il y a ceux qui pensent que l’enfant est un être bizarre, un peu particulier, qui a un monde à lui, un imaginaire… On hésite entre deux lectures : soit l’enfant est un homme comme un autre, soit l’enfant est une sorte d’extraterrestre qui vit dans une bulle – on voit d’ailleurs souvent dans les repas de famille les enfants installés à une table séparée de celle des adultes… Il y a là un vrai problème de lecture, parce que si l’enfant est déjà un adulte, il n’y a pas besoin de l’éduquer. Si c’est un être totalement à part, cela signifie qu’il est impossible de l’éduquer. On n’en sort pas… La voie moyenne, c’est peut-être de considérer que si l’enfant n’est pas un adulte, il n’en demeure pas moins un être qui veut grandir. Le contraire de l’enfant, ce n’est pas l’adulte. Le contraire de l’enfant, c’est ce mythe moderne extraordinaire qui s’appelle Peter Pan : c’est l’enfant qui ne veut pas grandir.

Vous dites qu’en voulant protéger leur enfant, certains parents courent le risque d’empêcher leur enfant de grandir. Ce que les parents doivent faire, et qu’ils ne font peut-être pas autant qu’il le faudrait aujourd’hui, c’est créer le désir de grandir chez leur enfant…

Si on protège trop l’enfant, on l’empêche en effet de grandir. Ce qu’il faut protéger, c’est la volonté de grandir des enfants. L’objectif de l’éducation, ce n’est pas de valoriser l’enfant et l’enfance : c’est de permettre à l’enfant de quitter l’enfance. Il faut bien sûr être attentif au rythme de l’enfant, à ce qu’il vit, mais le but ultime de l’enfance, c’est d’en sortir.

Parallèlement au brouillage des âges, il y a un brouillage des sexes, dites-vous…

Comme il y a une reconfiguration des âges, il y a une reconfiguration des sexes. Cette reconfiguration est le résultat d’une petite révolution opérée par le féminisme. Grâce au féminisme, en effet, la femme est devenue un adulte comme un autre. Dire que la femme est devenue un homme comme un autre, c’est absurde. Par contre, elle est devenue un adulte comme un autre, et cela en l’espace d’une cinquantaine d’années, entre 1965 et aujourd’hui. Elle a acquis la possibilité d’avoir un compte-chèques, de s’inscrire à l’université, de voter, de percevoir un salaire : des choses qui nous paraissent aujourd’hui évidentes, mais qu’il leur a pourtant fallu remporter. C’est cela qui a véritablement changé.

C’est parce que la femme est devenue adulte qu’il y a ce brouillage des âges…

Absolument. Aujourd’hui, on ne peut plus être adulte de la même manière, parce qu’il y a 100 % d’adultes en plus. Ces 100 % d’adultes en plus, ce sont les femmes ! L’homme ne peut plus être adulte comme il l’était il y a cinquante ans. Il a dû intégrer des éléments qui concernent le foyer, l’affectif, qu’on présente traditionnellement comme féminins. A partir de là, la question est de savoir si on va vers l’indifférenciation, si les hommes et les femmes doivent être adultes de la même manière. La réponse est non. Une reconfiguration des identités est en cours, qui est beaucoup plus complexe, puisque chaque individu dispose d’une palette identitaire beaucoup plus étendue que par le passé. Je peux, par exemple, être un homme de plein de façons différentes : je peux être un homme autoritaire, sensible, traditionnel, moderne… et cela dans une seule et même journée. Je peux être une femme qui joue de la carte de la séduction, mais qui veut aussi être reconnue pour sa compétence, et cela peut changer au cours de la journée. On dispose d’une marge de manœuvre à l’égard de l’identité plus large que jamais. Mais, dans cette marge de manœuvre, il y a des constantes qui restent présentes. Elle ne sont pas de l’ordre de la domination. On pourrait dire qu’avec la féminisation, les femmes n’ont plus besoin d’être dans la séduction. Or, on voit très bien que le marché de la cosmétique ne cesse de se développer. Les féministes diront que c’est un reliquat de l’oppression masculine, que l’homme impose son regard sur la femme, etc. C’est une aberration, une bêtise totale. La femme devient adulte en assumant son identité féminine. Elle a le choix : elle peut dire « je peux être active, professionnelle, mais je peux aussi être dans la séduction ». De la même façon, à l’âge d’une masculinité qui semble plus fragile que par le passé, on assiste au retour de la barbe, symbole par excellence de la masculinité. On n’est pas dans le culte de l’androgyne. C’est une tendance possible, mais qui reste ultra-marginale. La vraie tendance, c’est que chacun reconfigure son identité avec une palette de jeu extrêmement large.

Le fait que chacun ait la possibilité de reconfigurer son identité veut dire qu’en fait, on fixe soit même le seuil de l’âge…

Exactement. Si vous demandez autour de vous : « A quel âge vous êtes-vous senti ado ? », « A quel âge vous êtes-vous senti adulte ? », « A quel âge vous êtes-vous senti vieux ? », vous aurez des réponses variées, et vous vous apercevrez à chaque fois que le sentiment d’être ado, adulte, ou vieux, n’est pas imputé à l’âge, mais à l’expérience. Ce n’est plus l’âge, mais une expérience particulière qui va faire que l’on se sent grandir, mûrir ou vieillir. On se fabrique soi-même des petits rites de passage, mais il n’y en a plus de collectifs. Cela dit, on peut les partager. Si on devient adulte à n’importe quel âge, quand on discute avec les personnes, on comprend ce qu’elles ont vécu, et pourquoi.

Vous citez Freud qui dit qu’on devient adulte quand on sait aimer et travailler. Une belle définition…

C’est une belle définition, mais… le fait est qu’on ne sait jamais aimer ou travailler totalement (rires) ! C’est une belle définition, qui est en même temps un paradoxe : ni le travail, ni l’amour n’ont de fin, ni d’achèvement.

Ils sont toujours en travail…

Effectivement. A partir de là, on peut dire qu’on entre dans l’âge adulte quand on commence à un tout petit peu aimer et vivre de son travail. En entrant dans l’âge adulte, on a tous le sentiment de ne pas être complètement adulte. Il reste un sentiment d’inachevé. Et c’est tant mieux, après tout… L’âge adulte, c’était une espèce d’uniforme qu’on portait. C’est devenu davantage un horizon.

Dans les enquêtes qui sont menées pour cerner ce qu’est l’âge adulte, trois mots reviennent en boucle, soulignez-vous : l’expérience, la responsabilité et l’authenticité…

Ce sont les trois mots qui dessinent cet horizon qu’est devenu l’âge adulte. L’âge adulte est un saut dans l’expérience, ce n’est pas la fin de l’expérience : on n’a jamais fini d’apprendre. La « responsabilité » renvoie, non pas à la responsabilité de ses actes, mais à la responsabilité pour autrui : l’âge adulte, c’est le moment où l’on accepte de se décentrer de ses intérêts personnels, de sa performance exclusive, pour s’intéresser aux autres, vivre avec eux et s’en occuper un peu. L’authenticité renvoie au fait qu’à l’âge adulte, on se connaît mieux sans se connaître totalement. On peut se surprendre encore. Tout cela montre bien qu’on n’a jamais fini d’être adulte. On ne sort de l’âge adulte qu’avec la mort.

Vous dites qu’être vieux, c’est toujours être adulte. Une pensée plutôt réconfortante… C’est le signe que tout est toujours en chantier, en travail…

C’est toujours en travail. Mais c’est aussi un enjeu de société majeur. Même s’il semble que nous perdions certains attributs de l’âge adulte dans une sénilité avancée, il est pour le coup essentiel que la société continue envers et contre tout de considérer que les personnes qu’elle a à soigner, à prendre en charge, sont des adultes. Il ne faut surtout pas infantiliser les gens sous prétexte qu’ils sont diminués. C’est un des grands enjeux du soin d’aujourd’hui et de demain.

Vous notez qu’on vieillit de mieux en mieux aujourd’hui, mais dans une société qui sacrifie de plus en plus au jeunisme. Du coup, on se demande : "A quoi bon vieillir ?"…

La redéfinition de l’âge adulte permet de répondre à cette question. Comme être adulte est un puits sans fond, on n’a jamais fini de creuser. Evidemment, on ne peut pas dire que vieillir soit une expérience particulièrement agréable. Cela, en même temps, n’est pas nouveau : dans l’Antiquité, déjà, les philosophes en débattaient. Il y avait ceux qui disaient que vieillir est une catastrophe, d’autres que cela permet d’être sage et, partant, de mieux profiter de la vie… C’est d’ailleurs les deux à la fois : à un moment, on aura le sentiment que vieillir est une catastrophe, à un autre, que c’est une chose formidable. On passe fatalement par ces expériences : mieux vaut être prévenu. Mieux vaut aussi arrêter de rêver à une jeunesse éternelle. Quoi qu’en disent les transhumanistes, la technique ne va rien changer à l’affaire.

Faire ou ne pas faire son âgede Pierre-Henri Tavoillot, (Eds. de l'Aube)

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