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Etes-vous inculte si vous ne connaissez pas Chris Marker, propulsé star sur Twitter ?
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Tag culture

Le cinéaste français est décédé ce lundi. Peu connu du grand public, il est pourtant devenu le sujet le plus évoqué sur le réseau social, symbole d'une évolution - pas forcément mauvaise - de notre rapport à la culture.

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter

Laurent de Sutter est écrivain et éditeur. 

Passionné de cinéma, il dirige la collection "Perspectives Critiques" aux Presses Universitaires de France. Il vient de publier Théorie du trou aux éditions Léo Scheer. 

 

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Atlantico : Chris Marker est mort ce lundi à l'âge de 91 ans. Quasiment inconnu du grand public - son dernier long métrage date de 2004, il n'a connu aucun succès au box-office, beaucoup n'en entendirent parler qu'à l'occasion de la sortie de "L'Armée des douze singes" de Terry Gilliam qui s'inspirait de son film expérimental "La Jetée" - il s'est retrouvé pourtant ce lundi en tête des sujets les plus cités sur Twitter. Comment l'expliquer ?

Laurent de Sutter : Dans Tokyo-Ga, le très beau film qu’il a tiré d’un voyage au Japon, Wim Wenders rencontre Chris Marker. C’est un soir, dans un bar de Kabuki-cho nommé La Jetée. Au moment où Wenders tourne sa caméra vers lui, Marker se cache – on ne l’aperçoit qu’une brève seconde. Je crois que ce secret que Marker entretenait autour de lui, secret résultant d’une conception très exigeante (et très critique) de ce qu’est une image, n’est pas pour rien dans l’aura dont son nom est entouré.

De même que personne n’a vu Marker (même Wenders), personne non plus n’a vu les films de Marker : Marker est un nom, un marqueur détaché de toute signification, de tout contenu. Dans le langage de Twitter, on pourrait dire que Marker, depuis toujours, n’a été qu’un tag sans rapport avec l’œuvre – de la plus haute radicalité, de la plus haute tenue et de la plus grande beauté – qu’il avait composée par ailleurs. Il y a là une puissante leçon quant à ce qu’apprécie ou rejette notre époque : ce que nous appelons « aura » n’est au fond rien d’autre que l’écho rendu par un nom, une marque, sans contenu. Plus il y a de contenu, et plus ce contenu est connu, plus l’aura s’amenuise.

Twitter serait-il un microcosme constitué essentiellement de journalistes et autres professionnels de la communication dont les références, codes et normes sont encore très éloignés des intérêts du grand public ?

Je n’ai pas dit cela. Si l’on rouvrait le livre méchant (mais très vrai) de Pierre Bourdieu, La distinction, on pourrait sans difficulté lier name-dropping et souci de distinction sociale. Mais je crois que la leçon dont je parlais auparavant est plus large que cela : ce dont il est question, avec cette popularité soudaine dont bénéficie le nom de Chris Marker, c’est du rapport général que notre époque entretient avec la culture.

Ce rapport, je l’appellerais volontiers « onomastique ». C’est-à-dire que, pour notre époque, la culture est faite de noms, de signifiants, de marques et de signes – elle est faite de fiches que, comme dans les fichiers onomastiques des bibliothèques, il est possible de trier ou re-trier de manière toujours nouvelle, sans que la question de ce qui se trouve dans les fiches ne soit posée.

On pourrait le déplorer, et rouspéter sur l’inculture dont témoignerait ce refus de voir au-delà des noms – mais, à mon avis, ce serait faire erreur. Nous sommes entrés dans un autre monde : un monde où la question n’est plus tant celui de la possession des contenus que de leur accès. Donc du nom à introduire dans un moteur de recherche.

Est-ce encore possible aujourd'hui d'avouer qu'on n'a vu aucun film de Chris Marker sans passer pour un inculte ?

Il est possible d’avouer n’avoir vu aucun film tout court, sans pour autant passer pour inculte – ni, d’ailleurs, sans l’être. Du moment que l’on connaisse les noms, et que l’on sache quoi en faire, cela n’a plus aucune importance. La véritable épreuve culturelle, aujourd’hui, ne réside plus dans la construction d’une érudition, mais dans la construction d’une vitesse de recherche.

Il est vrai que cela peut prendre des formes nuisibles (les dîners interrompus par des emmerdeurs vérifiant telle ou telle information sur leur iPhone) – toutefois, je crois que cela a aussi des conséquences positives. Il y a quelques jours, personne ne connaissait Chris Marker autrement que par son nom ; aujourd’hui, je suis certain que des milliers de personnes ont découvert des fragments de son œuvre sur YouTube ou ailleurs.

Le nom est un incitateur : il pousse à la recherche. Et une fois la recherche faite, et l’aura du grand homme écornée par le contact avec la réalité finie de son travail, ma foi, une autre attend son tour – puisqu’il faut qu’il y ait du neuf pour qu’il y ait aussi un nouveau tweet ou un nouveau statut Facebook. Bref, je vois, dans tout cela, un éloge, aussi involontaire que réjouissant, de la curiosité.

Propos recueillis par Aymeric Goetschy

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