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Le syndrome des 75%
©Reuters

Réseaux sociaux

Le syndrome des 75% menace des personnes qui ont eu un beau parcours professionnel, les menant à des postes de direction ou d’expertise à haute responsabilité. Mais il leur manque les 25% restants, ce qui entraîne une frustration terrible.

Marc Rameaux

Marc Rameaux

Marc Rameaux est directeur de projets de haute technologie dans une grande entreprise industrielle française.

Il vient de publier "Le Souverainisme est un humanisme", chez VA Editions

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Je voudrais vous parler d’une pathologie. Rien à voir avec le COVID-19, si ce n’est qu’elle peut être redoutablement contagieuse. Elle atteint une population bien délimitée sur Facebook. Je l’appelle le syndrome des 75%.

Le syndrome des 75% menace des personnes qui ont eu un beau parcours professionnel, les menant à des postes de direction ou d’expertise à haute responsabilité, au sein desquels ils sont reconnus par leurs pairs.

Il n’affecte que des personnes ayant plus de 50 ans, une telle reconnaissance n’étant confirmée qu’à partir de cet âge. La plus grande partie de leur carrière est déjà derrière eux. Le syndrome peut atteindre des formes encore plus virulentes lorsqu’ils sont à la retraite et que leur activité professionnelle appartient au passé. 

J’en suis désolé pour la gent masculine, mais le syndrome affecte majoritairement les hommes, bien qu’il ait été observé épisodiquement chez certaines femmes.

« Le 75% » est un homme ayant fait une belle carrière, reconnu dans sa discipline, invité à s’exprimer dans des congrès et à l’occasion à écrire de beaux articles dans la presse. Il peut avoir publié quelques livres qui lui ont valu un succès d’estime, mais non la célébrité.

Il aurait tout pour être satisfait, mais… mais il lui manque les 25% restants. Ces 25% sont la dernière marche. Celle qui sépare la reconnaissance dans son domaine de la reconnaissance mondiale. Le 75% est écouté et apprécié, mais il n’a pas marqué l’histoire. Il maîtrise parfaitement sa discipline, mais il ne l’a pas révolutionnée. Il sait que sa notoriété s’arrêtera avec lui. Il est talentueux, mais non exceptionnel.

Il s’ensuit une frustration terrible : bien que son parcours le place au-dessus de la grande majorité de la population, l’absence de la dernière marche le rend profondément triste et quelque peu enragé. L’on est beaucoup plus insatisfait lorsque l’on a chatouillé les étoiles sans y appartenir que lorsque l’on a dû se contenter de les regarder de très loin.

Lorsque cet homme fait la connaissance de Facebook, les résultats sont dévastateurs. Ils sont l’équivalent de la crise de la quarantaine, mais en ayant besoin de se prouver quelque chose dans le domaine de la connaissance au lieu du domaine sexuel : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un problème d’affirmation de sa puissance.

Le 75% n’est pas seulement un homme compétent et reconnu dans son domaine. Il a généralement une bonne plume. Il connaîtra des débuts prometteurs sur Facebook, beaucoup de contacts recherchant sa compagnie et sa lecture.

Le syndrome apparaît lorsque le chatoiement illusoire de Facebook lui fait croire qu’il est en train de franchir les 25% restants. Les symptômes suivants apparaissent alors :

- Le 75% devient mégalomane. Il se met à parler comme s’il était doté d’un savoir universel : il SAIT, non seulement sur son domaine de compétences, mais dans toutes les disciplines. 

- Dans sa compétence propre, il adopte un ton que seul pourrait se permettre quelqu’un qui en a marqué l’histoire, docte et condescendant.

- Dans les autres compétences qui ne sont pas les siennes, il se pique d’avoir des prétentions de haut niveau. Il en agace fortement les vrais spécialistes, brandissant au tout venant des pensées connues depuis 20 ans et n’ayant rien d’extraordinaire, mais qu’il présente comme une immense découverte due à son génie. Il se gargarisera d’idées assez simplistes auxquelles tout le monde a pensé depuis longtemps et se verra en sauveur de l’humanité, persuadé qu’elles sont sa découverte. 

- Il ne supporte pas la contradiction. Il se prétendra ouvert à la discussion, mais lorsqu’un contradicteur lui présente un argument bien vu, il répond par quelques paroles méprisantes qu’il est un personnage très important et qu’il n’a pas de temps à perdre.

- Il ne tolère que les louanges ou au maximum de légères inflexions de sa pensée, à condition que celui qui les formule se place en position de soumission reconnaissant la primauté de son immense talent. Son mur finit par ressembler à une communauté de courtisans. Il se placera toujours dans la position de l’enseignant et les autres dans celle de l’élève : sa supériorité s’impose d’elle-même et ne peut en aucun cas être remise en cause, sans qu’il ait jamais à vérifier au préalable à qui il s’adresse.

- Il possède une bonne plume, un style élégant et précis, une pensée bien structurée et argumentée. Mais il ne se rend pas compte que si sa plume est au-dessus de la moyenne, des centaines d’autres en possèdent une comparable. Et qu’un cercle bien plus étroit - de quelques dizaines - ont un talent d’écriture bien supérieur au sien, celui des plumes véritablement extraordinaires. Il n’aura aucun recul sur lui-même quant à son niveau : de son petit talent, il prétendra au génie.

- Il éprouvera une certaine fascination pour les femmes brillantes et jeunes que l’on croise parfois sur les réseaux sociaux, surtout si ces jeunes femmes ont le potentiel prometteur de franchir les 75%, le seuil en deçà duquel il est resté. Il tentera de s’imposer à elles en pygmalion, sur un ton paternaliste. Il se fait généralement renvoyer violemment dans ses buts par les dites jeunes femmes. Le syndrome des 75% a bien une parenté avec la crise de la quarantaine, car il est affaire de séduction et de puissance. Le 75% est une sorte de vieux beau de la connaissance.

Facebook est encombré de personnes persuadées qu’elles mériteraient le prix Nobel dans toutes les catégories, la médaille Fields et le prix Alan Turing. Et que cela ne serait que la juste reconnaissance de leur immense talent.

L’arrogance et le narcissisme sont des travers humains inévitables. Chacun en est affecté, quoi qu’il en dise, moi compris bien entendu. Mais l’on devrait établir un « crédit d’arrogance », proportionnel à la valeur à laquelle on prétend. Un génie peut se permettre une quantité importante d’arrogance : son talent peut le lui faire pardonner. Le problème du 75% est qu’il possède seulement un bon talent mais prétend au crédit d’arrogance d’un génie. Son niveau de mépris est 10 fois celui que son talent véritable pourrait lui permettre.

Le 75% n’est pas totalement antipathique. Son travers est humain, trop humain. Il est la ménagère de 50 ans dans une version intellectuelle et haut de gamme, encore sous la dépendance de ses ambitions en fin de course. Son travers s’explique par un facteur simple : l’horloge biologique tourne. Et plus il s’approche de la fin de sa vie, plus il doit admettre qu’il ne marquera pas l’histoire. Ses tentatives deviendront de plus en plus hystériques et désespérées. L’âge avançant, il deviendra infréquentable, son arrogance le condamnant à des monologues destinés à montrer combien il est admirable. Il sera suivi par quelques groupies du petit monde qu’il se sera fabriqué sur Facebook, l’entretenant dans l’illusion de sa grandeur. Son erreur est que ceux qui ont marqué l’histoire n’ont jamais cherché à le faire. Ils sont seulement allés jusqu’au bout d’eux-mêmes, souvent jusqu’à s’y perdre, ne pensant même plus aux petitesses du jeu social et de la boursouflure de l’ego dans lesquelles le 75% est embourbé.

Le 75% ne doit pas être confondu avec l’imposteur. Il possède une compétence réelle, de haut niveau, solidement travaillée. Il n’a pas produit que du vent. Il a fait partie des artisans remarquables et anonymes qui ont apporté leur brique à l’édifice de leur discipline. Mais ils ne peuvent se contenter de ce rôle : ils veulent avoir été le maître maçon avant de s’éteindre.

L’imposteur n’a rien de tout ceci. Il n’a véritablement pratiqué une discipline que quelques courtes années, n’a jamais atteint le véritable niveau de la maîtrise. Puis il a gagné jeune, bien avant cinquante ans, le monde de la frivolité médiatique : dès la trentaine, il passe son temps en publications journalistiques, conférences diverses, présence dans des « think tanks », brodant sur un contenu de plus en plus inexistant. Il ne se trouve plus jamais dans l’exercice d’un véritable métier : il n’a ni le sérieux de l’expert, ni le professionnalisme du vrai journaliste.

Le 75%, à défaut d’avoir changé l’histoire, a au moins posé sa brique. L’imposteur n’a quelque part jamais rien fait de sa vie.

Le 75% n’est pas véritablement haïssable. Il est avant tout pathétique. Il faut cependant savoir s’en défendre lorsqu’il devient insupportable. Lui faire comprendre que l’on a plus important à faire que de l’aider à soigner ses blessures narcissiques en lui servant de faire-valoir.

J’ai 53 ans, bientôt 54. J’ai une carrière professionnelle réussie, reconnu dans la communauté des data scientists et spécialistes de l’IA, publié dans plusieurs revues et invité fréquemment à des tables rondes.

Mais je sais pertinemment n’être ni Alan Turing ni John Von Neumann. Je sais avoir une jolie plume. Mais je sais que des centaines d’autres savent faire aussi bien. Et en lisant certaines autres plumes, je me sens tout petit. Bref, je suis pile dans la cible du syndrome des 75%.  

Je ne me prétends pas meilleur que les autres : peut-être un jour me prendrais-je pour ce que je ne suis pas, passant de la bonne conversation un peu élitiste à la prétention d’être au-dessus de tous les autres et d’éclairer l’humanité. Dans ce cas-là cher ami Facebook, écris-moi simplement « 75% ». Et je comprendrai que je ne suis pas glorieux mais pathétique. 

Il existe deux bons remèdes au syndrome : prendre ses distances avec Facebook, s’imposer une cure d’absence de sa flatterie narcissique. Et relire François de la Rochefoucauld, le plus fin analyste de l’âme humaine et des pièges de l’amour-propre et de l’orgueil ridicule.

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