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Digital Market Act : l’Europe se tire-t-elle une balle dans le pied en croyant viser celui des Gafam ?
©Olivier Matthys / POOL / AFP

Raté

Alors que les pays membres et l'opinion publique s'accordent à dire que le numérique est un des secteurs clés de la relance, la Commission européenne ne semble y voir que des menaces et instaure des barrières à l’un des secteurs les plus prometteurs pour l’avenir de son économie.

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

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Atlantico.fr : L'Union européenne a présenté ce mardi 15 décembre son plan pour imposer ses règles aux géants du numérique. Le Digital Market Act, s’il est adopté, parviendra-t-il à donner des armes à une Europe distancée par les Gafam ?

Frédéric Marty : La Commission a proposé hier deux textes fondamentaux qui sont susceptibles de changer les règles du jeu sur les marchés numériques et de faire peser des exigences particulières sur leurs grands acteurs. Il s’agit respectivement du Digital Services Act (DSA) qui porte sur les obligations des grandes plateformes en matière de contenus et du Digital Market Act (DMA) qui traite des interactions de marché entre les grandes plateformes et les entreprises qui passent par leur intermédiaire pour accéder au marché.

Le DMA constiturait un instrument de plus à disposition des autorités chargées de l’application des règles de concurrence. Il vise à les aider à prévenir des pratiques de marchés déloyales et déséquilibrées qui seraient mises en œuvre par de grandes plateformes. Dans le cadre du DMA, les plateformes visées occupent une position de verrou de marché (gatekeeper) et exercent un pouvoir structurant sur leur écosystème qui leur permettrait de dicter leur loi aux entreprises placées sous leur dépendance.

Cette position est définie par un ensemble de critères de nature structurelle mais également par des facteurs liés à la faible « constestabilité » de la position dominante. Celle-ci est appréciée par sa durabilité. En d’autres termes, la durée de la dominance est saisie comme un indice d’existence de barrières à l’entrée infranchissables. Ce cadre peut faire écho à une approche structuraliste de l’antitrust qui considère la concentration du marché et la taille des firmes comme un problème en lui-même. Une approche structuraliste avait prévalu aux Etats-Unis entre la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la fin des années 1970. Elle avait d’ailleurs donné lieu à un courant aujourd’hui affublé du sobriquet de Woodstock Antitrust qui avait conduit à proposer des mesures correctives structurelles — c’est-à-dire des cessions d’actifs voire des démantèlements — quand la dominance semblait irréversible. 

Le DMA repose sur la crainte d’un dommage irréversible à la concurrence qu’il s’agirait de prévenir par des règles mises en œuvre ex ante (avant qu’il ne survienne) ou par des remèdes structurels intervenant ex post (pour restaurer la concurrence). Le diagnostic établi par la Commission européenne est que les outils traditionnels à la base de la sanction des positions dominantes sont insuffisants pour prévenir de tels dommages ou les réparer.

Les dommages visés peuvent tenir à des conditions de concurrence inéquitables et déloyales au sein des écosystèmes. Des déséquilibres contractuels significatifs ou encore des situations de dépendance (économique et techniques) peuvent empêcher les firmes concernées de croître et d’innover et par là même entraver leurs capacités à mettre en cause les positions dominantes de l’heure et à être présentes dans plusieurs écosystèmes simultanément. 

La conviction de la Commission est qu’il est nécessaire d’ajouter des outils permettant ex-ante de prévenir les dommages et ex-post de restaurer les conditions de la concurrence quand l’activation de l’article 102 ne permet plus de rétablir une concurrence libre et non faussée. Ex-ante la logique est celle de la prévention. Ex-post, c’est celle de l’intervention sur les structures mêmes du marché pour permettre au processus de concurrence sinon de se ré-initier, du moins de repartir sur des bases non biaisées. Ex-ante, il s’agit donc de mettre en œuvre des règles de type do and don’t. Les unes désignent des obligations positives à la charge de l’opérateur dominant et les autres des interdictions de comportements. Ce sont des obligations asymétriques. Elles ne pèsent que sur certains acteurs.

Les obligations positives peuvent porter sur de nombreux éléments. Elles peuvent d’abord porter des exigences d’interopérabilité technique avec les services offerts par la plateforme, sur l’accès des tiers aux données et sur la portabilité de celles-ci ou sur la levée de restrictions contractuelles qui restreignent l’autonomie concurrentielle des firmes dépendantes. Les interdictions couvrent des pratiques qui ont fait l’objet de contentieux comme la manipulation des classements de recherche pour favoriser un produit donné au détriment de ceux des concurrents.

La Commission pourrait imposer de telles règles pour des pratiques particulièrement dommageables à la concurrence, particulièrement déloyales et inéquitables (dans le sens de l’anglais unfair), pour lesquelles la qualification serait claire et non ambiguë et pour lesquelles une pratique décisionnelle existe déjà. Celles-ci seraient assorties au besoin d’amendes et enfin de remèdes plus sévères encore de nature comportementale voire structurelle, i.e. des cessions d’actifs. Le modèle sous-jacent est celui des enquêtes de marché britanniques.

Le DMA correspond bien à l’esprit du temps tel qu’il se dégage des initiatives américaine (songeons après le déclenchement de la procédure contre Facebook il y a une semaine à l’enquête déclenchée hier par la FTC sur la gestion des données personnelles par neuf réseaux sociaux tels Facebook, Snapchat, Twitter, YouTube…) mais aussi de nombreux rapports publiés ces deux dernières années et d’une part de la littérature académique (laquelle cependant n’est pas unanime en la matière).

Atlantico.fr : N’y a-t-il pas un risque que ces nouvelles régulations soient un frein pour l’innovation ? Ces nouvelles règles pourraient-elles à terme peser sur des start-ups qui ne sont -pour l’instant- pas les cibles de ces lois ?

Frédéric Marty : Le problème des règles qui fonctionnent sur des proscriptions de comportement, c’est qu’elles peuvent entraver des pratiques de marché qui sont bénéficiaires pour les consommateurs. Les règles de concurrence, en matière d’article 102 qui sanctionne les abus de position dominante reposent d’ailleurs sur une balance des effets. Il s’agit de mettre en balance les éventuels dommages à la concurrence avec les gains d’efficience qui peuvent résulter des pratiques en question.

La ligne de partage est difficile à tracer ex-post. Elle est également ex-ante. D’où la mention de la Commission à des pratiques déjà connues dans la jurisprudence. Il ne faut en tout cas jamais désinciter les opérateurs dominants à innover sauf cas d’innovations prédatrices, c’est-à-dire qui réduisent la possibilité d’être concurrencé (voir sur ce point les travaux de Thibault Schrepel). Il ne faut pas oublier également que les innovations des opérateurs dominants peuvent souvent faciliter l’accès au marché des PME et des firmes innovantes — en mettant leurs innovations à disposition des consommateurs et en les faisant bénéficier des effets d’échelle et de réseaux.

Ainsi le DMA a une caractéristique spécifique par rapport au RGPD (règlement européen sur la protection des données personnelles). Il n’impose pas les mêmes coûts à tous les opérateurs quelle que soit leur taille. Il ne pénalise pas les PME et les start-ups en ce qu’il est asymétrique. Cependant, il ne faut pas oublier que la vitalité des écosystèmes numériques est une condition essentielle pour le développement des firmes qui les utilisent. Il s’agit de préserver le dynamisme des marchés tout en contrecarrant des pratiques conduisant à verrouiller les positions concurrentielles ou à accaparer une proportion indue des gains liés aux transactions.

Atlantico.fr : En faisant de la lutte contre les Gafam sa priorité, l’UE est-elle en train d’abandonner toute idée de créer enfin des champions européens du numérique ? Est-ce qu’on s’attaque aux Gafam faute d’avoir des entreprises de ce niveau ?

Frédéric Marty : La création de champions européens est l’affaire des politiques industrielles. Les règles de concurrence ont un rôle différent… mais complémentaire. Il s’agit de créer – et de préserver- les conditions d’une concurrence à égalité des armes. Il s’agit de définir des règles du jeu égales pour tous, prévisibles et dans la mesure du possible protectrices de la partie la plus faible (prévenir des abus). C’est un peu le sens du Règlement européen Platform-to-Business de juin 2019 : il faut garantir la transparence et l’équité des transactions dans les plateformes. Cependant, les règles de concurrence ne visent pas à répartir les gains de l’échange, à désigner les vainqueurs… ou à maintenir coûte que coûte une structure de concurrence donnée. 

Il s’agit de garantir l’effectivité et la pérennité du processus de concurrence. Celui-ci passe par plusieurs conditions que sont l’absence de barrières à l’entrée et la promotion de l’innovation mais aussi la liberté d’accès au marché, l’absence de contraintes sur le marché et l’équité de la concurrence (l’absence de traitement privilégié).

La préservation d’une concurrence libre, non faussée et par les mérites est la meilleure façon de garantir le développement des entreprises européennes. Cependant, ces conditions bénéficient à toutes les entreprises « dépendantes » quelle que soit leur nationalité. En ce les initiatives européennes ne sont en aucun cas des politiques protectionnistes. Les plaignants dans les affaires qu’a eu à traiter la Commission étaient souvent américains. Des politiques comparables sont menées en Australie, le Royaume-Uni se dote d’une unité de supervision spécifique pour le numérique et aux Etats-Unis, le Department of Justice, la FTC et les ministres de la justice des différents états fédérés sont en 2020 eux-mêmes aussi actifs que la Commission européenne !

Atlantico.fr : La Commission disait vouloir les mêmes règles en ligne que hors ligne. Accepterions-nous de telles contraintes dans l’économie réelle ?

Certes non, mais pour autant deux points sont à souligner. 

Le premier point tient à l’ampleur des enjeux liés à l’économie numérique et à l’impact de l’activité des grands opérateurs de l’économie numérique (et pas seulement les GAFAM…) sur le fonctionnement de nos économies et de nos sociétés (le cas du DSA est ici central). On écrivait en 1880 aux Etats-Unis que quelque chose devait être fait au sujet des trusts. Aujourd’hui quelque chose doit être fait en matière de supervision de l’activité de ces opérateurs. La demande sociale est indéniable et les enjeux sont systémiques. 

Le second point tient à la « nouveauté » des phénomènes décrits. A une autre échelle, ils existent dans l’économie dite « réelle ». Les déséquilibres contractuels significatifs, les phénomènes de dépendance économique ou technologique … sont des notions déjà connues. D’autres phénomènes de pouvoir économique peuvent donner lieu à des abus qui menacent l’ordre concurrentiel. La situation de certains des acteurs de la filière agro-alimentaire en témoigne.

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