Turquie, quels sont les objectifs réels du président Erdogan ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Recep Tayyip Erdogan Turquie
Recep Tayyip Erdogan Turquie
©DR

Stratégie d'Ankara

Alors que le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé la dissolution future du groupe ultranationaliste turc des "Loups Gris", la stratégie du dirigeant Recep Tayyip Erdogan a ravivé les tensions avec la France, notamment suite à des propos sur la "santé mentale" du président Emmanuel Macron.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Les objectifs réels du président turc, Recep Tayyip Erdoğan, peuvent parfois sembler contradictoires. Dans les faits, il veut devenir "le leader" de l’ensemble du monde musulman (le "nouveau calife"). À cette fin, il s’inspire de l’Empire Ottoman et s’entoure, lors de cérémonies officielles, de janissaires et autres soldats des temps anciens pour en rappeler la grandeur de l'Empire et la terreur qu’il a inspiré durant des décennies. Mais en fait, ce n’est pas vraiment l’"esprit de conquêtes" qui le motive fondamentalement.

Inspiré par les Frères musulmans dont il est le plus farouche défenseur et sans doute un des principaux responsables, son rêve est de devenir lui-même le "nouveau calife". Mais son temps semble être compté car la rumeur court depuis 2012 qu’il est atteint de ce que l’on appelle pudiquement une "longue maladie". Au moment des printemps arabes de 2011, il a cru que l'instant tant attendu était venu. Il pensait - comme beaucoup d’autres dirigeants de la planète - que les Frères musulmans allaient l’emporter dans le monde arabo-musulman et qu'ensuite, cela ferait tache d'huile. Il entrevoyait le moment où il serait désigné comme son leader naturel en raison de nombreux services rendus, surtout via ses services secrets (MIT). A noter que le monde arabo-musulman ne représente que 20% de la population musulmane mondiale dominée par l'Indonésie suivie du Pakistan, du Bangladesh, etc. . Si tout s’est passé comme il le souhaitait en Tunisie, sa désillusion a été immense avec l’Égypte, la Libye et la Syrie qui n’ont pas basculé dans le sens espéré.

Son attitude actuelle est donc plus décryptable quand son objectif intime est connu.

- Son hostilité à l’égard d’Israël alors que les relations avec l’État hébreu étaient excellentes (1) sous la gouvernance de ses prédécesseurs laïcs dans les années 1990-2000. Il se présente comme le seul leader du monde musulman sunnite défenseur des droits des Palestiniens. Il est vrai que cette cause n’a jamais vraiment intéressé les pays arabes. De plus, les revendications des Palestiniens, du moins jusqu’à présent, sont avant tout nationalistes et pas religieuses mais peu importe pour Erdoğan, tout est dans l’"image" de lui qu’il veut donner.

- Le soutien de la cause palestinienne lui permet aussi de concurrencer le grand adversaire de toujours de la Turquie, l’Iran qui est aussi en pointe dans ce domaine mais, pour les mollahs, dans un autre but : encercler Israël avec une menace terroriste permanente. L’Ayatollah Khomeiny, une fois arrivé au pouvoir à Téhéran en 1979, se voyait aussi en "leader du monde musulman" et en exportateur de la "Révolution Islamique Iranienne". Ses ambitions ont été immédiatement contrecarrées en 1980 par la guerre lancée par Saddam Hussein qui avait naturellement senti le danger pour son propre régime. Ensuite est venue l’hostilité du monde sunnite à l’égard de l’Iran chiite considéré comme "apostat" (c’est-à-dire traître à l’islam) non seulement par les plus radicaux mais aussi par la rue sunnite. Les chiites sont globalement rejetés dans la plupart des pays musulmans en dehors de régions où ils sont majoritaires en Irak, au Liban et même dans l’Est de l’Arabie saoudite et l’Ouest du Yémen). La Syrie est un cas un peu différent, une relative tolérance religieuse y ayant été de mise jusqu’à la guerre civile.

- Le principal objectif de l’action turque en Syrie était de renverser le président Bachar el-Assad (avec lequel Erdoğan entretenait d’excellentes relations avant 2011) pour mettre en place un régime affilié aux Frères musulmans qui le reconnaîtrait ultérieurement comme le nouveau calife. L’affaire semblait jouée d’avance jusqu’à ce que la Russie n’intervienne (2) en octobre 2015. Le problème kurde en Syrie était passé au second plan jusqu’à ce que les Occidentaux soutiennent les activistes syriens du PYD, les "cousins" du PKK honni. Son ressentiment à leur égard a alors été décuplé mais ne pouvant directement s’attaquer aux États-Unis (en dehors d’acheter des systèmes anti-aériens russes S-300 PMU 1, Washington interdisant en représailles la vente d’avions F-35 à la Turquie), il lui restait la France qu’il s’est empressé de qualifier de "colonialiste". Il a oublié qu’Ankara a constamment voté "contre l’Algérie à l’ONU entre 1954 et 1962" et en matière de colonialisme, il semble que la Turquie n’ait pas à donner de leçons à donner suite à son passé "Empire ottoman" que les pays arabes n’ont pas vraiment pardonné.

- En Irak, ce sont bien les Kurdes du PKK qui obsèdent le président turc mais aussi ceux de UPK du clan Talabani qui est proche du grand adversaire iranien… La présence militaire turque en Irak du Nord n’est pas une affaire de conquête mais de concurrence avec Téhéran.

- En Libye, Erdoğan a trouvé un champ de bataille idéal pour soutenir un gouvernement légalement reconnu par la communauté internationale et proche de la confrérie. Il espère un jour toucher les dividendes de son action mais se heurte là aux forces du maréchal Haftar qui sont épaulées par Moscou (on retrouve le même cas de figure qu’en Syrie et en Arménie contre l’Azerbaïdjan) et aussi plus discrètement par Paris, ce qui attise sa fureur vis-à-vis de la France qui barre la route à la réalisation de son rêve.

- L’Azerbaïdjan est un pays opposé à l’Arménie qui, de toutes façons, elle, est considérée comme "ennemie" (il y a une différence de graduation avec le mot "adversaire" car avec "ennemi", c’est la haine qui prime). De plus, Bakou est en froid avec Téhéran qui par opportunisme soutient Erevan depuis 1991. Cela permet donc à Erdoğan de s’opposer simultanément à son ennemi arménien, à son adversaire iranien, aux Russes (qui sont plutôt du côté arménien, quoique …) et … aux Français qui sont attachés pour des raisons de politique intérieure à Erevan.

- Et pour finir, l’adversaire actuel désigné du président turc est la France qui, rappelons le, entretenait les meilleures relations avec la Turquie dans les années 1990 sous un gouvernement turc alors vraiment laïc. En 1992, le président Mitterrand s’est même rendu à deux reprises en Turquie (mais sans madame qui n’était pas d’accord), une première fois en visite officielle puis à titre privé. La coopération économique était intense, la France (et l’Europe) pénétrait le marché turc civil et militaire. S’il avait fallu intégrer la Turquie au sein de l’Union Européenne, c’était à ce moment là. Cela aurait peut-être empêché les islamistes d’accéder au pouvoir.

Comme les enfants dans la cour de récréation, la question est : qui a commencé le premier ? Si l’on voit la situation du côté turc, Paris est loin d’être exempt de reproches. Même dans l’Histoire récente lorsque la France accueillait des "activistes" d’extrême-gauche » ayant du sang sur les mains comme Dur Kara (leader du DHKP-C) ou des membres de réseaux liés au PKK qui se livraient au racket sur les populations kurdes immigrées… sans parler de lobbies fondamentalement antiturcs (3). Il n’est aussi pas étonnant que les "charges politiques" lancées par l'Élysée contre Ankara ces derniers temps aient été mal reçues - même si elles étaient justifiées sur le fond, mais cela ne s’appelle alors pas de la "diplomatie" -. Quand on se livre à un tel exercice, il convient de savoir si l’on a la puissance nécessaire pour "suivre" (comme au poker). L’exemple libanais ne semble pas être particulièrement probant et nos interlocuteurs étrangers - même les mieux intentionnés - n’y voient encore une fois que la suffisance et l’arrogance de Paris…

Quant à la dissolution des "Loups Gris", cela relève de la gesticulation. En effet, ce mouvement nationaliste turc est le bras armé du Parti d’action nationaliste (MHP) fondé par Alparslan Türkeş. Ils sont décrits comme néo-fascistes, anti-communistes, anti-grecs, anti-kurdes, anti-arméniens, homophobes, antisémites et anti-chrétiens (et l’auteur rajoute liés au crime organisé turcs ainsi qu’aux services secrets MIT). Problème: ils n’ont aucune existence légale en France mais sont assez populaires en Turquie…

1. Par exemple, ce sont les Israéliens qui ont fourni à la Turquie la technologie des drones dans les années 1990. Ankara souhaitant alors mieux contrôler ses frontières avec la Syrie et l’Irak pour déceler les infiltrations du PKK. Aujourd’hui, les drones turcs ont été à la base des revers connus par les forces du maréchal Haftar en Libye et par l’Arménie dans la guerre qui l’oppose à l’Azerbaïdjan.

2. Depuis, des relations complexes existent entre les deux pays. La puissance russe contrebalance la capacité de nuisance turque. Ce sont des "amis qui se haïssent" mais qui sont obligés de composer localement (Syrie, Irak, Libye).

3. Il est parfois étonnant de constater que des ennemis théoriquement irréconciliables comme l’Allemagne et la France (dernières guerres en date, 1870, 1914 et 1939 avec des millions de morts) sont devenus, grâce au général de Gaulle et le chancelier Adenauer, des "pays frères" alors que d’autres contentieux ne parviennent pas à être réglés comme ceux existant entre la France et l’Algérie ou la Turquie et l’Arménie.

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