Apple-Samsung : les dessous d’une guerre dans laquelle les brevets jouent un rôle trouble<!-- --> | Atlantico.fr
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Le droit des brevets s’est imposé comme une institution clé de l’économie de l’innovation dès la première révolution industrielle.
Le droit des brevets s’est imposé comme une institution clé de l’économie de l’innovation dès la première révolution industrielle.
©D.R.

Nouvelle arme

Il y a quelques jours, la Commission américaine du commerce international a choisi de bannir certains produits Apple du territoire américain, donnant ainsi raison à Samsung dans le procès des brevets. Mais Barack Obama a opposé veto à cette décision. Les brevets : une guerre, mais pourquoi faire...

Yann Ménière

Yann Ménière

Yann Ménière est professeur assistant d'économie à MINES ParisTech et titulaire de la Chaire Mines-Télécom sur "IP et marchés de la technologie". Outre ses publications dans des revues universitaires, il écrit avec F. Lévêque un manuel sur «l'économie des brevets et droits d'auteur» (Berkeley électronique Press, 2004)

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Atlantico : Il y a quelques jours, la Commission américaine du commerce international a choisi de bannir certains produits Apple du territoire américain, donnant ainsi raison à Samsung dans le procès des brevets. Mais Barack Obama a opposé veto à cette décision (voir ici). Quel bilan peut-on faire de l’intérêt des brevets pour le fonctionnement de l'économie ? La protection qu'ils apportent (ou sont censés apporter) justifie-t-elle les freins qu'ils peuvent parfois constituer en termes d'innovation pour les entreprises ?

Yann Ménière : Le droit des brevets s’est imposé comme une institution clé de l’économie de l’innovation dès la première révolution industrielle. Sa logique de base consiste à accorder aux inventeurs le monopole d’exploitation de leur invention pendant une durée maximale de 20 ans, ce qui leur permet d’écarter les imitateurs et de rentabiliser ainsi leurs dépenses de recherche et développement (R&D). En contrepartie, le brevet est publié et l’invention tombe dans le domaine public lorsque le brevet expire.

Aujourd’hui, ce modèle fonctionne toujours pour les industries pharmaceutiques, les biotechnologies, ou la mécanique, mais il ne rend pas compte de tous les usages actuels des brevets. Ces usages se sont en effet adaptés à de nouvelles réalités industrielles et technologiques, notamment dans le domaine des nouvelles technologies de l’information.

Les enquêtes montrent ainsi que le brevet n’est ni le seul ni forcément le meilleur moyen de lutter contre les contrefacteurs. Toutefois, d’autres fonctions se sont développées. La commercialisation des technologies sous forme de licences de brevets connaît un développement très rapide ; cela permet une meilleure division du travail entre R&D et exploitation des technologies, et serait impossible sans le brevet. Le brevet est aussi utilisé comme moyen de signaler l’arrivée d’une nouvelle technologie, ou de valoriser les actifs immatériels dans le bilan des entreprises. Les investisseurs financiers et les fonds de capital-risque sont particulièrement attentifs à ces derniers points : ils regardent le portefeuille de brevet avant d’investir.

L’évolution des usages est particulièrement marquée dans le secteur des TIC, où les technologies y sont très imbriquées (un Smartphone ou un ordinateur contiennent des centaines, voire des milliers de composants brevetés). En effet les inventions n’y sont plus exploitées de manière exclusive, et peuvent être très rapidement reproduites par les concurrents. Dans ce secteur précis, une étude récente montre que pour 1$ de profit réalisé grâce à un brevet, il y également 1$ de profit pour les concurrents de la même industrie. Les régularisations se font alors a posteriori sous forme de licences ou de licences croisées où les parties s’autorisent réciproquement à utiliser leurs brevets. Dans ce contexte, les entreprises ont tendance à déposer systématiquement des brevets : pour être en mesure de bloquer les concurrents et d’obtenir ainsi des revenus de licence tout en négociant l’accès aux brevets des autres. On voit ainsi apparaître une nouvelle organisation du processus d’innovation, dans laquelle les inventions sont largement diffusées dans l’industrie, et où l’inventeur récupère un profit en fonction de son poids en matière de brevet.

Les géants de l’industrie ont ainsi amassé des portefeuilles de dizaines de milliers de brevets, ce qui leur donne une grande force de frappe. Cela peut en revanche poser problème pour les petites entreprises. Elles doivent en effet réussir à naviguer dans un "buisson" de milliers brevets, avec des moyens limités pour traiter cette masse d’information. Elles peuvent aussi rencontrer des difficultés à entrer sur un marché si elles doivent préalablement obtenir une licence auprès de tous les "ayant-droits."

Les brevets ne constituent pas réellement un frein à l’innovation, comme en témoigne la concurrence et le rythme d’innovation très soutenus dans le secteur des télécoms aujourd’hui. Il existe toutefois des risques réels de dérive face auxquels il faut être vigilent. L’apparition d’entreprises n’ayant aucune activité de R&D ou de production, et qui achètent des brevets dans le seul but de "rançonner" de grands industriels en les poursuivant en contrefaçon, en est l’exemple le plus frappant. Toutefois, ces "patent trolls" sont surtout actifs aux États-Unis, tandis que le système de brevets et le fonctionnement des tribunaux en Europe leur sont beaucoup moins favorables.

L’instrumentalisation de brevets couvrant des standards technologiques (comme la 3G ou le Wi-Fi) est un autre risque, qui constitue le véritable enjeu des batailles de brevets actuellement en cours dans le secteur des télécoms. L’accès à ces brevets dits "essentiels" est en effet indispensable pour tous les acteurs exploitant des technologies compatibles avec ces standards - ce qui en fait des armes redoutables ! Pour cette raison, les propriétaires de ces brevets sont censés les licencier à tous ceux qui le veulent à des conditions "RAND" (raisonnables et non-discrimatoires) qui restent assez floues à ce stade. Une grande partie des procès  en cours parmi les géants des télécoms porte sur de tels brevets. Ils devraient permettre in fine de clarifier ce que signifie "RAND", et sont de ce fait suivis avec attention par les autorités de la concurrence.

Fonctionnent-ils de façon optimale ? Les entreprises y ont-elles toujours recours pour les bonnes raisons ?

En moyenne, tous secteurs confondus, le brevet n’est pas le meilleur moyen de se protéger. Il est plus efficace de parier sur le secret, ou sur le "temps d’avance" – c’est à dire le fait de mettre une innovation sur le marché en premier, et de profiter du temps que mettront les concurrents à la rattraper pour travailler sur l’innovation suivante.

La fonction de protection stricte du brevet est secondaire surtout dans les secteurs comme les télécoms. Il s’agit aujourd’hui plus d’une fonction stratégique, ils servent de moyen de blocage préalable à la négociation de licences.

Sont-ils toujours indispensables ? En quoi ? Faut-il réformer ?

Oui au sens où l’on n’a pas d’alternative efficace. Cela permet à chaque contributeur d’avoir une rémunération à la hauteur de son innovation.  Sans les brevets, il n’y a plus de base pour que les industriels innovent, et le fonctionnement de nombreuses industries seraient à réinventer, sans garantie de pouvoir préserver des incitations à innover aussi puissantes.

Le principal problème est le surnombre de brevets à l'heure actuelle, notamment dans les TIC. L’office américain des brevets a en particulier été très laxiste dans les années 1990, en délivrant de nombreux brevets pour des inventions peu innovantes. Cela a conduit à créer un "buisson" de centaines de milliers de brevets dans lequel tout le monde, et notamment les petites entreprises, a du mal à d’orienter. Cela crée des risques de poursuite en contrefaçon même s’il n’y a pas eu de véritable volonté de contrefaire. Aujourd’hui on est en train de rectifier le tir, y compris aux Etats-Unis avec les réformes initiés par l’administration Obama. Le principal objectif est d’améliorer  la qualité de l’examen des brevets, et faire en sorte qu’ils soient délivrés sur des innovations vraiment innovantes.

Propos recueillis par Manon Hombourger

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