Dans la tête de Vladimir Poutine : pour comprendre la vision géopolitique russe du monde<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine et Barack Obama se sont entretenus le 21 février (photo d'archive).
Vladimir Poutine et Barack Obama se sont entretenus le 21 février (photo d'archive).
©Reuters

A la Russe

Derrière la crise en Ukraine plane l'ombre de la Russie, soutien de Viktor Ianoukovitch. Dans ce dossier comme dans celui de la Syrie, le président russe s'est placé à contre-courant du monde occidental. Une manière pour lui de remettre la Russie sur l'échiquier géopolitique mondial.

Atlantico : Sur fond de relative accalmie de la crise ukrainienne, Barack Obama s'est entretenu le 21 février au soir avec le président russe afin de trouver une voie de sortie viable. Un fait qui n'est pas sans rappeler la résolution de la crise syrienne il y a quelques mois. Souvent qualifié de "nouveau Tsar", l'homme fort du Kremlin semble ainsi peaufiner son image de médiateur sur la scène internationale. Peut-on essayer de définir ce qu'est, au-delà des clichés, la vision géopolitique de Vladimir Poutine ?

Pierre Lorrain : Les discussions entre dirigeants des grandes puissances sur les dossiers brûlants sont inévitables et utiles pour connaître les positions respectives, éviter les malentendus et tenter de trouver des voies de médiation et de sortie de crise. Cela se passerait de la même manière si les dirigeants n’étaient pas Obama et Poutine.

En ce qui concerne la vision géopolitique de Vladimir Poutine, si tant est que l’on puisse appeler ainsi les impératifs russes en politique extérieure, elle peut se résumer en deux points : 1) défense des intérêts de la Russie là où ils existent ; 2) ailleurs, règlement pacifique des conflits dans le cadre des organisations internationales.

Les intérêts de la Russie sont évidemment nombreux, mais les trois priorités actuelles sont la défense des intérêts économiques, le maintien d’une force de dissuasion crédible (ce qui implique une opposition active à tout ce qui peut mettre en danger le potentiel russe de riposte nucléaire) et la lutte contre l’islamisme qui menace directement le Caucase russe et le sud de la Russie.

Contrairement à une vision manichéenne très répandue, la Russie n’est pas dans une position d’antagonisme à l’égard des pays occidentaux. Elle constitue un partenaire fiable pour la résolution d’un certain nombre de conflits. Elle a soutenu et soutient encore les efforts occidentaux en Afghanistan (notamment transit de fret de l’OTAN par le territoire russe) ou en Iran (la Russie a voté des sanctions contre la république islamique et applique un embargo sur les armes). Elle est également partie prenante dans les tentatives de résolution de la crise au Proche-Orient. Certes, elle s’est opposée à l’action de la coalition américaine en Irak, mais avec la France et l’Allemagne. En revanche, elle s’est abstenue (avec l’Allemagne) au Conseil de Sécurité des Nations unies lors du vote de la résolution 1973 sur une action occidentale en Libye, ce qui revenait à donner son feu vert. Mais, et c’est le moins que l’on puisse dire, elle n’a pas été satisfaite du résultat.

Sur la Syrie, la position de Vladimir Poutine, affirmée notamment lors de sa rencontre avec le président Hollande à Paris en juin 2012, est depuis le début la suivante : ne pas renverser un régime sans être sûr de ce qui va le remplacer. La montée en puissance des islamistes liés à Al-Qaïda lui a donné raison et a incité Washington et ses alliés à reculer sur le principe d’une intervention armée. Dans le même temps, la Russie a soutenu diplomatiquement la France dans son intervention contre les islamistes au Mali.

Nicolas Mazzucchi : Il faut en effet dépasser une vision occidentale qui fait souvent de V. Poutine une sorte de mélange entre Staline et Pierre le Grand qui serait occupé à souffler sur les braises de la Guerre Froide pour relancer un affrontement Est-Ouest. En réalité la vision géopolitique du Kremlin est bien plus subtile et complexe, loin du manichéisme que certains tentent de propager, d’un côté comme de l’autre. Les Russes ont parfaitement compris que le monde des années 2010 n’est plus celui de la fin des années 1980 et que la puissance de la Russie ne doit plus s’appréhender de la même manière que sous l’Union Soviétique.

La meilleure approche de l’appréhension des relations internationales de V. Poutine se trouve dans un document tout à fait officiel : le Concept de Politique Etrangère de la Fédération de Russie. Ce dernier a été rédigé par le ministère des affaires étrangères sur proposition du président fin 2012 et officiellement publié début 2013. Ce concept met en avant la coopération multilatérale comme l’un des principaux axes de la politique étrangère russe dans une volonté accrue d’institutionnalisation du pays. En effet, V. Poutine tente de positionner son pays comme une alternative aux voies américaine et chinoise en jouant sur le multilatéralisme, la redéfinition d’un ordre international post-crise financière et la coopération économique accrue. La multiplication des initiatives russes en ce sens (renforcement de l’OCS, entrée à l’OMC, création du Forum des Pays Exportateurs de Gaz, renforcement de l’Organisation de Coopération Economique de la Mer Noire) montre cette volonté russe. La plupart du temps la Russie y investit les groupes de coopération énergétique afin de se servir de son principal point fort économique dans le but d’augmenter sa puissance.

En dépit d'une capacité à négocier, M. Poutine n'en oublie pas pour autant de pousser ses pions aux frontières de la Russie, comme ce fut le cas en Géorgie en 2008 mais aussi plus récemment en Ukraine comme chacun a pu le voir. Quelles sont concrètement les ambitions de Moscou dans la restauration de la puissance russe ? Jusqu'où est-il prêt à aller ?

Pierre Lorrain : Il ne me semble pas que « pousser ses pions » soit l’expression qui convient. Vu de Moscou, ce sont plutôt les Occidentaux qui poussent leurs pions dans sa zone d’influence. Les liens entre la Géorgie et la Russie datent de 1783. L’Ukraine est unie à la Russie depuis 1654. Que diraient les Britanniques si la Russie « poussait ses pions » en Écosse (en union avec l’Angleterre depuis 1603) et soutenait l’indépendance d’Édimbourg en lui proposant d’entrer dans la CEI et dans l’Organisation du Traité de Sécurité collective ?

Les ambitions de Moscou ne sont pas aussi « hégémoniques » qu’on le prétend généralement. Les trois États Baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) ont quitté le giron soviétique (et russe) pour intégrer l’Union européenne sans soulever l’opposition de la Russie qui avait reconnu l’indépendance de ces États (et de la Finlande) lors du Traité de Versailles en 1919, même si elle les avait « annexés » à l’URSS à la faveur du Pacte Hitler-Staline. En 1991, lors de l’éclatement de l’URSS, Moscou, désormais capitale de la seule Russie, a admis que ces trois pays (et la Géorgie) ne fassent pas partie de la CEI, dissociant leur destin de celui du reste l’ancienne Union soviétique.

Le cas de la Géorgie est un peu à part dans la mesure où les républiques autonomes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud ont refusé en 1991 de voir leur destin continuer à être associé à cette dernière et ont mené une lutte armée pour l’indépendance. Le conflit de 2008 a été provoqué par la volonté de Tbilissi de vouloir reconquérir par la force l’Ossétie du Sud en violation des accords de cessez-le-feu de 1993.

Pour le reste, les liens économiques entre les anciennes républiques et la Russie suffisent à maintenir une cohésion dans ce qui reste de l’espace ex-soviétique. De ce point de vue, la situation de l’Ukraine est presque caricaturale : la plus grande partie de son économie et presque toute son industrie sont tournées vers la Russie et d’autres pays de la CEI. En réalité, le rapprochement avec l’Union européenne sous la forme d’un accord d’association et, surtout, d’une zone de libre-échange était un piège dramatique pour l’industrie ukrainienne. La zone de libre-échange vers l’Ouest ouvre un marché de 46 millions d’habitants aux producteurs européens, mais la réciproque n’est pas vraie : il n’y a pratiquement de produits ukrainiens susceptibles de pénétrer les marchés européens. Au contraire, l’accord impliquerait des barrières douanières vers l’Est, débouché presque exclusif de la production industrielle ukrainienne (essentiellement des armes et des pièces détachées pour l’industrie lourde et d’armement). Sans oublier que la majeure partie de l’énergie ukrainienne (gaz et pétrole) est fournie par la Russie à des tarifs préférentiels. Question : pourquoi la Russie devrait-elle continuer à subventionner les achats énergétiques d’un pays qui lui serait hostile ? Autre point : sans une aide financière importante, l’Ukraine est aujourd’hui dans l’impossibilité d’honorer ses dettes et l’on anticipe un prochain défaut. Et l’on considère aujourd’hui que seule la Russie est susceptible de lui venir en aide. Hégémonisme ?

Nicolas Mazzucchi : La géopolitique traditionnelle russe distingue un espace appelé « l’étranger proche ». Ce dernier correspond peu ou prou aux limites de l’ex-URSS avec à l’Ouest la Biélorussie et l’Ukraine, au Sud le Caucase et à l’Est l’Asie centrale. Cet espace est considéré par Moscou comme le sanctuaire de son influence « naturelle » pour des raisons aussi bien économiques qu’historiques. La volonté de certaines puissances de s’immiscer dans cet espace que ce soit les Etats-Unis qui voulaient intégrer l’Ukraine et la Géorgie à l’OTAN ou la Chine qui se fait de plus en plus présente en Asie centrale, est perçue comme une forme « d’agression ». La Russie qui ne se voit pas créer des bastions d’influence aux frontières des autres grands pays, n’accepte pas que les autres puisse le faire ce qui peut parfois inclure des réactions brutales comme en 2008 en Géorgie où, en plus de régler une affaire régionale complexe dans le Caucase, V. Poutine a également envoyé un signal clair aux Etats-Unis.

A l’heure actuelle V. Poutine tente de recréer une forme d’association économique prenant en compte cet « étranger proche » par la création d’une Union eurasiatique qui comprend déjà la Biélorussie et le Kazakhstan et souhaite y intégrer l’Ukraine. Cette Union ressemblerait assez à l’OCS qui se révèle un vrai succès en Asie centrale et dont l’élargissement est programmé à des pays comme l’Inde ou le Pakistan qui en sont pour le moment des observateurs. En réalité cela s’inscrit également dans la vision multilatérale de Moscou qui cherche à unir ses affidés au sein d’une même organisation. Le problème est que cette volonté, acceptée par Kiev qui y voit un intérêt économique direct, se heurte aux problématiques internes de l’Ukraine, historiquement divisé en deux entités culturelles distinctes, l’une de tradition catholique et pro-européenne et l’autre de tradition orthodoxe et pro-russe. Ce n’est pas pour rien que le nom du pays dérive du mot « frontière ».

Le dirigeant du Kremlin n'en finit pas par ailleurs de cliver, d'aucuns le voyant comme l'un des derniers hommes politiques tandis que les autres y voient un tyran sans scrupules. Est-il possible de faire la part des choses ?

Pierre Lorrain : Les clivages dépendent des sensibilités politiques des uns et des autres. Ce qui est incontestable est que Vladimir Poutine est le président élu d’un pays de 145 millions d’habitants qui s’étend sur 17 millions de km², superpuissance nucléaire de surcroît, à parité avec les États-Unis. Le véritable problème est qu’il n’y a pas aujourd’hui en Russie d’alternative crédible : aucun dirigeant n’est capable de fédérer autour de lui une véritable opposition ouvrant la voie à une alternance.

Nicolas Mazzucchi : Le film de Karl Zéro « Dans la peau de Vladimir Poutine » était à ce sujet tout à fait édifiant. Alors que l’auteur voulait faire un film à charge, le fait d’adopter le point de vue russe et de s’exprimer à la première personne renverse totalement l’effet. Vu d’Europe occidentale, V. Poutine est un inénarrable despote mais il faut comprendre l’histoire et la réalité russes pour saisir le personnage. Quand il arrive au pouvoir, présenté par ses promoteurs les oligarques, Berezovsky, Abramovitch et consorts, comme un pantin manipulable, V. Poutine trouve un pays économiquement en ruines. La crise de 1998, provoquée par une insertion trop brutale dans le marché mondial, a été catastrophique pour la Russie. Il a donc hérité d’une situation très compliquée avec une corruption galopante qui perdure d’ailleurs aujourd’hui. Le premier succès de V. Poutine, celui sur lequel il capitalise toujours en réalité, a été de sortir le pays de la crise en reprenant en main les actifs gaziers et pétroliers des oligarques pour les placer sous tutelle de l’Etat, inaugurant une nouvelle période de prospérité. Les Russes lui sont toujours reconnaissants de cela ce qui explique en grande partie sa popularité. D’un autre côté il faut également comprendre que le contrat social russe se fonde sur une délégation de pouvoir absolu contre la prospérité et une certaine forme de grandeur du pays ; c’est en ce sens que V. Poutine peut être vu comme l’héritier tant des tsars que des dirigeants soviétiques. Il se place ainsi dans la droite ligne de ses grands prédécesseurs vus comme les bâtisseurs de la Russie et d’une certaine façon à contre-courant de B. Eltsine, même si c’est lui qui l’a amené au pouvoir.

Le discours de Munich prononcé par Vladimir Poutine en 2008 avait théorisé la vision d'un monde multipolaire émancipé de la domination unilatérale de Washington. Faut-il voir cette théorie comme une représentation honnête des ambitions de l'ancien membre du KGB ou comme un moyen consensuel d'imposer petit à petit ses prérogatives dans les rapports de force internationaux ?

Pierre Lorrain : Le monde multipolaire est une réalité depuis longtemps comme l’a illustré l’exemple de l’Irak, avec la France, l’Allemagne et la Russie s’opposant à l’intervention américaine. Il ne faut pas tomber dans le fantasme en imaginant le « monde multipolaire » préconisé par Vladimir Poutine comme un retour à l’équilibre de la guerre froide, avec d’un côté les Occidentaux et de l’autre la Russie à la tête de tous ceux qui s’opposent à Washington. Il s’agit plutôt, pour Moscou, d’alliances ponctuelles et à géométrie variable en fonction des problèmes. Ainsi, la Russie et les États-Unis s’opposent sans doute sur la question du bouclier antimissiles américain (qui, pour Moscou, représente une menace pour sa dissuasion nucléaire) mais ils travaillent ensemble sur de nombreux dossiers qui vont de la lutte antiterroriste au Proche-Orient, en passa par l’Afghanistan ou le dossier iranien. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de divergences sur ces sujets, mais l’important est qu’elles ne sont plus rédhibitoires et se règlent par la négociation.

Nicolas Mazzucchi : C’est à mon avis une vision honnête des volontés russes. Toutefois il faut bien se garder d’y voir un quelconque angélisme. Le multilatéralisme dans la vision russe doit avant tout promouvoir la stabilité politique et permettre à la Russie de déployer son influence, d’abord économique, dans ses zones de projection choisies : étranger proche avant tout mais aussi Asie, Moyen-Orient et Méditerranée. La Russie est consciente qu’elle ne peut plus rivaliser directement avec les Etats-Unis ou même la Chine d’où la volonté de trouver des relais régionaux, de créer des alliances ou des unions économiques et d’instrumentaliser des organisations internationales. Le cas de l’AIEA est très intéressant. Actant la volonté de nombreux pays d’accéder à l’énergie nucléaire (Turquie, Vietnam, Jordanie, Arabie Saoudite) ou de développer leur secteur existant (Brésil, Inde, Chine), la Russie a réussi à ce qu’un ses centres d’enrichissement d’uranium soit choisi comme banque internationale en 2010 par l’AIEA. Cela permet de bénéficier de l’effet d’autorité de l’AIEA et d’augmenter par-là les revenus de l’entreprise nationale qui le gère.
Cette vision se trouve relayée par des officiels et des diplomates russes, montrant bien qu’il s’agit d’une véritable volonté du Kremlin de jouer de la baisse de puissance relative du pays pour apparaitre moins « dangereux » que les Etats-Unis ou la Chine et ainsi faire valoir ses vues dans des cadres multilatéraux via des alliés de circonstance. Le but ultime de la Russie reste une restauration de sa puissance mais dans une forme différente de ce qu’elle a pu être au cours du XXe siècle.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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