Gauche recherche peuple désespérément mais de Mélenchon à Besancenot en passant par les Verts, ne risque pas de le trouver<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean-Luc Mélenchon n'a pas rassemblé les foules dimanche pour sa manifestation pour une "révolution fiscale".
Jean-Luc Mélenchon n'a pas rassemblé les foules dimanche pour sa manifestation pour une "révolution fiscale".
©Reuters

Game Over

L'élan de "la prise de la Bastille" est retombé. La manifestation pour une "révolution fiscale" à l'appel de Jean-Luc Mélenchon n'a pas rassemblé les foules. Confrontée à la concurrence de nouvelles formes de contestations, la gauche et notamment la gauche radicale apparaît de plus en plus déconnectée du peuple.

Laurent Bouvet

Laurent Bouvet

Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié Le sens du peuple : La gauche, la démocratie, le populisme (2012, Gallimard) et L'insécurité culturelle (2015, Fayard).

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Atlantico : La manifestation pour une "révolution fiscale" du dimanche 1er décembre, à l'appel du Front de gauche, n'a pas mobilisé les foules. Dans le même temps, les écologistes sont de plus en plus divisés et le NPA, en difficulté financière, lance une souscription. Comment analysez-vous l'échec de la  gauche, y compris de la gauche radicale, dans un contexte de crise et de contestation sociale qui devrait pourtant lui être favorable ?

Laurent Bouvet : Les différents partis de gauche ont du mal à mobiliser électeurs et sympathisants pour des raisons variées et différentes. D’abord, il y a une défiance assez générale et profonde de nos concitoyens envers la politique dans ses formes conventionnelles : partis, élections… de même que syndicats. Toutes les organisations sont touchées, y compris à droite. Ce sont les modes d’action protestataires, visibles, bruyants, plus directement liés à tel ou tel sujet et, en apparence au moins, indépendants des organisations politiques traditionnelles qui mobilisent et apparaissent comme dynamiques aujourd’hui.

Ensuite, la gauche dans son ensemble semble plus touchée que la droite et la droite extrême par ce phénomène de désaffection de la politique « traditionnelle ». En raison de l’exercice du pouvoir par certaines de ses forces bien évidemment depuis un an et demi, mais plus fondamentalement parce que l’on assiste à ce que certains appellent une « droitisation » au sein de la société française.

Le phénomène reste multiforme et confus. Pour moi, il correspond à une évolution structurelle des sociétés comme la nôtre : l’émergence au premier plan des préoccupations dites de « société » ou concernant les « valeurs » (questions de mœurs, d’identité, d’appartenances « culturelles » ou religieuses…) qui viennent compléter voire concurrencer les questions économiques et sociales plus traditionnellement fondatrices des enjeux et clivages politiques.

Or, la gauche dans son ensemble est très largement assimilée, historiquement, aux secondes, à ce que l’on pourrait appeler avec Gramsci une forme « d’économisme ». C’est en se montrant volontariste sur les questions économiques et sociales (emploi, croissance, pouvoir d’achat…) qu’elle prétend d’abord répondre aux difficultés, et en particulier aux inégalités. Pourtant, une réponse de ce type apparaît désormais comme très largement insuffisante voire inefficace. Soit qu’il s’agisse de la proposition d’une intervention publique massive, par l’augmentation de la dépense publique par exemple ; soit qu’il s’agisse d’une version plus réformiste, soucieuse du respect des contraintes européennes notamment. Cette inefficacité du politique sur l’économique, très largement connue et commentée, pèse lourd dans le bilan contre la gauche de manière générale, qu’il s’agisse de celle qui entend gouverner ou de la gauche protestataire.

Confrontées à ce qui apparaît comme une impasse, les différentes forces de gauche ont largement réagi en surinvestissant le terrain dit « sociétal » ou des valeurs, au nom de l’égalité des droits de l’individu ou de la spécificité de ses identités et appartenances (genre, orientation sexuelle, origine ethno-raciale, religion…), au nom aussi parfois d’idéaux tels que le « Progrès » dont elle se réclame historiquement. L’efficacité a été plus immédiate sur ce terrain mais cela a conduit de plus en plus à identifier la gauche aux yeux de l’opinion à ce type de problématiques – et parfois à les faire apparaître comme très dominantes dans son discours que dans son action publique.

Ce faisant, trois problèmes sont rapidement apparus à gauche au regard de ce terrain des « valeurs ». Le premier est lié à la vision philosophique de l’émancipation individuelle qu’induisent de telles positions, une vision qui renvoie au libéralisme et brouille l’antilibéralisme économique généralement affiché par ailleurs – vouloir émanciper ou « rendre égal » l’individu « culturel » au nom de la liberté et contraindre la liberté de l’individu « économique » au nom de l’égalité pouvant apparaître comme incohérent. Le deuxième est lié aux clivages nombreux et multiformes qui peuvent exister sur de tels enjeux, sans qu’ils structurent de manière lisible et stable les comportements politiques suivant un axe droite-gauche. Le troisième est la conséquence plus directement politique des deux premiers : un tel positionnement conduit, dans le temps, à la fragilisation de la base sociologique disponible pour les élections. Une « alliance des minorités » (i.e. les groupes sociaux et culturels plus ou moins clairement constitués autour de tel ou tel enjeu d’émancipation par rapport à la « majorité ») étant très difficile à mettre en place, à mobiliser et surtout à maintenir dans le temps sur l’ensemble des thématiques qui composent le jeu politique.

La gauche ne parvient-elle plus à comprendre le peuple ? Pourquoi ?

Il devient difficile non seulement de « comprendre » le peuple mais même de le concevoir ou simplement de le voir comme tel dès lors que l’on est dans la logique décrite précédemment.

Dans mon livre Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme (Gallimard, 2012), je retrace l’histoire de la construction des représentations du peuple (démocratique, social, national) par la gauche depuis le XIXe siècle puis l’éloignement de la gauche par rapport à l’idée même de peuple, sans parler des réalités sociologiques, à partir des années 1970. On est aujourd’hui, alors que la gauche est revenue au pouvoir, dans la suite de cet éloignement en forme d’oubli quand ce n’est pas tout simplement, pour une partie d’entre elle, de mépris. L’un des phénomènes les plus intéressants est la manière dont, à gauche désormais, le peuple sert soit de référence mythique mais totalement désincarnée, soit de repoussoir sous les auspices du refus du populisme.

Le peuple mythique et désincarné se retrouve dans certains discours alors qu’il n’a plus de réalité. Ainsi, par exemple, prétendre vouloir « faire la révolution » comme on l’entend parfois dans certains secteurs de la gauche, alors que sa sociologie partisane et électorale est essentiellement composée de fonctionnaires et d’agents publics – dont le bien social le plus précieux en ces temps de précarité et de difficultés économiques est le « statut » – apparaît comme surréaliste et ne trompe personne.

Le peuple repoussoir se retrouve notamment dans les injonctions moralisatrices émises à l’égard de catégories populaires qui ne comprennent pas ou plus le « bien » ou le « progrès » que veulent pour elles l’élite et qui le disent de plus en plus bruyamment. Un « bien » et un « progrès » conçus et imaginés sans le peuple, dont l’élite s’abstrait d’ailleurs bien volontiers dès lors qu’ils la dérangent mais dont elle exige l’application stricte voire brutale de la part du peuple.

Cette distanciation aux dimensions d’un gouffre est aujourd’hui tragique pour la gauche, assimilée à « en haut », comme si celle-ci ne pouvait plus rien comprendre de ce qui se passe « en bas ». Distanciation sociale, territoriale, culturelle… et maintenant morale même qui semble, en l’état et sans réorientation radicale de la manière dont la gauche conçoit aujourd’hui son identité doctrinale et son action politique, condamnée à finir par un coupure électorale totale. Une coupure qui bénéficiera à d’autres forces politiques, celles-là même que la gauche prétend d’ailleurs combattre. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. L’idiot utile d’antan est ainsi devenu une figure politique majeure de notre époque. Un idiot à la fois utile et fier de l’être…

Les "bonnets rouges" étaient entre 17.000 et 40.000 à manifester contre l'écotaxe et pour l'emploi en Bretagne. Jean-Luc Mélenchon avait déclaré à leur sujet : "les esclaves qui défilent pour leur maîtres". Le leader du Front de gauche s'est-il trompé de cible ? En tant que leader de la gauche de la gauche, aurait-il dû  tenter de s'adresser à eux ?

J’avoue que je cerne mal le phénomène des « bonnets rouges » et que je n’ai rien lu encore – c’est très « neuf » évidemment – de convaincant sur le sujet. Je ne m’aventurerai donc pas à tirer des conclusions à ce propos. Par rapport à Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours du mal à comprendre l’agressivité voire le mépris dont il peut faire preuve à l’égard de tel individu ou telle catégorie sociale ou professionnelle. Il me semble que si l’on prétend parler au nom du peuple, et Jean-Luc Mélenchon a récupéré une partie de cette fonction de tribun du peuple dans l’espace politique contemporain, on se doit d’en avoir une vision aussi large et compréhensive que possible. Or ce n’est visiblement pas le cas ici. Il me semble que la sociologie très « secteur public » de l’électorat et des sympathisants du Front de gauche explique en grande partie une attitude de ce genre même si elle n’est pas, heureusement, généralisée – notamment si l’on regarde du côté du Parti communiste. C’est incontestablement une limite forte à la croissance de la gauche de la gauche dans un contexte de crise de la gauche de gouvernement.

Interrogé sur la percée du FN dans l'émission de Laurent Ruquier, Olivier Besancenot a déclaré  "Quand il n’y a pas de lutte collective, quand la solidarité n’est pas à l’ordre du jour, ce n’est pas l’espoir qui prime, c’est la peur. Et la peur est mauvaise conseillère. Parce qu’on dirige sa colère vers l’autre au lieu de s’en prendre à ceux qui sont vraiment responsables." Partagez-vous son analyse ? Comment analysez-vous le succès grandissant du FN auprès des classes populaires, y compris auprès de certains électeurs qui votaient  traditionnellement pour la gauche ?

Le succès du FN auprès des catégories populaires, notamment dans certains territoires du nord et de l’est qui étaient auparavant plutôt des terres de gauche, et qui complète une implantation traditionnelle de ce parti dans le sud-est notamment, vient à mon sens d’un double processus, un « mix », dont l’une des dimensions nourrit et renforce l’autre en permanence, ce qui lui donne cet aspect dynamique si frappant aujourd’hui même si les résultats politiques ne sont pas toujours à la hauteur. Les deux processus sont très bien analysés et décrits mais souvent de manière indépendante, comme deux « thèses » concurrentes d’explication de la « montée » en puissance du FN. Il faut les voir et les comprendre ensemble à mes yeux.

Premier processus : le sentiment grandissant d’abandon économique et social du « bas » par le « haut », du peuple par une élite intéressée uniquement par elle-même et jouant à plein le jeu (dont elle profite) de la mondialisation et de l’Europe libérale, sans voire contre le peuple. Cette dimension haut/bas, verticale, est déterminante aujourd’hui dans les progrès des forces néo-populistes en Europe.

Second processus : le renforcement en forme de radicalisation des considérations « identitaires » et « culturelles », notamment autour des thématiques liées à l’immigration et à l’islam. Il s’agit d’une dimension horizontale qui réinterprète, dans les conditions contemporaines, le clivage classique « eux/nous » et la question de la frontière. On parle ici plus volontiers de national-populisme.

Ce qui est important aujourd’hui, c’est la combinaison, l’alchimie particulière, des deux processus, des deux dimensions, car elle structure un espace politique assez nouveau au regard d’expériences historiques qui de ce fait ne sont pas toujours d’une grande utilité pour comprendre ce qui est à l’œuvre sous nos yeux. La combinaison de ces dimensions dessine un ensemble de peurs et d’insécurités (économique et sociale, physique, culturelle…) qui sur-déterminent les individus et les groupes sociaux que l’on peut identifier dans cet espace. Peurs et insécurités qui peuvent être plus ou moins construites bien évidemment, par le jeu médiatique notamment, et manipulées par tel ou tel leader ou parti politique, au-delà de l’extrême-droite stricto sensu, comme on l’a vu lors de la dernière élection présidentielle en particulier. Mais peurs et insécurités qui sont devenues déterminantes dans les comportements politiques. Et qu’il faut donc identifier comme telles si l’on veut les analyser et bien sûr, a fortiori, les combattre.

C’est à cela que la gauche dans son ensemble, qu’elle soit au pouvoir ou non, devrait s’atteler plutôt que d’en rester à des analyses et des méthodes de combat politique qui datent pour certaines de 30 ans désormais. Les derniers épisodes de notre actualité politique ont été particulièrement frappants de ce point de vue : on y a vu une gauche aussi péremptoire qu’inefficace, renonçant à toute ambition politique au profit d’une posture morale sans prise sur la société.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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