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Pascal Bruckner : « Le rire et la moquerie peuvent suffire face aux guérilleros de la justice sociale, pas face à la menace islamiste »
©LUDOVIC MARIN / AFP

Dangers du siècle

Pascal Bruckner vient de publier "Un coupable presque parfait, la construction du bouc émissaire blanc". Pour le romancier, la période actuelle a un parfum des années 1930, mais inversé : c’est désormais l’homme blanc qui est tout en bas de la hiérarchie et les autres ethnies au sommet.

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner

Pascal Bruckner est un romancier et essayiste. Il est l’auteur, entre autres, de La tentation de l’innocence (prix Médicis de l’essai, 1995), Les voleurs de beauté (prix Renaudot, 1997), Misère de la prospérité (prix du Meilleur livre d’économie, prix Aujourd’hui, 2002), Le fanatisme de l’Apocalypse (prix Risques, 2011) et Un bon fils. Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

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Atlantico : En 1983, vous aviez prêté l’oreille aux sanglots de l’homme blanc, dans un bel essai qui a fait date et qui diagnostiquait, dans une lucidité mélancolique, le sentiment de repentance de l’Occident, le principe de culpabilité qui s’était instauré dans notre rapport au passé et à l’héritage des générations, et l’apparition d’une philosophie tiers-mondiste qui préfigurait l’actuelle pensée décoloniale. Hier l’homme blanc, aujourd’hui le white male. Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce encore le même personnage sur le banc des accusés ?

Pascal Bruckner : Ce qui a changé d’abord, c’est la langue. On exprime désormais nos concepts politiques en frenglish, le nouveau patois globalisé des mercenaires idéologiques d’une certaine Amérique. Mais surtout, on ne s’intéresse plus aux structures politiques ou économiques, on en revient à l’épiderme qui définit à lui seul les qualités ou les défauts d’une personne. Tout cela a un petit parfum très années 30 avec toutefois cette inversion intéressante : c’est l’homme blanc qui est tout en bas de la hiérarchie et les autres ethnies qui se trouvent au sommet. On ne change pas de système, on se contente d’intervertir les personnages. C’est fou ce que l’antiracisme actuel emprunte tantôt ses structures à la pensée coloniale en la renversant tantôt au fascisme de l’avant- guerre en reprenant intégralement ses concepts : en lisant certains théoriciens nord-américains ou décoloniaux français, je repense aux décrets du national-socialisme. Par exemple, lors des manifestations en faveur d’Adama Traoré,des manifestants ont insulté des policiers noirs ou antillais, en les traitant de vendus, de traîtres à leur race. Or ce concept de traître à la race est directement issu des lois de Nuremberg où un aryen qui couchait avec une juive était coupable d’avoir trahi sa race. Il y a un racisme d’extrême droite mais aussi un racisme d’extrême gauche.

Dans votre nouvel essai Un coupable presque parfait, la construction du bouc émissaire blanc, on trouve un court chapitre appelé « Purger les arts, édifier les foules ». Nous connaissons ce vocabulaire totalitaire (purgation, édification, dressage, formatage). A partir de quand, selon vous, des idéaux intellectuels (droits de l’homme, dignité des minorités, antiracisme, rêve d’égalité et de justice) ont-ils muté en idéologie menaçante ?

Toutes nos conquêtes peuvent à un moment se retourner contre nous et l’instrument de l’émancipation se retourner en instrument d’oppression. La pensée révolutionnaire, marxiste ou politiquement correcte, a ceci de particulier qu’elle ne tolère ni l’ambiguïté ni la complexité. Elle suit la logique aveugle de son idée. Cette approche se révèle désastreuse pour les œuvres d’art qui sont par excellence rétives à l’embrigadement et par nature atemporelles, ni de droite ni de gauche. Il faut alors rectifier, censurer, couper, « déconstruire ». En 2019 les poésies de Ronsard à l’université étaient accusée de favoriser la culture du viol et Fragonard dénoncé par les cuistres d’être un peintre de la prédation sexuelle. L’échec du communisme le prouve : l’idéal de l’émancipation a tourné au cauchemar totalitaire. Tous les idéaux que nous chérissons peuvent à leur tour se transformer en mots d’ordre coercitifs. C’est la très mauvaise surprise de la modernité

Vous êtes un homme blanc de 70 ans, hétérosexuel et venant de l’ancien monde, votre parole est ainsi d’emblée suspecte et considérée comme celle d’un dominant ou d’un privilégié. Voici donc une observation : vous avez connu dans votre jeunesse la passion générationnelle du marxisme, les intellectuels engagés dans la marche de l’Histoire et l’abolition de la lutte des classes. Jamais la « classe ouvrière » ou les « prolétaires » n’ont dit à Sartre ou Althusser qu’ils étaient illégitimes à prendre la parole - au contraire, c’était vu comme une bénédiction que des intellectuels s’approprient leur lutte et mettent des mots sur leur condition. Pourquoi, depuis, les luttes se sont-elles à ce point communautarisées ? Le blanc n’est pas légitime à parler du racisme ; l’homme (le mâle) n’est pas légitime à parler du sexisme ; l’hétérosexuel n’est pas légitime à parler de la construction du genre… L’intelligence s’est-elle égarée en devenant partisane ?

La tribalisation du monde est en marche. Mais dans cet élan, il faut que demeure un pivot solide qui explique les égarements ou les tensions de toutes les communautés. L’homme blanc hétérosexuel, et si possible de plus de 50 ans, remplit parfaitement ce rôle. Sa simple couleur de peau est un délit, il est le diable incarné, le Satan de glace qui a mis le monde en esclavage. C’est pourquoi il ne peut pas disparaître, il est indispensable au système « intersectionnel ». Même quand il veut se racheter, et proclame des idées antiracistes, il est raciste malgré lui car elles émanent génétiquement de lui. Quoi qu’il fasse, il a tort, et c’est la même chose pour les femmes blanches comme le disent certaines afro-féministes, elles aussi entraînées dans une inculpation générale surtout quand elles refusent le voile islamique dans un réflexe typiquement impérialiste. Voilà le niveau où est arrivé un certain anti racisme ethnique qui s’étend jusqu’à la pensée, puisqu’il y aurait une « pensée blanche » et que les mathématiques, la musique classique sont elles-mêmes le pur produit de la « raison blanche » comme le disent d’éminents théoriciens nord-américains. Je ne parle même pas de l’islamophobie, ce concept loufoque qui assimile la critique d’une religion au racisme et qui a entraîné le massacre des 12 de Charlie. Mais il faut tout de même distinguer la juste critique des religions de la persécution des croyants qui est un délit voire un crime. Pour répondre à votre question, un certain antiracisme est devenu une arme criminelle aux mains des fanatiques. Le soupçon est plus que jamais d’actualité face aux chantages des minorités.

La French Theory (philosophie française de la déconstruction, dans les années 1970 : Derrida, Lacan, Foucault, Deleuze, Lévi-Strauss…) a engendré aux États-Unis les care studies, les gender studies, les racial studies qui nous reviennent aujourd’hui, en boomerang, sous la forme de pensée décoloniale, études de genre, indigénisme, etc. Ces nouvelles préoccupations intellectuelles ont trouvé un grand succès d’estime dans les plus grandes universités françaises : colloques, publications universitaires, thèses, masters ou doctorats consacrés spécifiquement à la question de la race, du genre, de la domination… Est-ce un simple phénomène de mode comme le fut autrefois le marxisme, ou pensez-vous que ces nouveaux courants transforment radicalement les nouvelles générations ?

Ce sont les deux même s’ils n’auront jamais la puissance du marxisme car ce sont des pensées faibles, issues d’une dénaturation de philosophes français passés à la moulinette anglo-saxonne et terriblement affadis. Reste qu’il est difficile à un étudiant de nos jours d’échapper à cette nouvelle vulgate dont le rôle est de détourner le regard de problèmes plus importants (la pauvreté, les inégalités, les rapports de pouvoir). Nous allons assister à une production de masse de nullités grandioses dans l’édition comme dans l’enseignement supérieur.

Comment rester un esprit libre et dégagé dans un environnement intellectuel et politique de plus en plus hostile, à vif, haineux et intolérant ? Cédez-vous, à la fin des fins, au pessimisme total ?

Jamais. Il y a un optimisme du combat qui porte en lui l’espérance du triomphe ou du moins de la victoire sur la bêtise, l’intolérance. L’environnement n’est pas pire de nos jours qu’il l’était dans les années 50 quand un Camus ou un Aron se retrouvaient seuls dans une intelligentsia dominée par les staliniens et les sartriens qui rivalisaient de dogmatisme. Nous avons en 2020 les néo féministes, les antiracistes racistes, les décoloniaux sommaires et bornés, et nous pouvons leur opposer l’arme du rire et de la moquerie. Beaucoup plus dangereuse est la menace islamiste mondiale qui est le nazisme de notre temps : contre celle-ci les seules armes de la raison ne suffisent pas. Il y faut une résistance, une détermination qui sera le grand combat du XXI° siècle.

A lire aussi sur Atlantico, deux extraits de l'ouvrage :

L’Occident : un coupable idéal aux yeux de la pensée décoloniale

Intégration et inégalités : comment la pensée décoloniale s’est propagée au sein des banlieues

"Un coupable presque parfait: La construction du bouc-émissaire blanc" est publié aux éditions Grasset.

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