Pourquoi nous risquons de perdre les clés de notre savoir en misant tout sur le numérique sans protéger les bibliothèques <!-- --> | Atlantico.fr
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Google va-t-il nous faire perdre les clés de notre savoir ?
Google va-t-il nous faire perdre les clés de notre savoir ?
©Reuters

Attention danger

La justice américaine vient d'autoriser Google à numériser des millions de livres, estimant que le géant du Web ne violait pas les droits des auteurs.

Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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Atlantico : Au terme d'un contentieux vieux de huit ans, la justice américaine a donné son feu vert jeudi à Google pour son projet de numérisation de millions de livres. Un juge a estimé que ce projet représente une "utilisation équitable" (fair use) au regard de la législation sur les droits d'auteur. Cette affaire renvoie à la conférence « Activate » organisée en juillet par le Guardian à Londres, durant laquelle le « père » d’internet Vint Cerf s’est vu demander comment il voyait l’avenir des bibliothèques. Ce à quoi Il a répondu que la manière dont les données numériques seront stockées et transmises aux générations futures était une question qui l’inquiétait profondément. D’où viennent les réserves émises par Vint Cerf ? Le numérique n’est-il pas censé assurer la pérennité des informations stockées ? Dans le cas de Google, on parle d'une vingtaine de millions de livres...

Michaël Dandrieux : Le digital n'a pas seulement changé nos manières de stocker et d'accéder à l'information, il a modifié aussi le fond de notre imaginaire de la data. Le paradigme précédent, l'analogique, que nous avons connu avec les cassettes magnétiques ou les disques vinyles, nous avait appris qu'à chaque fois que nous faisions une copie d'un document, la copie était de moins bonne qualité que l'original. Cela était aussi vrai pour les photocopies de livre. Il fait partie de nos idées les plus communes depuis 4000 ans que nous faisons des clefs, que les copies de clefs nous déçoivent.

En faisant entrer le digital dans nos vies, nous avons pris l'idée que toutes les copies, les photos, les chansons que nous partageons, sont identiques à leurs sources. De manière ironique, le mythe de l’original ne pouvait exister que dans sa propre eschatologie, c’est-à-dire au sein d’une histoire qui le condamne à la corruption. Aujourd’hui, toutes les copies sont originales. Ainsi, notre civilisation a pu avoir le sentiment de s'être débarrassé du devenir essentiel des choses, qui est de s’altérer, et donc d’assurer la pérennité de sa culture pour toujours.

Cela n'est pas le cas pour plusieurs raisons. D'abord parce que même si la suite parfaite de 1 et de 0 qui est la particularité du digital, lorsqu’on la copie, ne se corrompt pas, le support qui la contient, lui, peut-être altéré physiquement : tordu, chauffé, exposé aux particules alpha, aux rayons cosmiques, à un champ magnétique... C'est le principe de réalité analogique qui se venge de l'abstraction digitale, le "bit rot", la corruption de la donnée binaire. Ensuite parce que rien ne nous garantit que nous pourrons lire nos disques durs dans 10 ans, tant les supports changent vite.

« Nous devons garder à l’esprit la notion de lieu, où l’information est accumulée, gardée, préservée et traitée », ajoute Cerf. Quelles solutions faudra-t-il mettre en place pour éviter que cette déperdition de connaissances se produise au fil du temps ?

La bibliothèque a cette vocation substantielle de conserver, perpétuer, ralentir le travail de la mémoire dont le but, rappelle Borges, n'est pas de retenir, mais de choisir ce qu'on peut laisser filer. Or c'est l'une des grandes frayeurs des sociétés qui sont les nôtres, et qui doivent vivre avec les conséquences des exactions perpétuées sur la planète, les espèces exterminées et les écosystèmes ravagés, que celle de la perte irréversible. Cela pose un problème de stockage au moment où les Nations unies nous disent que nous avons généré plus de données au cours de 2012 que dans la somme de toute notre histoire.

Une autre chose que rappelle Vinton Cerf, c'est que, même si la donnée était conservée dans un état parfait, les hommes ont aussi une longue et confuse histoire de la lecture. Tout ce que nous possédons de l'Histoire écrite ne nous est pas immédiatement compréhensible, comme le Liber Linteus dont nous ne connaissons plus grand chose de la langue étrusque dans laquelle il a été écrit. Ces choses sont plus ou moins perdues, au moins pour un temps. Nos données ne sont pas à l’abri de cela non plus, même si notre époque s’est dotée de moyens immenses pour répondre à la question de la mémoire et de la transmission.

Il me semble enfin que les travaux sur les “big data”, visent moins à tout sauvegarder qu'à donner un sens plus immédiat, une lecture à taille humaine, au flot des informations qui, unitairement, peuvent avoir peu de valeur. Peut-être qu’une des vocations du bibliothécaire sera celle de guide au travers de la somme des infos, une sorte de “synthétiseur public”, qui était le travail du penseur face à la somme de ses lectures intimes.

Compte tenu de ce risque, nos bonnes vieilles bibliothèques ont-elle encore de beaux jours devant elles, ou bien vont-elles finir par disparaître au profit de bases de données accessibles de son ordinateur ou de son smartphone ? Devrons-nous repenser ce que nous entendons par "bibliothèque" ?

La bibliothèque a aussi un rôle symbolique, presque sanctuaire. Elle est riche en enjeux architecturaux (dessiner le contenant d'autres contenants), culturels & urbains (rendre accessible la culture), et presque philosophique (matérialiser la connaissance). 0n peut avoir envie de la visiter sans être lecteur, comme de nombreux athées aiment fréquenter les temples ou les églises.

Un scénario amusant serait que le mot “bibliothèque”, qui veut dire “coffre à livre”, “lieu où on dépose les livres”, soit donné, par glissement linguistique, aux gigantesques data-center que nous préparons et qui existent déjà, leur tâche étant devenue celle de conserver l’intégralité du savoir. Car même si l'économie d'échelle est pharaonique, la donnée digitale doit toujours être stockée dans un lieu physique, quelque part où l’espace a moins de valeur, en dehors de la ville par exemple. Dans ce cas, les accès aux contenus se feront à distance, par le réseau.

Si on y regarde bien, cela se produit déjà chaque jour, en conjonction avec les visites des musées ou des opéras, qui diffusent des oeuvres irreproducibles. Dans ce futur hypothétique, ces “bibliothèques” stockeraient tout sauf des livres, mais le souvenir du livre perdurerait dans leur nom, et en changeant le contenant, nous aurions aussi modifié l’idée même de ce qu’est un livre — cela aussi, Vinton Cerf le dit, il faudrait repenser les idées de page, de paragraphes, d’auteur. Cependant nous aurions aussi perdu le sentiment qui nous atteint presque physiquement parmi les pages et les auteurs qui nous regardent depuis les rayonnages du Trinity Collège, de la Bodléiene, et de la salle ovale de la Bibliothèque Nationale de France.

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