L'incroyable science de la "junk food" : comment l'industrie agroalimentaire s'y prend pour nous rendre accros<!-- --> | Atlantico.fr
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15% des Français sont considérés comme cliniquement obèses.
15% des Français sont considérés comme cliniquement obèses.
©Reuters

Cuisine et dépendance

Un article fleuve du New York Times analyse les stratégies déployées par les géants de l'agroalimentaire pour générer des addictions chez les consommateurs. Révélations.

La "junk food", pour les lecteurs non familiers avec la langue de Shakespeare, est un terme américain qui peut être traduit par "malbouffe" : c’est-à-dire aussi bien les sodas que la nourriture industrielle, les chips, les céréales ou encore le fast food. Tout le monde sait que ce type de nourriture, gorgée de sucre, de sel et de graisses, est extrêmement mauvais pour la santé : en l’occurrence, consommer trop régulièrement des aliments de ce genre entraîne une augmentation du risque d’obésité, du diabète et des maladies cardio-vasculaires.

Aujourd’hui, un adulte Américain sur trois est considéré comme cliniquement obèse - tout comme 15% des Français. 24 millions d’Américains souffrent du diabète de type 2 (3,5 millions en France), souvent causé par un mauvais régime alimentaire, tandis que 79 millions d’entre eux souffrent de pré-diabète. Et pourtant il est difficile d’arrêter la junk food : ne plus boire de Coca-Cola ? Ne plus grignoter des barres chocolatées au goûter ? Ne plus manger de céréales ou de boissons lactées aromatisées le matin ? Difficile à imaginer. Surtout que la "junk food" est souvent très peu cher, très pratique (rien n’est à préparer) et accessible partout.

Ce que l’on sait moins c’est que les compagnies qui se battent pour le gâteau multi-milliardaire que constitue notre estomac – c’est-à-dire la quantité d’espace digestif qu’une compagnie peut accaparer à la compétition - utilisent toutes les techniques possibles, de la théorie économique à la psychologie expérimentale, pour nous forcer à continuer.

Comme l’explique le New York Times dans un article fleuve publié le 20 février dernier, tout ne peut pas être résumé "à une question de volonté de la part des consommateurs" ni à une politique des industries agroalimentaires qui ne feraient que "donner aux clients ce qu’ils veulent…"  Ce que le journaliste a trouvé "après quatre ans de recherches, c'est un effort conscient – que ce soit dans les laboratoires, les réunions marketings ou les couloirs des supermarchés – de rendre les gens dépendants à la nourriture pratique et peu chère".

S’en suit un catalogue absolument effrayant de pratiques assez peu morales des industrielles visant à augmenter leur part de marché au mépris d'un quelconque aspect diététique. L’article s’ouvre ainsi sur une réunion au sommet entre les différents acteurs et PDG des grandes compagnies américaines de l’industrie agroalimentaire, de Coca-Cola à Mars en passant par Kraft et General Mills. Cette réunion a cela d’admirable quelle permet de mesurer à quel point les industries sont conscientes du mal qu’elles peuvent faire à la santé des consommateurs – nous sommes alors en 1999 et les cas d’obésité infantiles sont en train d’exploser – tout aussi bien que leur absence de volonté de changer les choses par peur de perdre des parts de marché.

Cette enquête est adaptée d'un livre publié aux Etats-Unis ce mois-ci par Random House et qui s'intitule Salt Sugar Fat: How the Food Giants Hooked Us (Sel Sucre Graisse : Comment les géants de la Nourriture nous ont rendu accro, ndlr). Michael Moss, son auteur explique par exemple qu'à la fin des années 80, la marque Frito Lay subit un choc financier très important lorsque des rapports montrent que les snacks trop salés provoquent des maladies cardiovasculaires. Ils engagent alors plus de 500 "chimistes, psychologues et techniciens qui conduisent des recherches coutant plus de 30 millions de dollars par an" afin de trouver des chips encore plus addictifs... Parmi leurs joujou, "un simulateur de bouche en train de mâcher d’une valeur de 40 000 dollars"… Ils finiront par trouver que les gens "aiment une chips qui se casse avec une pression de 3,6 kilos par centimètre carré".

Le quotidien américain cite aussi l’exemple de Coca Cola dont l’objectif au début des années 2000 "devint bien plus important que de simplement battre la concurrence. Coca-Cola voulait tout simplement devenir la boisson la plus consommée au monde, devant l’eau ou le lait".

Une autre marque qui souhaite écouler davantage sa production invente en 1988 un pack de déjeuner tout prêt pour les enfants qui déjeunent à l’école : quelques crackers, du jambon et du fromage industriel, une idée toute simple qui plaît aux mères de familles qui travaillent. Et qui fait un carton. C’est un tel succès qu’ils inventent une version avec un dessert (une barre chocolatée) en appliquant la règle agroalimentaire : "quand vous doutez, rajouter du sucre". Ce Lunchable est pourtant très mauvais pour la santé. Le New York Times cite ainsi un article paru à l'époque et qui disait "le produit le plus sain dans ce paquet, c'est la serviette"... La conclusion de Michael Moss est que le comportement de l'industrie agroalimentaire est très similaire à celui des vendeurs de cigarettes qui ont fait tout leur possible pour contrer les études scientifiques montrant la dangerosité du tabac dans les années 50 et 60. Il n'est donc pas étonnant d'apprendre que Lunchable a été financé par Philip Morris, la marque de cigarette... Ni que depuis sa création, Lunchable a rapporté plus d'un milliard de dollars à Kraft.

Paul Ariès est politologue. Il est l'auteur de La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance (Ed. La découverte) et du Socialisme gourmand (Ed. La découverte). Il répond à nos questions :

Atlantico : Entre le marketing, la psychologie comportementale, ou encore la chimie, qu'elle est la "meilleure stratégie" pour rendre dépendant les consommateurs à la junk food ?

Paul Ariès : La junk food surfe sur de nombreuses tendances alimentaires modernes : on mange de plus en plus "n'importe quoi n'importe quand n'importe comment". Cette déstructuration de la table est aussi la conséquence de sa déritualisation / désymbolisation. Cette junk food mérite son nom au niveau nutritif comme au niveau culturel. Pour pouvoir vendre les mêmes produits à des milliards d'humains, l'industrie est obligée de viser les sensations organoleptiques (sensorielles, ndlr) les plus basiques : le sucré, le salé, le craquant, le croustillant etc. La malbouffe c'est la recherche du palais reptilien au moindre coût. Il devient moins cher de manger de mauvaises calories que de bien manger.

Il a été prouvé que la malbouffe a des effets néfastes sur la santé des consommateurs : est-ce aux pouvoirs politiques de faire pression sur les industries agroalimentaires pour qu'elles changent les recettes de leurs produits ? De quels leviers pourraient-ils user pour forcer ces industries à adopter un comportement plus moral ?

La restauration sociale (scolaire, entreprise, hospitalière) représente plus d'un repas sur deux. Nous disposons donc d'un excellent levier pour transformer l'alimentation et donc l'agriculture. Nous devons revenir, par exemple en restauration scolaire, à une cuisine faite sur place et servie à table. Les expériences montrent qu'il est possible d'aller vers une alimentation relocalisée, "resaisonnalisée", moins gourmande en eau, assurant la bio diversité, moins carnée.

Cet article cite des exemples qui datent des années 80 au tout début des années 2000 : le phénomène s'est-il amplifié depuis ou a-t-il diminué ? La vague du "bio" et du "frais" qui tend à se développer depuis quelques années va-t-il remplacer petit à petit la "junk food" ? Qui mange de la junk food ?

La situation ne peut que s'aggraver du fait du poids grandissant de l'industrie, du fait aussi de la perte des cultures traditionnelles populaires en matière d'alimentation. Les alternatives comme les AMAP (association pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne, ndlr), le mouvement Slow food sont parfaites mais insuffisantes. Il faut que les pouvoirs publics prennent des mesures à la hauteur des enjeux. Il faut que l'école joue véritablement son rôle en matière d'éducation alimentaire.

Depuis la dernière crise alimentaire (celle de la viande de cheval), un quart des Français ont renoncé aux plats cuisinés à base de viande de bœuf. 22% boudent même les plats cuisinés toutes viandes confondues. Cette affaire a-t-elle fait prendre conscience aux consommateurs des risques de la malbouffe ? Combien de temps cette prise de conscience va durer ? Les gens arrêteront-ils un jour de consommer ce genre de produits ? Qu'est-ce qui pourrait les faire arrêter ?

La prise de conscience ne suffit malheureusement pas : savoir est insuffisant pour agir. L'Etat doit prendre des mesures d'urgence pour pénaliser ce qui est mauvais : avec des taux de TVA majorés, un encadrement drastique de la publicité sur les produits trop gras ou trop pauvres en fibres. Mais l'Etat doit aussi soutenir ce qui va dans le bon sens, comme par exemple la transition vers un bio local (car un produit bio qui fait des milliers de km n'est plus un produit écolo), en imposant des normes et des contrôles beaucoup plus strictes sur la grande industrie, ou en donnant un label aux restaurants qui travaillent avec des produits frais.

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