Inégalités : comment nous sommes passés d'un monde-chameau à un monde-dromadaire (et le défi de la re-concentration des richesses chez les 1%) <!-- --> | Atlantico.fr
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"Le niveau de vie des Américains les moins bien lotis ressemble désormais davantage à celui des populations vivant à l’autre bout du monde qu’à celui de leur riches voisins"
"Le niveau de vie des Américains les moins bien lotis ressemble désormais davantage à celui des populations vivant à l’autre bout du monde qu’à celui de leur riches voisins"
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Evolution

En quarante ans, les inégalités de revenu ont été réduites entre les différents pays du globe et jamais autant de personnes n'ont gagné l'équivalent de 10 dollars par jour. Néanmoins, à l'échelle d'un même pays, elles se sont exacerbées.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Et si les inégalités à l’échelle globale s’étaient réduites au cours des quarante dernières années ? C’est ce qu’explique un article du site d’information Business Insider. Jamais autant d’individus sur la planète n’ont gagné l’équivalent de 10 dollars par jours. Des chercheurs de l’université d’Utrecht ont cependant estimé en 2011 que si les nations entre elles étaient aujourd’hui plus égales,  les inégalités au sein de ces dernières s’étaient en fait exacerbées. Et au site Business Insider de résumer la conclusion de cet article : "En d’autres termes, le niveau de vie des Américains les moins bien lotis ressemble désormais davantage à celui des populations vivant à l’autre bout du monde qu’à celui de leur riches voisins".


Mathieu Mucherie : Le message de cette page de Business insider de laquelle est tiré ce graphique pourrait s’intituler avec un peu de cynisme : "Des classes moyennes oui, mais chez nous aux USA, surtout pas chez eux dans le Tiers-Monde !".

Que nous raconte le graphique ? Une chose à la fois très puissante et très simple : depuis 30 ans, on observe la formation à une vitesse prodigieuse d’une gigantesque classe moyenne dans de nombreux pays dits émergents. Au passage, ce n’est pas un scoop, le CAC40 survit grâce à cela depuis des années : heureusement que les chinoises se ruent sur les sacs et sur les crèmes pour compenser les restrictions monétaires orchestrées par la BCE. Cela signifie qu’environ 3 milliards d’individus (à la louche) qui ne comptaient pas et qui d’ailleurs n’existaient pas ou étaient à peine recensés se mettent soudain (en une génération !) à se rapprocher des marchés mondiaux, des standards occidentaux de consommation, etc. Une excellente évolution, pour eux comme pour nous. Pensez qu’à la fin de la Révolution culturelle il y avait un retour du cannibalisme dans certaines campagnes chinoises et que 40 ans plus tard c’est le TGV qui passe.

Seulement la pauvreté qui diminue (les fameuses barres à 1$/jour, 2$/jour etc.) ne signifie pas la réduction des inégalités puisque ces dernières sont comptabilisées sur la base des écarts aux revenus médians. Et il y aura toujours dans toute société 50% des gens placé en dessous du revenu médian, si j’ai bien tout compris des statistiques. Alors le nombre de gens qui gagnent moins de 2$ diminue fortement (en Asie surtout), le nombre de gens qui gagnent plus de 10$/jour explose (ce qui est une bonne chose aussi et ce qui reste très inférieur au RSA si on ne raisonne pas en parité de pouvoir d’achat), mais les inégalités telles qu’elles sont mesurées peuvent très bien avoir augmenté ; et sans que cela constitue automatiquement un drame, tout dépend du pays, du degré de redistribution, de la croissance et de l’inflation, des circonstances qui peuvent rendre plus ou moins envieux, etc. Il y a depuis plus de 10 ans d’excellents articles sur ces questions (ceux de Xavier Sala-i-Martin en particulier), et je me permets de renvoyer au site pédagogique Melchior pour une revue de la littérature sur ces questions certes un peu ancienne mais à peu près pertinente.

Les choses se compliquent pour les pays riches. L’émergence de vastes classes moyennes au fin fond du Gange ou du Rio Grande fait une belle jambe à nos exclus et certains soutiennent que pour nos travailleurs des secteurs exposés à la concurrence internationale ce serait même une évolution franchement négative, vectrice d’inégalités. Ils ont faux : les principaux producteurs d’inégalités au Nord sont les progrès techniques (on ne va quand même pas les interdire pour autant), les Etats quand ils multiplient comme à loisirs les inégalités statutaires, fiscales, immobilières et réglementaires (mais ils sont aussi et surtout de puissants acteurs dans la compression des inégalités de revenus, y compris aux Etats-Unis où 40% de l’IR est payé par les fameux 1% de riches), la démographie et les dislocations familiales (des facteurs sur lesquels un brusque retour en arrière serait un peu compliqué). La mondialisation et l’immigration jouent certes un rôle mais secondaire ; sinon les pays de l’OCDE les plus égalitaires seraient aussi les pays les plus fermés, ce qui n’est pas le cas.         

Au fond, les travaux cités issus de Stockholm ou d’Utrecht n’apportent rien de nouveau dans un débat académique qui sur ces questions est de toute façon très dense (parce que le sujet intéresse tout un tas de monde) et jamais irréprochable : où fixer les barres ? Dans quelle monnaie ? Quid des monnaies non convertibles ? Faut-il raisonner en individus ou en ménages ? Comment tenir compte de l’âge, du cycle de vie ? Le bien-être est-il plus affecté par la pauvreté ou par les inégalités ? Comment tenir compte des inégalités non monétaires, par exemple celles liées au statut ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi des dizaines de difficultés statistiques et philosophiques, Amartya Sen recommandait de ne pas trop oublier les inégalités face à l’emploi : on peut très bien en Europe avoir l’impression de vivre dans une société plus égalitaire qu’aux USA, mais en regardant les taux de chômage et d’activité on pourrait aussi prétendre que le plus fort dualisme de nos marchés du travail constitue une forme de cruauté sociale d’autant plus scandaleuse qu’elle est insidieuse et pérenne. Refermons la parenthèse et renvoyons très immodestement à un article que votre serviteur avait produit dans la revue Commentaire fin 2007…

La référence à une note de Bill Gross (qui a lui tout seul contribue aux inégalités américaines…) affaiblit plutôt le papier de business insider. D’une part parce que Bill Gross s’est lourdement trompé vers 2010 sur l’orientation des taux d’intérêt américains (et quand on gère plusieurs milliers de milliards de dollars de titres obligataires, c’est un peu gênant). D’autre part et surtout parce que le lien entre les inégalités et les gains de productivité est pour le moins baroque. Je sais bien que c’est à la mode depuis Rajan et quelques autres mais il y a tellement de déterminants plus solides de la productivité dans la littérature et dans les faits, pourquoi diable mettre l’accent sur les inégalités si ce n’est pour faire du buzz ? Si la croissance de la productivité baisse aux US (bien moins qu’en zone euro, je vous rassure…), c’est d’abord parce qu’elle est plutôt cyclique (or le cycle actuel n’est pas grandiose), et puis il faudrait prouver que les inégalités explosent depuis cinq ans aux Etats-Unis (ce dont je doute quand j’observe l’évolution des prix d’actifs ou, autre exemple, la hausse de 45% du salaire minimum fédéral).     

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