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Soifs d’amitié
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Atlantico Litterati

Les éditions Rivages publient le 26 août prochain une nouvelle traduction des livres VIII et IX de « L’éthique à Nicomaque » d’Aristote, consacrés à l’amitié . Pertinence, profondeur et modernité. Un « must ».

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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« L’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. Chacun rend à l’autre des bienfaits semblables à ceux qu’il a reçus », dit Aristote (384-322 av. J.-C.)  dans les livres VIII et IX de son «  Ethique à Nicomaque » consacrés à l’amitié( le père et le fils d’Aristote se prénommaient Nicomaque). Le philosophe ajoute aussitôt : «  Lorsque les hommes sont amis, la justice n’est point nécessaire, mais quand ils sont justes, ils ont encore besoin de l’amitié». De dix-sept à trente-sept ans, Aristote s’associe à Platon au sein de l’Académie, où l’auteur de la « République » enseigne- entre autres- la dialectique, rendue possible par cette apothéose intellectuelle qu’est la «  pensée raisonnée ». Pour Aristote, au contraire, l’outil intellectuel suprême est plutôt la « philia » : l’amitié réciproque. Aristote quittera l’Académie pour fonder le « Lycée » ( école philosophique) d’Athènes. La domination intellectuelle d’Aristote provient du fait que la plupart des sciences contemporaines ont un fondement aristotélicien : la politique, la philosophie, la psychologie, l’économie, la logique, la linguistique, la biologie, l’ éthique, la poétique et la psychanalyse (voir l’influence d’Aristote chez Lacan).Dans toutes ces disciplines, Aristote installe les outils intellectuels et dialectiques pour faciliter l’organisation de la vie des hommes dans la Cité, en utilisant la sociabilité des humain ( « l’homme est un animal politique »)dans l’objectif du Bien commun (Cf. « Les Politiques », soit 8 volumes écrits entre 335 et 323 av J.-C.). Ayant beaucoup réfléchi à l’organisation des individus dans la Cité- cette « praxis »- Aristote fonde sa morale, telle que développée dans « l’Ethique à Nicomaque ».Une morale « eudémoniste », CAD tournée vers ce couronnement des savoirs que doit être le bonheur. Un objectif irréaliste pour les affligés de l’après-crise sanitaire que nous sommes, certains d’entre nous ayant perdu un proche, et la vision d’une cohérence dont nous avons besoin pour affronter les problématiques économiques, politiques et/ou sociales qui semblent accabler notre hypermodernité (cf.« le Vrai, le Bien, le Beau ont perdu toute transcendance pour n’être plus que des options individuelles variables et éphémères. »). Au contraire de l’« Archipélisation de la société française », telle que la définit Jérôme Fourquet dans « Commentaires », la vision aristotélicienne de l’individu dans une société solidaire a de quoi faire rêver le citoyen affrontant l’agressivité -ou l’indifférence- de ses semblables. Pour Aristote en effet, le souverain bien ne s’obtient que par la justice et l’amitié (vertus de  « l’exemplarité divine » ).

Pour qu’il y ait amitié, il faut de la réciprocité, une certaine intimité, de la durée.«  Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi », écrit ainsi Montaigne à propos de La Boétie, en parfait penseur aristotélicien. Aristote fait de l’amitié un objet philosophique : le centre de la vie du sage et le pilier de la vie politique. « Il ne peut y avoir d’amitié là où est la cruauté, la déloyauté, l’injustice  », déclare de son côté La Boétie ( 1530-1563).

Dans « l’Ethique à Nicomaque », le projet d’Aristote est de « Comprendre pour quelles raisons et de quelles façons les hommes sont liés les uns aux autres. »   Les Livres 8 et 9 sont uniquement consacrés à l’amitié, cette affection liant entre eux les humains vertueux. Aristote définit l’amitié comme une disposition : la bienveillance, qui est la vertu des « êtres bons ». Par comparaison avec d’autres philosophes antiques, tels Héraclite (VI s.av.J.-C. ) et le dramaturge Euripide (Vème s.av.J.-C.), qui apprécient cette manière qu’ont certaines personnalités opposées de se « compléter » dans la relation amicale, Aristote s’est attaché à peindre les avantages de l’« âme- sœur »,  cet « alter-ego » qu’incarne, selon lui, l’ami(e) idéal(e). Lire ou relire Aristote sur l’amitié va devenir un plaisir d’été. En effet, Nicolas Waquet, poète, préfacier et traducteur de cet « Aristote » 2020 aux éditions Rivages ( Collection « La Petite Bibliothèque » fondée et dirigée par Lidia Breda), nous offre cette méditation sur l’amitié comme il sied : la pensée d’Aristote l’emporte sur les exégèses sémantiques. L’imaginaire de l’ex disciple de Platon n’a jamais semblé d’un accès aussi facile. La traduction de Nicolas Waquet s’affranchit des chichis qui l’alourdissaient jadis, cassant le rythme et sabotant la nuance. Nicolas Waquet a tout compris à la traduction, les spécialistes apprécieront. Plus soucieux de profondeur de champ que des précautions ampoulées de la tradition, Nicolas Waquet ( qui est aussi préfacier de ce livre) sait qu’il faut parfois se départir des règles pour mieux les respecter. Sauter un mot pour affirmer le style de l’auteur, donc son âme, la littérature étant à ce prix. Il est d’autant plus agréable de découvrir la fluidité du discours d’Aristote. Nicolas Waquet sait rendre claire l’idée-force du philosophe considérant l’Amitié comme un trait de caractère, la preuve d’ une force intérieure (n’est pas longtemps capable d’amitié « l’Homme vil », CAD intéressé, qui disparaît dès que vous avez fini de lui rendre service). Pour Aristote l’amitié « vertueuse » est un don des dieux. Un peu au-dessous de cette apothéose : l’amitié « utile », et l’amitié « plaisante ». La morale aristotélicienne jaillit, pure, dure, lumineuse, nous éclairant soudain et durablement, grâce à cette intelligence du texte d’un préfacier-traducteur pas comme les autres. Nicolas Waquet a totalement rénové la notion de traduction du grec ancien. Jamais nous n’avons lu Aristote aussi facilement, sans complications et boursouflures textuelles.

En ce printemps prisonnier l’ami(e) incarne la proximité dont chacun rêve à l’ère de la distanciation obligée. Nous aimions nos amis. Nous les chérissons davantage aujourd’hui. Et pour comprendre ce qu’il ce passe en eux et en nous lorsque nous sommes ainsi liés, ce précis de morale heureuse qu’est l’amitié vue par Aristote fait événement. Plus nous devons installer de distance entre les autres et nous plus nous ressentons l’impérieuse nécessité de cette proximité magnifique qu’est la présence de l’ami (e).Le confinement nous a révélé l’importance de la révolution digitale à l’œuvre partout sur terre, magie et nécessité du sans contact que nous n’avions jamais perçues aussi bien. Etre là sans l’être. A distance, pouvoir tout vivre, ou presque. Le télétravail, la téléconsultation, les visio-conférences : la vie en ligne.La E-vie. Nous avons survécu grâce à Internet. Nous en fûmes très reconnaissants aux technologies, aux réseaux. « En même temps », nous avons soudain soif de réel ; tel Saint Thomas, nous voulons voir,toucher. Nous plonger dans la littérature d’Aristote, par exemple, surtout s’il s’agit d’amitié, et de savourer, grâce à ce Précis de morale, la chance d’avoir de vrais amis, ici et là. Dans l’E-Vie comme dans la vraie proximité.En ligne et à la terrasse d’un bistrot, ici ou ailleurs. Sur les plages de France et dans tous les jardins nous voulons une présence : celle de nos amis.Pas ceux de Facebook, qui se ramassent à la pelle, car « Celui qui a beaucoup d’amis n’a pas d’amis », dit Aristote, « sauf lorsqu’il s’agit du lien unissant entre eux des concitoyens »)(« Ethique à Nicomaque » Livres IX). Après le confinement, tous ces morts, ces amis d’amis disparus, nous revoici, par chance, dans la communauté des vivants. D’où notre soif de proximité. Et d’amitié vraie.

Saint- Exupéry a écrit pas mal de cucuteries, servies dans bien des mariages de France : (« Et tu m’as apprivoisé et je t’apprivoisé(e)etc.),mais nous lui devons cette phrase superbe : «  Comme il n’y a pas de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis »( même en ligne !).

L’amitié/ Aristote/ Editions Rivages/ Collection La Petite Bibliothèque, traduit et préfacé par Nicolas Waquet (parution le 26 Aout)

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