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La crise actuelle ne sonne pas le glas du système libéral, elle en démontre au contraire la pertinence
©LUDOVIC MARIN / AFP

Enseignements du Covid-19

Thibault Huchet revient sur les différents mythes liés à la crise du Covid-19 et son impact économique.

Thibault Huchet

Thibault Huchet

Thibault Huchet est ancien maître de conférence à Sciences Po Paris, fonctionnaire, soumis à ce titre au devoir de réserve et donc écrivant sous un pseudonyme.
 

 

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Parmi les anti-systèmes de tous bords, chacun voit midi à se porte et semble trouver dans la crise actuelle la confirmation définitive, irréfragable, du fait que l’ordre libéral dans lequel nous vivrions serait à bout de souffle. Dès le début du mois de mars, Jean-Luc Mélenchon décrétait « on connaît déjà un mort, le système libéral », et l’on ne compte plus depuis les affirmations suivant lesquelles cette crise marquerait la phase terminale (au choix) du capitalisme, de la mondialisation débridée, de l’ultra- (ou néo-) libéralisme, des règles budgétaires scélérates de Bruxelles, etc.

Et si c’était l’inverse ? Si ces déclarations à l’emporte-pièces reposaient sur des mythes et sur une analyse fondamentalement erronée du système économique dans lequel nous vivons, et des conséquences qu’emporteraient les décisions que ses contempteurs préconisent ?

Premier mythe : la crise actuelle devrait marquer un retour en force de l’État et de l’intervention publique, dont le périmètre se serait réduit comme peau de chagrin sous l’influence de politiques d’inspiration néo-libérale. Passons sur le fait qu’en 2019, les dépenses publiques représentaient en France 55,6% du PIB, de loin le niveau le plus élevé de l’UE, ce qui en dit déjà long sur l’influence réelle des « ultra-libéraux » dans notre pays. Ce que cette crise a démontré, ce n’est pas l’insuffisance de l’action publique, ce sont précisément les carences de l’État dans ses champs de compétences régaliennes (sécurité, défense, justice…), son cœur de métier en somme. Le risque épidémique, y compris dans le cadre d’une éventuelle attaque terroriste, avait déjà été évoqué à de nombreuses reprises ces dernières années (les différents Livres Blancs sur la Défense notamment), et sa prise en compte aurait dû compter parmi les priorités d’un État soucieux d’assurer la sécurité de ses citoyens. Or ce à quoi nous avons assisté, c’est à la dilution de cette action publique au détriment des missions essentielles. Autrement dit, l’État n’a pas failli par son anémie mais par son obésité, délétère pour ses organes vitaux. Convenons que les gouvernements successifs ne sont pas les seuls responsables : rares sont les voix dans les oppositions que nous avons connues ces dernières décennies qui ont appelé à mettre un terme à l’extension permanente du champ de l’action publique.

Deuxième mythe : la crise démontrerait l’absurdité des contraintes budgétaires, prétendument imposées par « Bruxelles », à commencer par la règle des 3% de déficit public. Là encore c’est faire un bien mauvais procès à des règles peu contraignantes en pratique. Corrélation n’implique certes pas causalité, mais comment ne pas faire un lien entre le fait que ce sont les États les plus faibles budgétairement (et pas nécessairement les plus pauvres – les pays de l’Est de l’UE s’en sortent relativement mieux aujourd’hui face au virus) et donc ceux qui avaient le moins de marges de manœuvre, qui ont rencontré le plus de difficulté durant cette crise (Italie, Espagne, France, Belgique…) ? Certes, l’excès de liquidité au niveau mondial conjugué aux politiques monétaires durablement accommodantes de la BCE ont pour effet que la dynamique de la dette française ne va pas déboucher pas sur un risque immédiat de défaut de paiement. Mais comment ne pas voir que ceux qui vont s’en sortir le plus vite sont ceux qui ont accumulé des réserves budgétaires ces dernières années et vont être en position de relancer leurs économies ? La Commission européenne a d’ailleurs récemment annoncé que les aides allemandes représentaient la moitié du total des aides publiques accordées par les États européens à leurs  entreprises pour faire face à la crise…Pour nommer clairement les choses, la France va vivre les prochaines années sinon décennies sous anesthésie, incapable de mobiliser les ressources publiques pour soutenir l’économie productive, investir dans l’éducation, les infrastructures, avec pour résultat une croissance molle et un écart sans cesse accru avec nos voisins de l’Est et du Nord.

Troisième mythe : la crise démontrerait enfin l’illusion de la croissance perpétuelle, au profit des thèses favorables à la décroissance. On ressent un certain malaise à entendre cet argument (décliné par exemple sous forme de 100 propositions baroques par Nicolas Hulot dans Le Monde le 7 mai dernier) : quitte à risquer la caricature, c’est celui de ceux qui sont confinés sans en payer le prix, de ceux qui disposent d’un emploi stable (fonctionnaires, CDI dans les grandes entreprises…). Ce n’est pas celui de ceux (contrats précaires, intérimaires, et plus généralement les salariés des PME / PMI) pour qui le confinement n’est pas juste une désagréable assignation à résidence, mais un plongeon dans l’incertitude économique, avec son lot de drames humains. Les second sont habitués à payer le prix des protections dont bénéficient les premiers (les économistes parlent de système dual pour distinguer ces deux populations sur le marché du travail en France) et ne rêvent pas de grands soirs. Ils ne sont pas dupes de l’illusion qui voudrait que l’on puisse gagner autant en travaillant moins, sachant qu’ils vont être en première ligne et subir de plein fouet les effets de la « décroissance » que nous allons vivre en 2020.

Quatrième mythe : cette crise sonnerait le glas de la mondialisation, dont Wuhan a été systématiquement présenté comme l’épicentre, le paroxysme. On pourrait déjà rétorquer que Wuhan est précisément l’inverse : si tant d’entreprises occidentales y ont investi, c’est justement parce que la Chine pratique une politique protectionniste de localisation des investissements. Autrement dit, pour vendre sur le marché chinois, la Chine incite voire force à produire en Chine (avec transferts de technologie à la clé), en infraction le plus souvent aux règles de l’OMC. Mais plus généralement, s’il est légitime de garantir notre indépendance pour la production d’un nombre limité de biens vitaux pour notre sécurité (les masques en sont effectivement un bon exemple), on voit mal pourquoi les entreprises s’imposeraient de cesser de tirer profit des chaînes de valeur mondiales. Certes, elles vont reconsidérer et certainement raccourcir leurs circuits d’approvisionnement, privilégier les filières plus courtes, et les investissements en France, en Europe et dans son voisinage proche. En conséquence, les flux commerciaux vont être sensiblement et peut-être durablement affectés. Mais à l’inverse ces mêmes entreprises vont aussi chercher à diversifier leurs sources, et à reconstituer les marges affectées par la crise, ce qui ne les incitera pas à relocaliser leurs activités à faible valeur ajoutée, bien au contraire. Il est à ce stade impossible de prédire l’effet conjugué de ces phénomènes opposés sur le moyen terme.

Cinquième mythe : cette crise réhabiliterait la notion de frontières, internes et externes à l’Europe et à Schengen. On peut se demander si ceux qui invoquent cet argument en mesurent bien les implications. Car rappelons tout d’abord que ce ne sont pas les migrants sur leurs embarcations de fortune qui ont répandu le Covid-19 en Europe, ce sont les touristes et les expatriés qualifiés. La question de la position de la France et de l’UE face aux enjeux migratoires est certainement valable, mais elle n’a rien à voir avec la crise que nous traversons. Fermer les frontières aurait en revanche des conséquences très concrètes le tourisme (la France étant la première destination touristique au monde, soit 7,4% du PIB en 2018 selon la Direction Générale des Entreprises), sur Airbus (premier constructeur aéronautique mondial), sur Air France-KLM (cinquième compagnie aérienne au monde en termes de chiffre d’affaires), pour ne citer que les exemples les plus évidents. Ces dernières semaines ont démontré que les règle de l’espace Schengen étaient assez flexibles pour s’adapter aux situations d’urgence. Mais ceux qui dénoncent l’ouverture des frontières et prêchent pour des restrictions durables devraient peser les conséquences de leurs imprécations pour notre économie.

Soyons clairs : il y aura probablement un avant et un après la crise du coronavirus. Mais croire que cette crise a révélé les failles supposées d’un libéralisme qui caractériserait les politiques économiques actuelles, c’est se tromper d’abord sur la nature exacte de celles-ci et partant de là, sur les solutions qu’il conviendrait d’apporter.

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