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La marine chinoise devient la première au monde. Mais dans quel but ?
©OLGA MALTSEVA / AFP

Bruits de bottes plastiques

C’est ce que vient de révéler un rapport du Pentagone. La Chine dont on a longtemps dit qu’elle n’était pas expansionniste a-t-elle changé de logiciel ?

Emmanuel Lincot

Emmanuel Lincot

Professeur à l'Institut Catholique de Paris, sinologue, Emmanuel Lincot est Chercheur-associé à l'Iris. Son dernier ouvrage « Le Très Grand Jeu : l’Asie centrale face à Pékin » est publié aux éditions du Cerf.

 

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Emmanuel Véron

Emmanuel Véron

Emmanuel Véron est géographe et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO de 2014 à 2018. Il est enseignant-chercheur associé à l'Ecole navale.

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Atlantico : Selon un rapport du Pentagone, la Chine possède la plus grande marine du monde, "avec une force de combat globale d'environ 350 navires et sous-marins, dont plus de 130 grands combattants de surface", d'après le rapport annuel 2020 du ministère américain de la Défense au Congrès sur l'armée chinoise. La Chine retrouve ainsi l'âge d'or des années 1400, sous la dynastie Ming, lorsqu'elle disposait d'une flotte considérable, la plus grande du monde, qui avait été volontairement détruite en 1525... Quelles sont les intentions de la Chine à travers cette flotte impressionnante et cette démonstration de force ? La Chine serait-elle tentée par une approche expansionniste dans la région ? 

Emmanuel Lincot : La référence à la dynastie Ming exalte ce que fut en effet la Chine, une thalassocratie. On sait l’expédition de Zheng He qui permit d’explorer avant les Portugais la partie orientale de l’Afrique. Les techniques de navigation chinoises étaient supérieures à celles des Arabes. Toutefois, ce sont ces derniers qui ont maîtrisé l’océan Indien, son commerce, jusqu’à l’arrivée des Européens à la fin du XVIe siècle dans cette partie du monde. La géopolitique mondiale en fut considérablement changée. Car les Européens assuraient désormais le monopole commercial et s’apprêtaient à se lancer dans une aventure coloniale. Pour ce qui concerne le contexte d’aujourd’hui, il s’agit bien sûr pour la Chine de sécuriser ses approvisionnements énergétiques en provenance de l’Afrique mais aussi du Moyen-Orient. Ses moyens ne cessent d’augmenter depuis ces dernières années (sous-marins, porte-avions…) et lui permettent de se projeter en dehors de ses périmètre traditionnels d’action. Le grand architecte de ces réformes spectaculaires de la flotte militaire chinoise est le dénommé Liu Huaqing que l’on compare souvent à Mahan, dans l’histoire navale américaine. Des coopérations avec des flottes étrangères telles que le Pakistan, la Russie et l’Iran sont en cours. Des opérations de rapatriement d’expatriés chinois en Libye ou au Yémen ont également eu lieu. Mais la priorité pour Pékin est aujourd’hui de sanctuariser le sud de la mer de Chine et éventuellement d’engager une action de force contre Taiwan.

Emmanuel Véron : Le récent rapport américain fait la synthèse des modernisations militaires chinoises et ce pour toutes les armées, spatial compris. Ce rapport fait en effet la part belle aux modernisations de la marine chinoise, dans la continuité des efforts menés par le Parti-Etat, essentiellement ces deux dernières décennies. En ce sens, la Marine chinoise est probablement la composante ayant le plus bénéficié des budgets de défense. C'est un véritable changement de paradigme dans la politique de défense de Pékin en lien avec l'ouverture planifiée par Deng Xiaoping dès le début des années 1980. Plusieurs débats ont eu cours durant cette période jusqu'au années 2000 pour transformer qualitativement et quantitativement la marine de guerre chinoise avec comme obsession Taiwan et l'Asie de l'est. En parallèle de son expansion économique et diplomatique, Pékin a intégré ses vulnérabilités notamment via les routes maritimes entre l'Europe et l'Asie et celle entre l'Asie et les Amériques. Conséquemment à cela, plusieurs personnages ont influencé le Parti Etat pour la modernisation de la marine et le lancement de plusieurs programmes : Porte-avions, sous-marins, destroyer etc. Les systèmes d'armes se sont aussi considérablement modernisés puisant dans les technologies russe et occidentale.

Le Parti a alors mis en avant le très court passé maritime de la Chine impériale à une échelle dépassant les côtes chinoises et la mer du sud dite nanhai ou nanyang, à travers la figure de l'Amiral Zheng He ayant conduit plusieurs expéditions au début du XVe siècle. Dans les faits la culture chinoise de la mer, plus particulièrement de la haute mer est très lacunaire. Le rattrapage sera lui très rapide par la construction d'une marine de guerre, d'une expansion via les ports et le shipping et de plus plus à travers la recherche océanographique, rompant avec un ancrage pluriséculaire et culture très continentale...

Alors que les tensions, commerciales, sont vives avec les Etats-Unis depuis de nombreux mois, ces données dévoilées par l'administration américaine ne relancent-elles pas la crainte d'un nouveau parfum de guerre froide et d'une escalade des tensions entre les deux puissances ? 

Emmanuel Lincot : Les tensions existent car la Chine refuse de reconnaître le droit international. Pékin s’appuie sur des droits historiques pour revendiquer sa souveraineté sur des îles que lui contestent le Vietnam les Philippines mais aussi l’Indonésie. Pour les États-Unis et leurs alliés, il s’agit de contenir ce qui est désormais considéré comme une menace stratégique. Ainsi la Chine n’a pas hésité d’aménager des polders sur des îles faisant l’objet de contentieux avec ses voisins. Régulièrement, la Chine provoque des navires étrangers y compris militaires et  français comme le Vendémiaire, il y a quelques mois. Réciproquement, des avions espions américains survolent le territoire maritime chinois. On se souvient qu’en avril 2001 l’un deux avait dû se poser en urgence sur l’île chinoise de Hainan, alors menacé de destruction par des chasseurs chinois. On n’est évidemment pas à l’abri d’un dérapage. Le risque serait celui d’une déflagration au niveau international. Mais ces litiges, rappelons-le, n’opposent pas seulement la Chine à des voisins maritimes. On les retrouve aussi, et encore tout à fait récemment, dans la région de l’Himalaya, dans l’opposition de plus en plus vive entre armées chinoise et indienne.

Emmanuel Véron : La marine de guerre chinoise inquiète beaucoup pour les avancées par son volume et les différents types de navires, le tout construits en un temps records. Environ 400 000 tonnes de navires mis a l'eau tous les quatre ans. Outre le nombre de bâtiments, la marine chinoise a fait de substantiels progrès dans plusieurs domaines : guerre anti-surface, guerre antiaérienne et guerre anti-sous-marine. La guerre anti-surface s’est nettement consolidée avec l’entrée en service de missiles plus puissants pouvant être lancés depuis la surface, les côtes ou par des sous-marins.
La période du Covid-19 n'a pas été l'occasion d'une "pause". Au contraire, plusieurs navires importants ont été mis à l'eau, les manœuvres et les intimidations n'ont absolument pas cessé depuis janvier en particulier autour de Taiwan et en mer de Chine méridionnale. Cela fait craindre une escalade potentielle qui ne serait pas maîtriser entre les marines chinoise et locales (vietnamienne par exemple) ou avec  les marines occidentales, navy en tête.

Pékin utilise sa marine dans les eaux des océans Indien et Pacifique (et demain dans les pôles) pour étendre son influence autant que pour tester le rival américain dans la profondeur stratégique du plus grand océan mondial, et, enfin, de tester faiblement sa flotte dans un environnement ultra-marin. La modernisation d’une telle flotte pose la question de son usage et des capacités opérationnelles. 
L’ Armée Populaire de Libération (APL) a considérablement élargi ses missions et son rôle : maintien de la sécurité maritime, aérienne, électromagnétique du territoire chinois, lutte contre le terrorisme, gestion de crise (catastrophe industrielle, naturelle ou sanitaire), opération de maintien de la paix de l’ONU, opération de sécurité internationale. La décision de Pékin d’envoyer plusieurs navires de guerre en 2008 pour participer à la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden illustre l’élargissement des prérogatives et le caractère plus « international » des missions de l’APL.

Ces révélations pourraient-elles déstabiliser la Chine et la région à la manière des tensions en mer Méditerranée entre la Grèce, la Turquie et la France ? Cette flotte impressionnante va-t-elle servir de force dissuasive ou permettre d'étendre l'influence de la Chine dans la région ?  

Emmanuel Lincot : Vous avez raison de faire un parallèle entre la situation en mer de Chine et en Méditerranée. Dans une logique de bloc, la Turquie se rapproche de plus en plus de la Russie et de la Chine. Il ne serait pas surprenant à terme, avec le contrôle qu’exerce Moscou sur la Syrie, que la Chine, dans ce sillage, appuie ses partenaires stratégiques. Ses intérêts dans la région sans nombreux. Rappelons qu’une zone économique spéciale en Égypte a été entièrement aménagée par Pékin. La Chine de surcroît a financé la construction d’une nouvelle capitale à la lisière du Caire et que ses regards se portent désormais vers le Liban où elle n’hésitera pas à employer les mêmes moyens que ceux qu’elle emploie en Afrique : la dépendance par la dette. C’est la face obscure du projet des nouvelles Routes de la soie. Qu’Emmanuel Macron se rende à Beyrouth vise à préparer des contre-propositions. Il y va de l’avenir de la région, comme de sa sécurité et partant, de la nôtre évidemment.

Emmanuel Véron : Pékin entend se doter d’un outil militaire à la hauteur de ses perceptions et combler ses retards, pour devenir une puissance militaire de premier rang. Le budget de défense de la RPC se situe en 2019 entre 200 et 250 milliards de dollars.

Pékin a largement progressé dans le domaine du déni d’accès en créant une véritable bulle A2/AD (Anti-Access/Area Denial) depuis le continent (enfouis dans les montagnes) et sur les îles poldérisées et militarisées de manière accrue depuis 2014-2015 en Mer de Chine méridionale. La Chine cherche à améliorer ses capacités de projection en particulier dans le Pacifique occidental et imposer un rapport de force indirect avec les États-Unis et ses alliés (Taïwan, Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni et France) et que ce dernier leurs soit défavorable. Peu à peu, Pékin considère la marine comme un outil polyvalent pouvant répondre à plusieurs types de crises, de théâtres, mais aussi de dissuasion en temps de paix, diplomatie de défense ou encore fonction de police. Les capacités opérationnelles de sa marine sont certes impressionnantes, mais leur emploi ainsi que le caractère opérationnel des marins chinois sont encore très incertains.

La Chine cherche la parité stratégique avec la navy américaine. Les tensions sont de plus palpables. En même temps, et c'est peut là le grand défi de Pékin comme d'une non escalade, les marins chinois sont pas du tout aguerris au combat donc à la guerre. Il y a un réel déficit d'opérationnalité.  C'est un paradoxe majeur au regard du nombres conséquent de navires mis à l'eau ces dernières années.
Le bruit de bottes dans les mers entourant la Chine est une réalité à ne pas délaisser.

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