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L'humour demande à la fois de l'intelligence et de la distance.
L'humour demande à la fois de l'intelligence et de la distance.
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Lol

Même la pire contrepèterie du monde demande un minimum de facultés intellectuelles. Gilles Vervisch explique pourquoi l'humour demande à la fois de l'intelligence et de la distance. Extrait de "Puis-je vraiment rire de tout ?" (2/2).

Gilles  Vervisch

Gilles Vervisch

Gilles Vervisch est agrégé de philosophie et enseigne au lycée Paul-Empile-Victor à Osny. Il est par ailleurs écrivain et animateur radio.

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On peut rire de tout, on doit rire de tout, mais tout le monde n’y arrive pas, tout le monde n’en est pas capable – « C’est au-dessus de mes forces. » Tout comme Platon parlait d’un « naturel philosophe », il y a peut-être un « naturel comique » qu’on appelle, judicieusement, le sens de l’humour, manière de montrer qu’il a quelque chose de spontané. C’est que l’humour demande à la fois de l’intelligence et de la distance.

Même la pire contrepèterie du monde demande de l’intelligence : « Je te laisse le choix dans la date », « Il est plus facile d’arriver à pied par la Chine, que d’arriver à… » Vous pourrez les trouver aussi graveleuses que vous voulez, vous comprenez bien qu’elles ne se comprennent pas directement : celui qui lance une contrepèterie ne dit rien, et ne prononce pas de gros mots, et celui qui l’écoute non plus, d’ailleurs. C’est dans sa tête qu’il doit inverser la première lettre de certains mots pour retrouver les « gros mots » contenus dans la phrase. Tout cela est très implicite, et tout cela demande à être décrypté, interprété, en un mot, compris. Celui qui ne dispose pas des facultés intellectuelles suffisantes pour comprendre l’implicite et opérer des déductions dans sa tête sera incapable de rire. Il ne verra même pas qu’il y a des gros mots qui se cachent dans la phrase. Et quand on lui dira : « Je te laisse le choix dans la date », il restera sans réaction, et dira peut-être : « ‘Comprends pas ! » En un sens, on n’a jamais l’air aussi idiot que lorsqu’on ne rit pas à une plaisanterie. Ça veut dire qu’on n’a pas réussi à comprendre. Aristote lui-même, qui rejette pourtant le comique du côté des choses les « plus vulgaires », admet, dans une célèbre formule, que le rire est « le propre de l’homme ». Il suggère ainsi que le rire distingue l’homme des autres animaux, voire qu’il le rend supérieur. C’est sans doute qu’il est le signe de son intelligence. Bergson n’écrit-il pas que le comique « s’adresse à l’intelligence pure » ?

Parce qu’il faut de l’intelligence pour rire – et faire rire. Freud le montre aussi en analysant « la technique du mot d’esprit », avec des exemples assez différents des contrepèteries. Il rapporte une anecdote américaine : deux hommes d’affaires assez pourris avaient fait fortune de manière plutôt malhonnête, et, pour se faire accepter dans la bonne société, ils avaient organisé une fête. À cette occasion, ils avaient demandé à l’artiste le plus en vue de la place de peindre leur portrait. Lors de la soirée, ils amènent un critique d’art devant le mur où les deux portraits ont été accrochés, s’attendant sans doute ou du moins espérant lui en mettre plein la vue. Et comme Freud le raconte assez bien, au lieu de s’émerveiller devant les deux portraits, le critique d’art se gratte un peu la tête et demande : « Et où est le Sauveur ? » Il faut comprendre l’allusion : le « Sauveur », c’est Jésus qui a été crucifié entre les deux larrons, les deux brigands. Manière à peine voilée, donc, de se moquer des deux hommes d’affaires, au lieu de leur cirer les pompes. À peine voilée, mais voilée quand même : ça permet de dire ce qu’on a à dire, sans insulter directement ses hôtes. Il faut comprendre l’allusion, et si les hommes d’affaires ne rient pas, c’est le signe de leur bêtise – et la confirmation de ce qu’on doit penser d’eux. Ce qui fait rire, c’est non seulement la moquerie, mais aussi la trouvaille : il faut de l’intelligence, voire du génie pour inventer ce mot d’esprit. Et c’est ce qui provoque le rire. On ne rit pas tellement de la méchanceté de la plaisanterie : si notre critique d’art s’était contenté d’insulter ces hommes d’affaires, il n’y aurait rien de drôle. Par le rire, on salue l’effort d’imagination demandé par ce mot d’esprit qui s’élève au niveau d’une création artistique. Il faut du talent ou du génie pour trouver une plaisanterie qui fait rire – et d’ailleurs, la plupart des gens se contentent de répéter les histoires qu’on leur a racontées, parce qu’il est très difficile d’en inventer. Même la pire blague du monde demande ce talent. Et pour paraphraser La Rochefoucauld, on pourrait dire que le rire est l’hommage que l’intelligence rend à la bêtise – c’est bon de rire, parfois.

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Puis-je vraiment rire de tout ? (janvier 2013), Editions de l'Opportun

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