La victoire des trolls : comment Internet a été abandonné aux tyrans et aux mauvais esprits<!-- --> | Atlantico.fr
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Le web est-il en train de basculer du côté obscur ?
Le web est-il en train de basculer du côté obscur ?
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En perdition

Sous couvert du principe de liberté d’expression, les trolls sont en train de modifier la culture d’Internet pour y faire régner la haine.

Olivier Le Deuff

Olivier Le Deuff

Olivier Le Deuff est maître de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Bordeaux Montaigne. Responsable du DUT Information Numérique dans les organisations de Bordeaux.
Blogueur du guide des égarés www.guidedesegares.info
Auteur de la formation aux cultures numériques, Du Tag au like et de romans chez Publienet
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Ah les trolls ! S'ils n'existaient pas Internet n'aurait pas la même saveur. Pas besoin d'être un génie de l'informatique pour comprendre ce qu'est un troll. Est considérée comme telle, toute personne malfaisante dont l'objectif est de perturber le bon fonctionnement des forums de discussion. Pour arriver à ses fins, le troll multiplie les messages sans intérêt ou fait en sorte de lancer des débats qui n'en sont pas vraiment. Autant dire que sur les réseaux sociaux, il en existe un certain nombre. Cependant, tous les trolls n'agissent pas de la même manière. Il y a plusieurs catégories de troll : le troll "kikoo-lol", le troll agressif et insultant, le troll bête, le troll casse-pieds... Parfois même un troll peut avoir toutes ces caractéristiques en même temps.

Cependant, voici une série d'attributs qui permettent de mieux reconnaître un troll d'un internaute lambda. En règle générale le troll agit sur plusieurs sites, il fait des fautes d'orthographes, il use et abuse des smileys, il veut être modérateur du forum,
il insulte beaucoup et cherche à faire de l'humour (souvent, très souvent même il n'est pas drôle) et enfin il suscite et nourrit artificiellement une polémique (même si le débat est clos, le troll le relance avec un argument quelque peu étrange). Cependant, force est de constater que le troll a gagné. C'est en tout cas ce qu'assure Francisco Dao dans un article sur Pandodaily. En effet, l'auteur constate que si dans le monde réel, les trolls seraient des parias, sur Internet, ils possèdent des fans. "Les trolls ont réussi à manipuler toute la culture de l'internet. Ils l'ont transformé en un lieu où la colère règne en maître et ont entraîné tout le monde vers le bas" écrit-il.

En effet, selon Francisco Dao, les trolls ont réussi à faire accepter un comportement inacceptable. Sur Internet, désormais, estime-t-il, les gens ne réfléchissent pas pas deux secondes avant de lancer des attaques violentes à une personne si celle-ci ne va pas dans son sens. Difficile de croire que dans la vie de tous les jours, une telle violence soit tolérée. Mais le troll a gagné en cela que si certains internautes lui font remarquer qu'il dépasse un peu les bornes, il y aura toujours quelqu'un pour le défendre en sortant le Graal de la liberté d'expression. Résultat final : les débats sont tirés vers le bas, "la décence est considérée comme l'exception et non la règle" affirme l'auteur. En avilissant les discussions, les trolls ont donc gagné.

Qu'en pense Olivier Le Deuff maître de conférences à l’université de Bordeaux 3 et chercheur en sciences de l’information et en humanités numériques ?

Atlantico : Fausse tribunes, accusations publiques, diffamation, les trolls et leurs intimidations en ligne ont envahi le web. Internet et les réseaux sociaux semblent libérer la violence et la bassesse de chacun. Le web est-il en train de basculer du côté obscur ?

Olivier Le Deuff : Plusieurs aspects méritent d'être découplés. Ce qui se relève être parfois du registre de l'impulsion ou de la colère qui peut s'exprimer facilement et dont le "like" est la plus simple expression, ce qui relève des enjeux de démonstration de sa réputation et enfin ce qui relève de la rumeur ou du complot, qui peuvent évidemment trouver sur les réseaux de quoi plus aisément s’alimenter.

Pourquoi les usages numériques entraînent-ils un nivellement par des valeurs négatives plutôt que positives ?

Il s'agit en fait bien souvent d'un problème d'autorité dans la mesure où effectivement chacun peut s'exprimer, ce qui est bien pour la liberté d'expression, mais qui constitue une remise en cause des autorités traditionnelles et des légitimités habituelles des mécanismes d'expression. L'affaiblissement des autorités et de leur crédibilité incite aussi à l'expression de remise en cause et à leur critique récurrente. Il reste qu'il s'agit d'un mécanisme démocratique souhaitable.

Comment le web laisse-t-il impuni des actes qui seraient interdits dans « la vraie vie » ? Profite-t-il d’abord d’un laisser-faire généralisé ou d’un manque de réglementation ?

Le plus inquiétant réside alors dans le risque d'explosion d'une info-pollution avec un web trop chargé en information contaminée, dégradée voire manipulée. Nul n'est à l'abri et par conséquent l'effort repose sur l'ensemble des citoyens qui doivent être armés pour opérer de plus en plus eux-mêmes cette "évaluation de l'information" qui ne peut plus être assumée par les circuits classiques de l'imprimé qui permet de garantir une information relativement vérifiée notamment dans les centres de  documentation et bibliothèques. Ce savoir, cette capacité à évaluer l'information mérite d'être davantage enseignée. C'est l'enjeu d'une véritable formation à la culture de l'information et aux médias notamment dans les environnements numériques qui devient clef. Or pour l'instant, elle est insuffisante. Mais elle fait clairement partie des fondements nécessaires à l'exercice d'une citoyenneté numérique. Elle suppose à la fois une connaissance technique du web mais aussi une capacité d'exercice critique, qui suppose une forme de capacité d'arrêt, de réflexion et de mise à distance, ce qu'on peut appeler la Skholé, qui a donné le mot école, et qui est en fait la véritable école car l'école est ce "bagage" de connaissances et de savoirs et de  compétences qu'il s'agit de mobiliser à chaque instant.

Or, la masse d'informations, le triomphe des informations rapides et prêtant une grande importance aux faits divers font négliger la skholé pour privilégier à l'inverse des formes spontanées et impulsives comme le "like". Du coup, le temps d'arrêt et de vérifier l'information est court-circuité, et il est difficile d'y résister y compris pour des travailleurs du savoir comme les enseignants et journaliste qui peuvent se faire piéger. Le danger serait de tomber dans un registre de l'impulsion et d'un doute perpétuel qui fait qu'on accorde sa confiance à l'information qui fasse le plus de buzz même si sa véracité est remise en doute quelques heures plus tard.

Comment rendre la toile de nouveau hospitalière et civile ?

La solution simple mais néanmoins dangereuse serait de pouvoir attribuer clairement toute réaction, billet de blog ou production d'information à un auteur clairement authentifié. C'est le rêve des états espions, des dictatures mais aussi des géants du web comme Facebook et Google qui aimeraient pouvoir tout  authentifier. Néanmoins, il est souvent possible de trouver qui se cache derrière les pseudos. La dénonciation des pseudonymes n'est pas nouvelle puisque déjà le bibliothécaire Adrien Baillet écrivait en 1690 un ouvrage dénonçant les pseudos.
Il n'y a donc pas de solution miracle mais il apparaît opportun de défendre la liberté d'expression, et le like en fait partie, mais d'associer à ce pouvoir, les compétences qui vont avec. Plutôt que la sanction, la censure ou les risques de délation, il est préférable d'envisager l'éducation, avec notamment un enseignement autour de la culture de l'information. Hélas, pour l'instant, c'est plus le volet de mise en garde sur les réseaux voire la prévention du piratage qui domine. L'enjeu est donc celui d'une culture numérique. Il reste aussi le droit de dire des bêtises, et il faut bien faire avec. Quant aux propos xénophobes ou racistes, ils peuvent quand même tomber sous le coup de la législation. Il reste aussi à faire la part des choses pour éviter de tomber dans une logique répressive qui obligerait à une expression aseptisée sans la moindre catharsis. Et il vaut mieux que  s'exprime parfois la méchanceté et la bêtise sur le web, comme elle peut s'exprimer dans la conversation, plutôt qu'elle reste refoulée et qu'elle explose dans une violence bien plus dangereuse.


Propos recueillis par Pierre Havez

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