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Menace sur la démocratie : radioscopie de ces polarisations politiques qui ne cessent de s’aggraver
©Olivier Douliery / AFP

Danger en vue

Une étude du Pew Research Center montre qu'aux Etats-Unis, la polarisation est plus extrême que jamais entre les électorats de Donald Trump et Joe Biden.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Chloé Morin

Chloé Morin

Chloé Morin est ex-conseillère Opinion du Premier ministre de 2012 à 2017, et Experte-associée à la Fondation Jean Jaurès.

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Atlantico.fr : Une étude du Pew Research Center montre qu'aux Etats-Unis, la polarisation est plus extrême que jamais entre les électorats de Donald Trump et Joe Biden. Entre autres sujets, on observe que 82% des électeurs démocrates jugent le coronavirus « très important » dans leur choix, contre 24% des électeurs républicains ; des chiffres qui sont de respectivement 76% et 24% pour le sujet des inégalités raciales et de 68 et 11% sur le changement climatique. Cette polarisation croissante est-elle un risque pour la démocratie, dans la mesure où il devient de plus en plus difficile pour le président d'unir la nation autour de thèmes communs ? N'est-ce pas une sorte de « séparatisme » politique qui oppose deux camps irréconciliables ?

Christophe Boutin : Les oppositions que relève cette étude entre les priorités des électorats de Donald Trump et de Joe Biden sont effectivement très intéressantes car elles dépassent largement la seule question de la radicalisation – ou, au moins, de la plus grande visibilité - d'un clivage entre deux partis politiques aux États-Unis. Au-delà, c'est en effet dans l'ensemble des démocraties occidentales que de tels clivages augmentent entre deux grandes catégories, deux grands blocs.

Le premier, représenté dans le cadre américain par l'électorat de Donald Trump, est le groupe mis à mal par la mondialisation. Parce qu’il ne s’y retrouve plus économiquement, mais, au-delà, parce qu’il a l’impression de voir se déliter tout ce qu’il pensait constituer les bases même de la communauté dans laquelle il vit : entre les bouleversements ethniques dus à l’immigration et les bouleversements sociétaux dus à la pression de groupes minoritaires, il ne reconnaît plus son pays. Et s’il est certes inquiet de la montée des violences, il l’est bien plus encore de voir attaqués des éléments qui, pour lui, allaient naturellement de soi dans la constitution de sa nation, qu'il s'agisse par exemple du respect de l’autorité ou de la place de la famille.

À ce premier groupe s’en oppose un second, composé lui des gagnants de la mondialisation, ces fameux « premiers de cordée » qu’aime à décrire notre Président. Eux estiment au contraire qu’il est nécessaire de transformer radicalement le monde dans lequel ils vivent, dont le passé est accusé de tous les maux. Pour cela, il faut abattre les piliers du monde ancien, et c’est bien, pour reprendre le titre du livre-manifeste d’Emmanuel Macron, d’une « Révolution » qu’il s’agit.   

Cette division entre deux groupes retrouve sensiblement celles décrites par Christophe Guilluy entre la France périphérique et celle des métropoles, par David Goodhart opposant les « somewhere » et les « anywhere », par Jérôme Sainte-Marie distinguant bloc populaire et bloc élitaire, et il s'agit donc on le voit d'un phénomène important de nos jours. Cette opposition se concrétise ici dans une étude des électorats de Trump et Biden car le vote ne concerne pas seulement le choix politique d’un homme mais touche bien à des visions du monde différentes. Si l’on prend l'étude que vous citez, on remarquera ainsi que 80 % des électeurs de Trump et 77 % des électeurs de Biden considèrent effectivement que les choix qu'ils font ne sont pas uniquement des choix politiques, et donc que les divergences qui existent entre eux touchent bien, au-delà, à la question de ce que sont, ou doivent, ou devraient être, les valeurs fondamentales de l'Amérique. Cette divergence qui dépasse la politique existe aussi en France, où l’on pourrait dire par exemple, pour simplifier, que la gauche a un tropisme égalitaire quand la droite se montre plus sensible à la question des libertés. Mais la grande division que l'on constate de nos jours, en France comme ailleurs, et pas seulement dans les démocraties occidentales, est bien celle qui a été plusieurs fois évoquée par Emmanuel Macron dans ses discours et qui oppose le conservatisme et le progressisme.

Comme le note de manière significative l'étude que vous citez, toutes les problématiques du progressisme, qu'il s'agisse de la manière de réagir à la crise sanitaire du Coronavirus, du changement climatique ou des questions raciales, semblent ainsi logiquement « très importantes » aux électeurs de Joe Biden, et beaucoup moins à ceux de Donald Trump. Inversement, les électeurs de ce dernier, dont nous avons dit qu’ils étaient les perdants de la mondialisation, se montrent à 84 % persuadés que l'économie est quelque chose de très important, contre 66 % seulement pour ceux de Biden, moins impactés. Et quand, en matière de politique de la santé, 82 % des électeurs de Biden considèrent que c’est un sujet très important contre 44 % pour ceux de Trump, il faut ici replacer les choses dans le contexte américain, celui de la réforme dite de l’Obamacare, dont certains ont considéré qu'elle allait à l'encontre des intérêts des Américains des zones périphériques et qu'elle était destinée à aider de manière prioritaire les représentants des minorités.

Même quand il y a accord entre les deux groupes, celui-ci n’est du qu’au double sens de la question posée : quand les deux électorats se retrouvent ainsi pour considérer avec des chiffres très proches l’importance de la nomination des juges de la Cour suprême, de la politique étrangère ou de la question très sociétale de l'avortement, il est permis de penser que les réponses qu’ils apporteraient sur les choix qui sont faits seraient elles diamétralement opposées dans la plupart des cas.

Alors effectivement, avec un tel clivage, il est bien certain qu'il sera très délicat pour le futur président de fédérer la nation derrière un programme commun, mais où est-ce le cas ? François Mitterrand n'a pas cherché en son temps à fédérer la nation derrière un programme commun autre que celui de la gauche, et ses successeurs n’ont pas moins cherché à appliquer leur programme et non pas une sorte de conciliation, pas même lorsqu’ils avaient été élus non pas « pour », mais « contre », lorsqu’un Le Pen était au second tour.

Le consensus en politique n'existe pas à partir du moment où, effectivement, ce sont bien des visions du monde différentes sinon antinomiques qui s'affrontent. Cette guerre civile larvée que reste l’élection peut paraître plus récente aux USA, où l’on a longtemps considéré qu’existait, au dessus des divergences entre Républicains et Démocrates, un véritable consensus sur ce qu’était la nation américaine et ses valeurs. Mais ce consensus a volé en éclat à la suite de la radicalisation des positions du camp progressiste survenue en quelques dizaines d'années.

Chloé Morin : Cette tendance à la polarisation de l'opinion américaine n'est pas nouvelle, elle vient de loin et progresse en effet de plus en plus. Il fut un temps où l'on reprochait aux responsables politiques Républicains et Démocrates d'être trop proches et prompts aux compromis, mais de fait, depuis un certain temps le compromis semble de plus en plus impossible. Il convient cependant de faire attention à distinguer deux catégories de citoyens : ceux que Morris Fiorina appelle "classe politique", qui comprend les élus mais aussi les citoyens se désignant comme "proches" du parti démocrate ou républicain, et les autres, qui souvent ne se positionnent plus nulle part, ou se disent "modérés". 

Evidemment, la personnalité très clivante de Donald Trump a sans doute conduit à polariser plus encore que d'habitude le débat public américain. D'où les chiffres que vous citez. Mais sur le long terme, et en dehors de cette élection assez exceptionnelle, Fiorina note que la polarisation touche essentiellement la "classe politique", alors que dans le reste de la population la part de personnes "modérées" ou ne se prononçant pas sur leur positionnement politique reste constante, entre 45 et 55%, depuis une quarantaine d'années.

Cela veut-il dire que la polarisation n'est pas un problème? Evidemment pas. Car la tendance à considérer l'adversaire comme un ennemi, la propension à transformer tout combat d'idée en pugilat abondamment relayé sur les réseaux sociaux, est si insupportable que le débat public fait fuir les "modérés". Les extrêmes confisquent ainsi l'agora, et les lieux de débats se transforment en arènes où s'affrontent des gladiateurs dont le but est non pas le compromis, mais l'anéantissement (idéologique et électoral) de l’adversaire.

Luc Rouban : On peut voir effectivement dans ces chiffres l’opposition entre deux visions du monde. D’un côté, chez les électeurs démocrates, plus diplômés, plus urbains mais souvent en moyenne plus modestes que les électeurs de Donald Trump (bien qu’ils vivent dans des zones plus riches, paradoxe de la sociologie électorale que tout le monde ne comprend pas toujours), la défense de ce que la sociologie politique américaine a depuis longtemps qualifié de « valeurs post-matérialistes » : la protection de l’environnement, de la santé publique, du bien-être, de l’harmonie sociale. De l’autre côté, chez les électeurs républicains, la défense du socle « sacré » du mode de vie américain que Donald Trump a toujours célébré : la prise de risque individuelle, la mobilité sociale que vous offre le travail - c’est le « rêve américain » par exemple d’une partie des hispaniques qui ont voté pour lui - comme le rejet de toute grille de lecture opposant les classes sociales les unes aux autres. On retrouve, réinterprétés dans les termes du XXIᵉ siècle, l’opposition classique des démocrates, qui se sont toujours engagés dans la lutte contre les discriminations raciales ou pour dénoncer des inégalités sociales dans le domaine de la santé publique, et des républicains qui restent les défenseurs du business individuel et de la méritocratie protestante, Dieu venant bénir ceux qui travaillent dur. Cette polarisation s’étend aux styles présidentiels respectifs de Donald Trump et de Joe Biden : d’un côté, le « machiste » totalement fermé ou indifférent au féminisme, de l’autre l’homme qui s’est dévoué pour sa famille et a connu de vrais drames personnels, ce qui a dû sans doute beaucoup jouer en sa faveur. Cela étant, on assiste à un glissement des argumentaires car les catastrophes naturelles, comme les ouragans en Louisiane, les incendies en Californie, et bien entendu la crise sanitaire ont montré que la mondialisation n’était pas seulement une source d’enrichissement et d’opportunités pour les affaires mais aussi une source de calamités pour tout le monde, qui ne respectaient pas les frontières et que les États-Unis étaient devenus un pays comme un autre. Donc la célébration de la spécificité historique de l’Amérique ne permet plus de répondre à des enjeux immédiats ou à long terme que l’on peut évacuer en pratiquant seulement une diplomatie bilatérale du donnant-donnant. C’est en cela que la polarisation de l’élection américaine est hautement symbolique de ce qui se joue partout ailleurs : l’opposition entre une vision nationale, que l’on sans doute tort de qualifier un peu vite de « populiste », et qui relève de la mémoire du long terme du peuple américain, et l’entrée en force de la mondialisation dans les débats politiques nationaux étant donné que la pollution comme les virus ne s’arrêtent pas aux postes frontières. Ce n’est pas un danger pour la démocratie, c’est la nouvelle question désormais placée au cœur du débat démocratique : comment appréhender des problèmes que l’on ne peut résoudre au niveau national tout en gardant sa souveraineté qui a été conçue historiquement comme s’appuyant sur l’État-nation ?

Atlantico.fr : Comment cette polarisation a-t-elle pu prospérer si rapidement ? Les réseaux sociaux sont-ils les seuls coupables ?

Christophe Boutin : Les réseaux sociaux sont effectivement en partie au moins responsables, ne serait-ce que par leur mode de fonctionnement. Rappelons d’abord que ces réseaux sociaux sont des entreprises destinées à générer de l'argent – beaucoup d’argent - et non pas des mécènes servant la cause de l'humanité, et que pour trouver ces ressources ils ont besoin de fidéliser leurs visiteurs, car cela leur permet de leur prendre ces informations qu’ils revendent ou qui leur permettent de cibler les publicités de leurs annonceurs. Mais on ne reste pas sur un réseau fidélisé par des publicités, mais par des contenus ciblés – et ciblés de la même manière, par des algorithmes qui tiennent compte des données que nous fournissons par nos choix, nos clics. En fonction de ce que l'algorithme perçoit ou croit percevoir des intérêts du visiteur, il lui propose des contenus qui non seulement vont dans le sens de ce qu’il pense, mais qui sont toujours plus radicaux. C’est en effet un phénomène bien connu en matière d'addiction, quelle qu’elle soit, que la lassitude : au bout d'un moment la personne a besoin d'un contenu plus « hard » pour continuer à s'intéresser au sujet. Ainsi, pour la fidéliser, autrement dit pour la rendre addict, les algorithmes vont enfermer la personne dans une bulle, l’éloignant toujours plus de la confrontation avec des théories contraires – confrontation qu’elle supportera donc de moins en moins bien, persuadée peu à peu que tout le monde pense comme elle -, et la radicalisant au sein de cette bulle.

Pour autant, avant de rejeter toute la faute sur les réseaux sociaux, il faut se poser la question de savoir pourquoi certaines personnes vont y chercher leurs informations, y compris politiques. Lorsque l'ensemble des médias mainstream diffuse un discours progressiste commun, qui peut être aussi en sus celui du gouvernement, le conservateur est quasiment obligé d'aller chercher des informations correspondant à sa vision du monde à l'extérieur. Et il n'est que de voir comment des médias qui sortent du politiquement correct progressiste sont actuellement en France immédiatement stigmatisés comme appartenant à l'extrême droit, alors qu'ils n’en relèvent absolument pas au niveau des catégories politiques, ou comment l'accusation de complotisme surgit maintenant à tout bout de champ dès que l'on ose remettre en doute la Doxa progressiste – nous en avons un exemple caricatural au sujet du – discutable - documentaire Hold-up sur la crise du Covid -, pour comprendre l’ampleur du problème. Ce qui n’est qu’une réponse à la radicalisation des médias maistream et du discours gouvernemental engagés dans un même progressisme de combat doit donc être prise en compte ici autant que le fonctionnement même des réseaux sociaux.

Chloé Morin : Les réseaux sociaux amplifient le problème, mais ils n'en sont qu'une partie. En réalité, l'effondrement du commun, le délitement de nos sociétés - puisque c'est de cela dont il s'agit - a des causes beaucoup plus profondes. Le déclassement individuel et collectif, ainsi que le creusement des inégalités sociales dans de nombreuses sociétés occidentales, engendrent par exemple une incapacité à se projeter dans l'avenir, un sentiment d'insécurité économique qui invite à la défiance et au repli sur soi - c'est la logique du chacun pour soi qui s'impose, et la compétition devient de plus en plus dure. Cet individualisme imposé par notre modèle de développement économique n'est pas sans conséquences sur notre manière d'envisager le débat public et de nous comporter comme citoyens - de plus en plus, nous nous comportons en ayant-droits et oublions que la citoyenneté induit des devoirs vis à vis de la collectivité. Désolidarisation, individualisme et déresponsabilisation sont des tendances majeures dans les sociétés occidentales et les démocraties libérales aujourd'hui.

Ce repli individualiste est par ailleurs amplifié par l'insécurité culturelle, qui s'est amplifiée à la faveur d'une mondialisation semblant diluer les identités des peuples, et accélérée depuis 2015 en raison d'une part de la menace terroriste, et d'autre part de la crise migratoire (qui a éveillé une forme de peur de "l'invasion" par des peuples qui ne partageraient pas nos codes et nos valeurs). 

De fait, ce double mouvement conduit à une tribalisation de la société, chacun se repliant sur une communauté d'appartenances "rassurante", faute de valoriser ou même de comprendre ce qui l'unit encore au reste d'une Nation dont l'identité semble de plus en plus floue. Cette crise d'identité est particulièrement prégnante en France, car l'identité Française repose précisément sur une volonté de vivre ensemble, plus encore que sur un héritage commun. 

Luc Rouban : Cette polarisation s’est construite sur l’évaluation empirique et spontanée que les électeurs ont pu faire du néolibéralisme et du capitalisme financier. Au total, une concentration inédite et monstrueuse des richesses entre les mains de quelques uns, l’apparition avec les GAFAM de centres de pouvoirs privés mondialisés qui se moquent des États et des peuples (et qui ne paient évidemment pas les impôts qu’ils devraient payer comme on le voit en Europe malgré tout les efforts de l’Union européenne), des services publics en ruine, une mobilité sociale réduite pour le plus grand nombre appelé à se contenter d’emplois précaires et, paradoxe suprême, une disparition de ce qui légitimait le capitalisme classique à savoir la notion de mérite et de travail. Le travail ne paie plus ou paie moins que le capital. On le voit bien en France : malgré des alternances et des promesses de lendemains radieux pour les jeunes qui se donnent du mal, un diplôme vaut de moins en moins sur le marché du travail et mieux vaut avoir de solides ressources sociales dans sa famille pour trouver un bon emploi. Quant aux emplois peu qualifiés, ils ont subi la pression du dumping social de pays ne respectant aucune règle. À cela s’ajoute évidemment la prise de conscience de perdre tout contrôle sur son destin collectif voire individuel. La mondialisation a non seulement amené des fléaux naturels par une surexploitation des ressources naturelles et par un gaspillage insensé mais elle a aussi permis au terrorisme de se déployer, créant un arrière-fond d’anxiété comme une maladie que personne n’arrive à éradiquer et qui peut resurgir à tout instant. Les réseaux sociaux, dans cette affaire, ne sont que des instruments dans lesquels d’ailleurs très peu de personnes ont confiance. Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof montre par exemple en février 2020 que 17% seulement des enquêtés ont confiance dans les réseaux sociaux qui font encore pire que les médias (28% de confiance). Comme leur nom l’indique, les réseaux sociaux ne permettent pas de diffuser une idée à tous mais seulement à un petit nombre de convaincus. Ce sont souvent des petites chapelles de demi-savants qui s’amusent à communier dans la même bêtise fervente et à insulter la chapelle d’à côté. La diffusion des idées et des représentations politiques ne passe pas en priorité par eux. Ils ont permis de mettre en forme des thèses complotistes par un agrégat d’informations fantaisistes on non vérifiées mais ils n’ont pas créé la propension à y croire. Ce qui l’a créée, c’est la pauvreté de la culture scientifique.

Atlantico.fr :Le danger d'un tel fossé au sein de l'électorat existe-t-il en France ? Sur quelles valeurs pourrait-il apparaître ?

Christophe Boutin : Qui nierait cette radicalisation du discours progressiste en France ? La Doxa progressiste, au gouvernement, ultra majoritaire dans les médias, ultra majoritaire à l'université et plus généralement dans l’Éducation nationale, reprenant parfois des éléments venus de la fameuse French Théory déconstructionniste qui nous reviennent comme un boomerang des campus américains, vise chez nous aussi à faire table rase des éléments que l’on croyait il y a peu encore être les indispensables piliers de notre société, pour faire le jeu de sa communautarisation. Là, c’est l'éclatement de la cellule familiale sous la pression de groupes minoritaires qui finissent par servir l’intérêt de la marchandisation des corps ; ici, c’est le choix assumé - mais jamais clairement affiché - de permettre une immigration de peuplement qui change profondément la nature même de notre population ; et toujours, c’est la dénonciation du nationalisme fauteur de guerres et de l’identité aux relents rances.

Des sujets de clivages entre conservateurs et progressistes en France ? Prenez ces « trois I » qui, sondages après sondages, restent au cœur des inquiétudes des Français : l’insécurité physique, l'immigration et l’insécurité culturelle. Croyez-vous possible de trouver un harmonieux consensus sur ces points quand on n’arrive même pas à avoir des services de l’État les données chiffrées nécessaires – et pas plus les journalistes que les élus chargés de missions d’enquête par la représentation nationale ! - pour évaluer la question en toute clarté et tenter de proposer un débat autour des solutions possibles ?

Alors, bien sur, encore une fois, la division a toujours existé entre des visions du monde différentes, et le consensus n’a que rarement eu lieu dans notre pays. Mais l’exacerbation de ces divisions par la radicalisation du discours progressiste, volontiers sectaire quand il n’est pas simplement haineux, toujours méprisant en tout cas envers le bon sens populaire – on a bien vu ce mépris de caste au moment de la révolte des premiers Gilets jaunes, on le revoit ici avec la dénonciation des complotistes anti-covidiens –, toujours dénigreur à l’égard de notre histoire, ne va pas améliorer les choses. Et ce d’autant moins que ce discours fait aujourd’hui tellement le jeu de certaines communautés contre la nation que le terme de « collabo » ressurgit spontanément - ce qui, on en conviendra, ne laisse pas augurer une société apaisée.

Chloé Morin : Bien sur, la France n'échappe pas à la polarisation. De fait, cela fait de nombreuses années que nous pensons que "ce qui nous divise est plus fort que ce qui nous unit" - les enquêtes en témoignent. En dehors des moments collectifs à forte charge émotionnelle - coupe du monde de foot, et encore, quand on gagne... attentats, etc -, nous ne communions plus. La défiance horizontale (vis à vis de nos concitoyens) atteint des niveaux que l'on souligne trop rarement, car nous préférons étudier la défiance verticale (vis à vis des autorités et institutions, notamment politiques). Mais souvenons nous que pendant le premier confinement, le nombre de gens qui s'exaspéraient de voir leurs voisins ne pas respecter les règles - voire, pour certains, appelaient la police pour les dénoncer... - était tout à fait significatif. C'est ce que j'ai pu constater dans mes enquêtes à ce moment là. 

En réalité, notre premier problème n'est pas que nous sommes en désaccord : le propre du débat démocratique est de réconcilier des visions antagonistes, peu importe qu'elles soient éloignées. Notre principal problème est que nous n'avons plus de grammaire commune, et de plus en plus nous refusons tout simplement le débat. De plus en plus de citoyens tournent le dos aux institutions prévues pour nous permettre de décider collectivement et d'agir ensemble (élections, parlement, syndicats, partis politiques...). Par conséquent, il n'y a plus de compromis, et lorsqu'une décision est prise au sommet de l'Etat, de moins en moins de citoyens s'y sentent véritablement tenus. Certains se sentent même ignorés et méprisés - c'était le cas de Gilets jaunes hier, et des artisans et commerçants aujourd'hui... C'est cette apathie démocratique, cette rupture avec notre culture du débat, qui est dangereuse pour l'avenir, bien plus que la polarisation des opinions.

Luc Rouban : La polarisation du débat autour des effets, directs ou indirects, de la mondialisation touche bien évidemment l’électorat français. La question de la nation, de la mémoire, de la République est très clairement posée autant par la célébration des victimes du terrorisme islamique que par celle de la disparition du général de Gaulle ou bien encore celle du 11 novembre 1918. Bien que Nicolas Sarkozy l’ait payé fort cher, il avait eu l’intuition que la question de l’identité nationale serait très importante dans les années à venir. La mondialisation pousse en effet à se poser une question très simple mais très embarrassante : pourquoi reste-t-on ensemble ? Dans un couple, poser la question, c’est déjà prendre acte de l’échec. Les analyses empiriques que l’on peut mener conduisent en effet à nuancer très fortement l’idée républicaine en France qui reste un totem mais qui parle de moins en moins aux citoyens et notamment aux jeunes. En revanche, l’idée communautaire a fait son chemin. Le même Baromètre de la confiance politique montrait en 2015 que seuls 25% des enquêtés partageaient sans nuance l’idéal républicain, que moins de 10% étaient de purs « communautaires » et qu’une grosse majorité était partagée : on aime la République mais on aime aussi sa ou ses communautés d’appartenance, qu’elles soient religieuses, régionales, linguistiques ou autres. J’ai reproduit la même expérience en févier 2020 et la part des « communautaires » comme des « partagés » s’est encore accrue. Par ailleurs, la polarisation sur les valeurs concerne également la France et renouvelle le conflit politique qui ne peut plus s’appuyer sur la lutte des classes à l’ancienne car la notion de « classe » s’est évaporée au profit d’une appréhension bien plus individualiste de sa propre mobilité sociale. En revanche, on voit clairement apparaître une opposition entre capitalisme financier, concentration urbaine, mondialisation d’un côté et recherche de la santé, de l’équilibre social, de la proximité rurale de l’autre. C’est en ce sens que le clivage entre la droite et la gauche n’est pas mort.

Propos recueillis par Vincent Pons

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