“Responsabilité” : comment on a transformé une qualité morale en piège politique<!-- --> | Atlantico.fr
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La responsabilité n’est pas un totem habituel de la gauche française.
La responsabilité n’est pas un totem habituel de la gauche française.
©Reuters

Méfiance

L'exécutif ne jure plus que par la "responsabilité", un totem plutôt inhabituel pour la gauche française, et surprenant pour ce gouvernement. En effet cette notion suppose d'agir et de rendre des comptes...

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Un mot se fait de plus en plus fréquent dans le vocabulaire de l’Exécutif. RESPONSABILITE (S). Il sature le discours du premier ministre, véritable leitmotiv de ses interventions à l’Assemblée nationale, où "l’appel à la responsabilité" est distribué sans compter à la droite, au MEDEF… et aux frondeurs. Le Président lui-même y a recours et dans des contextes qui ne doivent rien au hasard : pacte du même nom bien sûr, promu au rang de totem économique du quinquennat ; mais cette semaine encore, à propos du vote des étrangers : François Hollande rappelle qu’il y est favorable mais qu’il n’a, hélas, pas la majorité requise ; et qu’il demande donc aux formations politiques de "prendre leurs responsabilités".

Le phénomène mérite d’être relevé pour au moins deux raisons :

La première est que la responsabilité n’est pas un totem habituel de la gauche française (à la différence de la gauche allemande et nordique) ; et pour cause : son saint des saints est l’EGALITE (voir ma chronique précédente dans Atlantico) et sa vision du monde est largement déterministe. Peut-on être vraiment individuellement responsable si l’on est socialement conditionné ? La responsabilité est, de fait, une valeur clef du libéralisme car elle constitue la contrepartie morale de son principe fondamental : la liberté. Liberté qui n’a donc rien à voir avec la loi de la jungle car être responsable, c’est à la fois agir et rendre compte : double sens très productif, où coexistent l’idée de pouvoir et celle de devoir, résumé dans l’expression "assumer ses responsabilités".

Lire également : "Egalité" : LE totem français fait son grand retour escorté de tentations dangereuses

On retrouve ces deux sens de pouvoir et de devoir dans l’usage que fait Manuel Valls du mot et qu’il utilise d’ailleurs indifféremment à propos de lui-même ("quand on est en responsabilités…") et de ses adversaires ("prenez vos responsabilités !"). Encore une preuve de l’horrible libéralisme inavoué du Premier ministre ?

Ce n’est en tout cas pas le cas du Président qui emploie le sens moral du mot à l’usage exclusif… des autres. Ainsi du "Pacte de responsabilité", où il faut comprendre que la responsabilité en question incombe aux entreprises. D’où l’idée d’un "Observatoire des contreparties" de ces dernières. Peu importe qu’en la matière l’Etat ne leur donne rien, mais consente seulement à un allègement de leurs lourdes charges. Peu importe que l’Etat décide d’accroître chaque jour davantage règlementation, pression fiscale et cotisations sociales (cf. le compte de pénibilité). Et peu importe que la logique du dispositif aurait voulu la création d’un observatoire des contreparties… de l’Etat ! Au demeurant et en dehors de la (très minoritaire) presse économique et libérale, personne ne semble s’étonner, encore moins s’indigner, de cette légèreté revendiquée des obligations contractuelles de l’Etat français. On le mesure aux épisodes "Ecomouv" et autres concessions autoroutières, où la seule question posée est celle de l’opportunité d’une rupture de contrat : le principe même de cette rupture semble naturel aux yeux de tous ! Bref dans notre mentalité collective, façonnée par des siècles d’arbitraire, l’engagement public échappe au principe fondamental du droit qui veut qu’un contrat soit d’abord fait pour être observé. Demandons-nous une seconde quelle serait la réaction des mêmes journalistes du service public, si le même Etat décidait de rompre à sa convenance le contrat qui le lie à eux…

Quant au vote des étrangers, la réaction dominante des médias a été sceptique mais modérée : au mieux un "coup de com" ; au pire un aveu d’impuissance. Rares sont ceux qui, tel Bruno Rayski dans ces mêmes colonnes, se sont avisés que le Président dispose bel et bien en la matière du pouvoir de consulter le peuple par referendum (article11 de la Constitution). Bref, que le sujet et sa solution entrent pleinement dans ses propres … responsabilités !

Et c’est ainsi qu’un noble mot moral devient un redoutable piège politique pour les partenaires/adversaires du gouvernement. On le sent bien à la petite musique entendue depuis quelques mois et reprochant aux patrons "de ne pas assumer leurs responsabilités" ; on voit bien, en cas d’échec, quelles seront les victimes désignées à la vindicte populaire… Mais voit-on assez que le piège pourrait se refermer, à l’intérieur de l’exécutif lui-même, sur ceux qui sont en charge du dossier, Manuel Valls et Emmanuel Macron ? Car les voici désormais seuls sur le front économique et social, tandis que le Président prend comme on dit "de la hauteur", d’escapades dans le pays profond en discours sur son passé. De son présent et de son avenir, n’est-il donc plus responsable?

Magnifique tour de passe-passe politique, dans la meilleure tradition machiavélienne, qui fait de "François II" (Hollande) le digne successeur de "François Ier" (Mitterrand) : responsable suprême qui sut si bien échapper, "les yeux dans les yeux" (déjà !), du Rainbow Warrior à l’affaire Gordji en passant par le chômage de masse, à sa responsabilité (sauf européenne !). Et qui, après une impopularité, alors sans précédent, sut se faire réélire triomphalement... Une leçon parfaitement retenue par le deuxième François, qui a vécu cette époque au plus près du premier, on l’oublie trop souvent. Comme on sous-estime toujours, dans son propre camp comme chez l’adversaire, son habileté tactique et rhétorique.

Sans doute les deux hommes diffèrent-ils sur bien des points. Sans doute l’histoire ne se répète-t-elle pas. Et sans doute le monde a-t-il bien changé : mais François Hollande ? Dans cette approche si  sélective de la responsabilité, est-il au demeurant le seul ? Depuis plus de 20 ans - les historiens dateront sans doute le phénomène de l’affaire du sang contaminé - les politiques de tout bord jouent de la responsabilité comme d’un mistigri, accusant les uns, se défaussant sur les autres, ou contournant leur "bilan"… Faut-il chercher ailleurs la raison profonde du divorce entre le peuple et les élites ?

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