"Lettre à ce prof qui a changé ma vie" : le début d’une longue histoire d’amour littéraire avec Emile Zola, selon Tatiana de Rosnay <!-- --> | Atlantico.fr
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Emile Zola L'Assommoir Lettre à ce prof qui a changé ma vie Enseigner la liberté Samuel Paty Tatiana de Rosnay
Emile Zola L'Assommoir Lettre à ce prof qui a changé ma vie Enseigner la liberté Samuel Paty Tatiana de Rosnay
©AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif « Lettre à ce prof qui a changé ma vie, Enseigner la liberté » a été publié aux éditions Pocket Robert Laffont. 40 personnalités se souviennent d'un professeur qui a changé leur vie. En hommage à Samuel Paty. Extrait 1/2.

Tatiana de Rosnay

Tatiana de Rosnay

Franco-anglaise, Tatiana de Rosnay est l'auteur de 12 romans, dont Elle s'appelait Sarah (Éditions Héloïse d'Ormesson, 2007), vendu à 11 millions d'exemplaires à travers le monde. Ses livres sont traduits dans une quarantaine de pays et plusieurs ont été adaptés au cinéma. Bilingue, elle a écrit Les Fleurs de l'ombre simultanément en français et en anglais.

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Madame B. a souvent l’air fatigué, comme si elle avait peu dormi, ou besoin de vacances. Devant cette classe de troisième pas toujours docile, elle semble avoir du mal à galvaniser ses élèves. Certains somnolent, plus ou moins discrètement, d’autres crayonnent dans leur cahier, d’autres encore bavardent. Fréquemment, madame B. s’impatiente, tape du pied, flanque un effronté à la porte ou brandit la menace d’une colle.

Et puis un jour, Émile Zola.

Émile Zola, auteur de L’Assommoir. C’est un gros ouvrage, prévient madame B. avec un sourire ironique, cela ne va pas plaire à tout le monde. Grimaces et soupirs. En effet, L’Assommoir, version Livre de Poche, pèse de tout son poids dans les sacs à dos. Totalement assommant, L’Assommoir, maugrée une jeune fille en ricanant.

Madame B. ne relève pas. Elle semble encore plus lasse que d’habitude et ce matin, sa voix ne porte pas, il faut tendre l’oreille pour la capter. Elle précise que L’Assommoir est le septième livre de la série des Rougon-Macquart, et qu’en 1877, à sa publication, il fit un tel scandale que tout le monde se l’arracha.

La classe dresse l’oreille. Madame B. lit les critiques de l’époque : Zola est accusé d’avoir commis un roman « misérabiliste », « trop noir », « vulgaire », « immonde », « abject », « ennuyeux comme la pluie » ; on traita même son texte de « pornographie puante ». Ce qu’il a cherché à faire, tout simplement, continue madame B., c’était de décrire la misère du milieu ouvrier sans prendre de gants, sans occulter la vérité. Il est allé sur place, dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Paris, et il a pris des notes, il s’est beaucoup documenté. Il voulait que tout sonne vrai, martèle madame B. Il a même utilisé un langage argotique, qu’on lui a par la suite reproché. L’héroïne du livre s’appelle Gervaise Macquart, poursuit madame B. de sa voix fluette. Gervaise est blanchisseuse, jeune, fraîche et blonde, mais sa destinée sera tragique. D’ailleurs, la classe est prévenue, ce livre n’est ni facile, ni joyeux.

L’enseignante propose de lire à voix haute un pas‑ sage emblématique, un de ses préférés. La classe fait le dos rond, s’attend à un interminable quart d’heure de torpeur avant que la cloche ne retentisse, interrompant les pâles tonalités de madame B. Mais dès les premières lignes, il semble que ce n’est plus la même personne qui se tient debout devant le tableau.

« Chameau, va !, cria la grande Virginie.

— Salope ! Salope ! Salope !, hurla Gervaise, reprise par un tremblement furieux. »

Électrifiée, la classe se redresse. La voix de madame B., devenue rauque et puissante, est méconnaissable, tout comme son visage, d’habitude si placide ; sa bouche se tord, ses sourcils se froncent, son menton avance, sa jugulaire saillit. C’est une bataille dans un lavoir, entre la blonde Gervaise et la brune et perfide Virginie. C’est une lutte d’une violence sidérante qui débute par des seaux d’eaux balancés en pleine figure jusqu’à ce que les vêtements ruissellent, et qui se poursuit avec des coups de plus en plus agressifs.

La classe est abasourdie, pendue aux lèvres de madame B. ; les élèves transis ne sont plus dans une paisible salle de cours d’un collège parisien, mais transportés ailleurs, à la Goutte-d’Or, au grand lavoir humide qui pue la javel et le moisi, qui met en scène deux femmes qui s’étripent, déchirent leurs vêtements et se griffent jusqu’au sang, et ils parviennent à sentir, entendre, voir, toucher et goûter tout ce que Zola décrit, pour faire pleinement partie de l’histoire de Gervaise.

Les élèves pensent que c’est terminé, poussent presque un soupir de soulagement tant le récit est raide, mais non, la voix de madame B. gronde encore plus fort, et cela repart de plus belle, lorsque les rivales s’arment de battoirs et s’acharnent l’une contre l’autre. Et dans une scène hallucinante, que la classe tétanisée écoute avec une horreur fascinée, c’est Gervaise qui en sort triomphante, après avoir déculotté la venimeuse Virginie pour lui administrer une raclée inoubliable.

La voix de madame B. s’éteint enfin, et l’institutrice reprend son apparence de tous les jours ; celle d’une dame entre deux âges, transparente, sur laquelle le regard ne s’attarde pas.

Mais la classe, qui retient son souffle, encore sous le choc de cette incroyable lecture, ne la verra plus jamais de la même façon, et pour certains élèves, dont celle qui écrit ces lignes, ce sera le début d’une longue histoire d’amour littéraire avec Émile Zola.

Tatiana de Rosnay

Extrait de l’ouvrage collectif « Lettre à ce prof qui a changé ma vie, Enseigner la liberté », publié aux éditions Pocket Robert Laffont.

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