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©DAMIEN MEYER / AFP

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Les entrepreneurs de la Silicon Valley sont réputés pour leur mentalité du "contrarian thinking". Les start-ups qui réussissent le mieux sont-elles toujours celles qui ont les meilleures idées ?

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico.fr : Comment définir la mentalité du "contrarian thinking", ou pensée à contre-courant, qui anime les entrepreneurs de la Silicon Valley ?

Julien Pillot : Comme chacun le sait, la Silicon Valley désigne cette partie au Sud de la baie de San Francisco dans laquelle on retrouve des pôles universitaires d’excellence (Stanford, Berkeley) et qui a vu éclore nombre des plus grandes entreprises mondiales de la « tech ».

Or, il faut se rappeler ce que fut le San Francisco des années 60 : le berceau de la contre-culture américaine, en opposition frontale aux valeurs et normes rigides de l’Amérique de l’après-guerre. C’est ici que naquirent bon nombre de combats et d’idéaux modernes autour de la justice sociale, de l’égalité des sexes, de la démocratie participative ou encore de l’économie du partage.

Depuis cette époque, San Francisco demeure un bassin culturel sans égal dans sa capacité à attirer – et à retenir – des individus créatifs et libres penseurs. Des individus qui ont fini par investir toutes les strates de l’économie locale, depuis les arts jusqu’aux sciences, en passant bien naturellement par la politique et le monde des affaires.

D’une certaine façon, nous pourrions considérer que le « contrarian thinking » dont vous parlez est un héritage historique, sorte d’actif intangible subtil – et difficilement reproductible – né de la concentration locale d’intelligences, partageant leurs idées et animées de la même aspiration à changer le monde.

Cela a donné naissance à une certaine culture entrepreneuriale où, de façon plus ou moins consciente, on passe moins de temps à ériger des barrières à l’entrée qu’à expérimenter de nouvelles idées susceptibles de révolutionner les marchés. Les échanges de savoirs entre les entreprises y sont fréquents, l’intrapreneuriat y est encouragé, et les fonds d’investissement hésitent moins qu’ailleurs à financer des projets innovants, y compris quand ceux-ci sont portés par d’illustres inconnus. 

Est-ce la même depuis le début ou a-t-elle évolué ?

L’esprit du contrarian thinking a certes évolué avec son temps, mais la Silicon Valley a su – jusqu’à présent – préserver l’essentiel de ce qui fait sa singularité.

Nous le disions précédemment, San Francisco fut un haut lieu de la contre-culture américaine dans les années 60. Mais, de la même façon que nous avons pu l’observer par ailleurs, l’utopie qui animait les débuts s’est étiolée, rattrapée par un certain principe de réalité.

A titre d’exemple, je ne peux m’empêcher de sourire en pensant que l’éclosion de la « cyberculture » se fit autour des mêmes aspirations d’autonomie et d’émancipation politique et sociale, mais cette fois-ci par l’entremise des machines puis de l’Internet. Ce dernier était initialement perçu comme un « village global » avant de devenir, en quelque sorte, le plus grand supermarché, média, et agence publicitaire du monde. Quant aux machines, qui aujourd’hui se confondent avec les algorithmes et l’Intelligence Artificielle, le débat éthique est aujourd’hui vivace pour savoir si elles sont sources de progrès humain et/ou économique.

Cependant, bien que la finalité puisse se perdre en cours de route, les success stories de la Valley se retrouvent sur les éléments clés qui ont permis leur genèse et leur éclosion, qui sont ceux que nous avons décrits auparavant : connexion d’intelligences, culture authentique de l’innovation, désir de créer des biens et services universels, capacité unique à laisser sa chance aux concepts et une ouverture d’esprit sans égal. Tant que la Valley continuera à cultiver cette subtile alchimie, elle restera inégalée… mais surtout très difficilement imitable.

Les start-ups qui réussissent le mieux sont-elles toujours celles qui ont les meilleures idées ?

Les start-ups qui réussissent le mieux sont celles qui ont de bonnes idées, une bonne culture de l’innovation et du marché, et le brin de chance nécessaire pour réussir là où les autres échouent. Prenez YouTube par exemple. La plateforme de vidéos la plus célèbre du monde a été créée par trois anciens employés de Paypal (entreprise bien connue de la Silicon Valley), Chad Hurley, Steve Chen et Jawed Karim. Mais initialement, la plateforme – alors appelée TuneIn – Hook Up – n’était pas prédestinée à devenir autre chose qu’un site de rencontres par vidéos interposées. Les trois entrepreneurs avaient même passé des annonces pour rétribuer à hauteur de 100$ de jolies jeunes filles pour qu’elles postent de premières vidéos sur le site. L’offre est lancée, et n’est pas vraiment ce que l’on peut qualifier de succès.

Se passe alors quelque chose de complètement inattendu : lors du traditionnel show de la mi-temps du Superbowl de 2004, Janet Jackson laisse échapper un sein. Lors d’un diner se tenant le lendemain, les trois entrepreneurs évoquent l’incident et, désireux de revoir la scène ensemble, se rendent sur Internet. Ne trouvant trace de la vidéo en question, ils se rendent compte d’un manque dans l’offre Internet : il n’existe pas de plateforme d’hébergement libre de vidéos. C’est à ce moment qu’émerge l’idée de transformer TuneIn en YouTube. La suite, on la connaît. Des tours de table réussis entre 2005 et 2006 (pour près de 20M$) leur permettant de développer leur offre… jusqu’au 9 octobre 2006 où Google annonce le rachat de YouTube pour la coquette somme de 1,65 milliard de dollars. Une success story comme bien d’autre dans le monde de la Valley…

Les chefs d'entreprises les plus innovants ne sont pas forcément issu du sérail... Avez-vous des exemples ?

De manière générale, il convient de rappeler que l’innovation radicale – parce qu’elle déstabilise les business existants et déprécie souvent la valeur des actifs stratégiques traditionnels – a plus de chance d’être portée par un outsider, qui cherche à contourner les barrières à l’entrée établies (quitte parfois à exploiter des zones juridiques grises, comme le fit Uber en son temps), mais surtout à apporter une réponse aux non-clients des offres traditionnelles. Or, il est vrai que la Valley, pour les raisons structurelles et culturelles évoquées précédemment, s’est révélée être un terreau des plus fertiles pour faire émerger des success stories portées par des entrepreneurs outsiders.

Par exemple, Travis Kalanick, le co-fondateur d’Uber, a grandi à Los Angeles et ses parents travaillaient dans le génie civil et la vente d’espaces publicitaires. Avant Uber, il a lancé deux affaires dans… l’échange de fichiers en P2P. Des domaines bien éloignés du monde des VTC. Et comme bien souvent en matière d’innovation, l’idée d’Uber lui serait venue en constatant la difficulté de pouvoir obtenir rapidement un taxi en certaines grandes villes du monde.

Autre exemple avec Whatsapp. L’application a été rachetée par Facebook en 2014 pour environ 19 milliards de dollars. Il est amusant de se rappeler que Whatsapp a été créé en 2009 par deux anciens employés de Yahoo !, Brian Acton et Jan Koum, après avoir postulé chez Facebook… et avoir été recalés ! L’idée de Whatsapp leur est venue en 2009 après avoir 1° senti le potentiel du marché des applications mobiles, 2° constaté les limites des messageries natives des iPhones et 3° misé sur la volonté d’une grande partie des mobinautes de pouvoir échanger des messages qui ne soient pas stockés dans des serveurs distants. Il faut dire que Jan Koum a vécu pendant longtemps à Kiev sous régime communiste et se souvenait de ses parents limitant l’utilisation du téléphone à sa plus simple expression de crainte d’être écoutés par le régime soviétique…

Enfin, Larry Page et Sergey Brin – les deux co-fondateurs de Google – se sont rencontrés sur les bancs de Stanford. Les deux sont certes issus de familles de scientifiques et d’informaticiens, mais le premier vient du Michigan quand la famille du second a émigré de l’ex-URSS aux Etats-Unis en 1979, quand il n’avait que 6 ans.

Au pays du capitalisme, quelle place occupent l'altruisme et l'entraide au sein de la Silicon Valley ?

Comme nous l’évoquions précédemment, la Silicon Valley s’est construite sur une culture du collectif et de l’échange.

Quiconque s’est déjà rendu dans la Valley ou a eu l’occasion de s’entretenir avec des insiders de la Valley sait à quel point les échanges informels y sont monnaie courante dans le monde des affaires. Les ingénieurs et techniciens, d’entreprises pourtant parfois concurrentes, échangent régulièrement entre eux. Le savoir se transmet à travers les échanges dans la sphère sociale, ou tout simplement via le turn-over dans les entreprises. Dans la Valley, tout le monde a bien conscience d’être dans un hub unique, et que les acteurs de l’écosystème – entreprises et individus – y sont interdépendants, et que ce qui est bon pour l’un sera – de façon indirecte – bon pour l’autre On est d’ailleurs très loin du « don contre don » que l’on peut voir pratiqué par ailleurs, tant les échanges n’attendent pas de réciprocité immédiate. Tout le monde cherche à apporter sa pierre à l’édifice, à transmettre, pour devenir un contributeur actif de ce qui reste peut-être l’un des derniers bastions d’une certaine conception du rêve américain.

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