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Le télétravail va-t-il provoquer la fin de l'invulnérabilité des cadres sur le marché mondial du travail ?
©LOIC VENANCE / AFP

Disruption

La généralisation du télétravail pendant le confinement a été vue comme un bienfait par les cadres. Mais à plus longue échelle, cette expérimentation a montré que leurs emplois aussi pourraient être délocalisés...

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : À l’heure de la généralisation du télétravail, les cadres sont à première vue les grands gagnants de cette transition et ils en tirent de nombreux avantages avec un temps de trajet moindre et des économies de repas. Pourtant cette vie rêvée ouvre leur emplois en proie à la délocalisation. Les entreprises vont-elles commencer à lorgner vers les employés à bas coût sur des emplois qualifiés grâce au télétravail ? 

Eric Verhaeghe : C'est une tendance qui est en réalité engagée depuis plusieurs années, de façon plus discrète et plus cantonnée, sans doute, mais réelle. Je pense ici à l'externalisation de l'informatique vers l'Inde, par exemple, ou parfois vers d'autres pays francophones comme la Tunisie ou le Maroc. Les entreprises ont une vraie pratique de ce recours à des cadres étrangers installés à l'étranger, et cette pratique est loin d'être nouvelle. Il est vrai que, pour l'instant, cette pratique est fortement cantonnée aux fonctions informatiques, et parfois à la recherche et au développement, qui est externalisé auprès de fournisseurs extérieurs. C'est déjà largement le cas dans l'automobile ou dans l'aéronautique, où les entreprises sollicitent sans difficulté des bureaux installés un peu partout dans le monde. 

Dans cette logique de longue traîne, la question est de savoir si le confinement et l'explosion du télétravail qui s'en suit vont provoquer une accélération de ce phénomène, voire un nouveau saut quantitatif dans le développement du phénomène. Il est un peu pour le dire, mais on peut dire que les conditions culturelles sont désormais réunies pour que de nombreuses entreprises de services "intellectuels" s'entourent de compétences éparses, y compris étrangères. Au demeurant, ceci conforterait la vague, que nous connaissons déjà partiellement, des directeurs financiers, comptables ou des ressources humaines partagés entre plusieurs entreprises de taille moyenne. Le télétravail donne raison à toutes ces entreprises qui ont entrouvert la porte ces dernières années. 

Quels bénéfices peuvent tirer les entreprises d’une telle délocalisation ? 

Bien évidemment, tout le monde vous répondra que le premier bénéfice est financier. Entre un cadre français, par exemple dans les ressources humaines ou dans le développement informatique, dont le salaire est multiplié par deux par les charges sociales et les différents émoluments prévus pour défrayer du télétravail, et un cadre sénégalais, qui maîtrise parfois mieux le français que les Français eux-mêmes, et qui coûte quatre ou cinq fois moins cher, l'arbitrage est assez vite fait. Cette facilité est accrue par des questions d'état d'esprit. Depuis les 35 heures, les salariés français ont de moins en moins de difficulté à "outer", à avouer à leur employeur leur faible attachement à l'entreprise. Il est de bon temps d'attendre de l'entreprise du temps libre, des droits et des avantages sociaux avant de songer à travailler. C'est particulièrement vrai dans les générations qui arrivent sur le marché du travail, à qui leurs parents ont expliqué depuis tout petit que le monde du travail était fait pour épanouir et pour rendre heureux les salariés, et non pour produire. Avec les salariés africains, ce genre de doute est beaucoup moins fréquent, ce qui constitue, de mon point de vue, leur meilleur atout. 

Mais un deuxième argument me paraît aussi se détacher, peut-être moins visible, mais tout aussi important. Le recours à des cadres étrangers est quand même la meilleure façon de contourner les blocages français. Avec un cadre étranger, c'est une culture nouvelle qui arrive, moins tournée vers la réunion et la "formalisation" des problèmes, et parfois plus tournée vers la résolution et l'autonomie. Les entreprises françaises ont, de mon point de vue, beaucoup perdu en compétitivité à force de "réunionnite" et de blabla interminable d'un management obsédé par les procédures mais assez peu en prise avec les résultats. Avec une main d'oeuvre étrangère, une autre approche et l'entreprise peut y gagner fortement en productivité. Sur ce point, il ne faut faire ni angélisme ni manichéisme. Tout n'est pas à jeter dans le management à la française. Mais il est vrai qu'il est beaucoup formaté par les grandes écoles, et que ce formatage, avec son puissant conformisme managérial, ne vaut que ce qu'il vaut. 

Comment le marché des cadres va-t-il s’adapter à une telle compétition ? 

Il me semble qu'il faut répondre en trois temps à cette question.  

Premier temps : il faut garder à l'esprit que l'herbe n'est pas forcément plus verte ailleurs. Il y a aussi des incompétents à l'étranger. Nous ne sommes pas dans un monde où tout ce qui est français est gaulois réfractaire, et tout ce qui est à l'étranger, y compris en Allemagne, aux Etats-Unis ou à Singapour, serait génial. Pour une entreprise, recourir à un cadre étranger en télétravail comporte donc des risques accrus par la problématique de "l'intégration". Les entreprises capables d'être complètement éclatées en télétravail sont rares, et toutes continuent d'avoir besoin d'une unité physique qui se réalise régulièrement pour fonctionner. Ce peut être une fois par semaine, par mois, par an, selon les spécificités de chacun. Mais il est difficile de concevoir qu'une entreprise puisse fonctionner harmonieusement avec autant de cadres que de pays dans le monde. Ce garde-fou-là me semble sérieusement limiter les appétits de recours massif au télétravail à l'étranger. 

Deuxième temps : si les entreprises françaises seront tentées de chercher des cadres à l'étranger, l'inverse sera vrai aussi. Les cadres français pourront chercher des missions à l'étranger. Il ne faut donc pas concevoir le libre-échange de la main-d'oeuvre comme une opération à sens unique. S'il est imaginable que, peu ou prou, les cadres français soient mis en concurrence avec des homologues venus des quatre coins du monde (et pas forcément francophones d'ailleurs), ils pourront aussi concurrencer ceux-ci sur leur marché du travail. De ce point de vue, il peut s'agir d'une très belle opportunité de carrière. 

Troisième temps : il faut en revanche s'attendre à des ajustements salariaux et à une évolution profonde du contrat de travail. Le recours au télétravail "par-dessus" les frontières fragilise forcément les droits les plus protecteurs au profit du moins-disant. L'avenir du contrat à durée indéterminée à la française paraît bien sombre. Le péril n'est pas imminent, de mon point de vue, mais le processus de déclin est engagé de façon irrémédiable. Si vous avez le choix entre recruter un Français avec des protections exorbitantes et un salaire coûteux, et recruter un étranger moins cher et moins bien protégé, vous privilégiez forcément la deuxième solution. Inévitablement, le recrutement sur mission est appelé à se développer, et le recrutement sur contrat à durée indéterminée sera de plus en plus fragile. 

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