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Coronavirus : pourquoi il va être essentiel de résister à la tentation des gouvernements d’accroître drastiquement leur pouvoir
©LUDOVIC MARIN / AFP

Influence

La crise du coronavirus permet de redécouvrir l'importance et le pouvoir des Etats. La gouvernance d'Emmanuel Macron permet-elle de garantir le déploiement de mesures efficaces pour lutter contre le Covid-19 ? La crise sanitaire est-elle fondée sur une crise du modèle économique libéral ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico.fr : La crise du Covid 19 entraîne une prise de pouvoir indéniable des États. Face à un gouvernement français technocratique, une volonté de contrôle total sur notre société au détriment de nos libertés de l'Etat Français n'est-elle pas à craindre ?

Christophe Bouillaud : En fait, pour que l’Etat français puisse prendre un contrôle total sur notre société, encore faudrait-il qu’il en ait les moyens, à la fois techniques, humains et intellectuels. Ce que montre le début de cette crise sanitaire, c’est surtout une bonne dose de n’importe quoi et aussi de symboles affichés pour rassurer. Il n’y a pas de grande stratégie de contrôle, mais plutôt une adaptation faite de bric et de broc à une épidémie qui, quoiqu’en dise le gouvernement, l’a complètement pris de court. 

Pour l’instant, si des libertés sont inutilement menacées, comme celle de se promener seul en forêt par exemple pour quelqu’un qui habiterait à la lisière d’un bois, ou de faire seul un tour en vélo pour se dégourdir les jambes, il me semble qu’il s’agit surtout d’un manque d’intelligence des situations concrètes, de celles qui peuvent donner lieu à un contact contaminant entre individus,  et aussi d’une absence de confiance aussi dans la capacité des Français à prendre leur distance avec autrui pour se protéger. Du coup, la volonté de se montrer radical dans les mesures de confinement, tout en encourageant en même temps la continuité de l’activité économique, finit par donner une impression de dilettantisme ou d’hypocrisie. Certaines propositions sont aussi formulées de manière carrément risible, comme celle du Ministre de l’Agriculture proposant par exemple aux coiffeurs ou serveuses de restaurant (sic),  désœuvrés, d’aller fournir leur bras aux agriculteurs qui en manquent. Il aurait pu se contenter de dire que Pole Emploi allait s’efforcer de remplacer les travailleurs étrangers manquants, et s’épargner cette tirade ridicule sur l’ « armée des ombres » (sic) qui doit se lever pour aller aux champs.

Par ailleurs, pour l’instant, la liberté la plus essentielle de toute, la liberté d’expression, n’est pas menacée. Il n’y a pas, contrairement aux situations vécues lors des deux guerres mondiales, de censure préalable de la presse. Les médias sociaux restent libres de faire circuler l’information. La vraie inquiétude pour nos libertés arriverait si, tout d’un coup, sous prétexte de ne pas affoler les populations, de ne pas laisser des thèses complotistes circuler,  les médias et les réseaux sociaux subissaient une censure. 

La tentation  peut être d’autant plus grande pour le pouvoir actuel de faire appel à de telles mesures que l’ampleur de la crise sanitaire dans les prochaines semaines peut le mener à un tel degré d’impopularité qu’il pourra être tenté de « casser le thermomètre ». Espérons que nous n’en arriverons pas là. Une fois la censure établie, la confiance entre le pouvoir et la population sera encore plus profondément rompue qu’elle ne l’est actuellement, et nous entrerons alors dans des territoires inconnus depuis bien longtemps dans un pays comme la France. Je préfère ne pas commenter. 

Au-delà du risque que présente un renforcement du pouvoir de l'Etat pour nos libertés individuelles, la gouvernance d'Emmanuel Macron permet-elle de penser que de telles mesures anti-démocratiques seraient efficaces pour lutter contre le Covid-19?

Pour l’instant, toute la stratégie du gouvernement face à l’épidémie est de gagner du temps, de jouer la montre, d’où le « grand confinement » que nous subissons.  Le Ministre de la Santé vient d’annoncer qu’il entendait à terme aller vers des dépistages systématiques, mais encore faudrait-il avoir des tests. La limitation des libertés, comme celle d’aller et de venir, vient en fait compenser un manquement extrêmement grave en matière de moyens (masques, tests, gels hydro-alcooliques, respirateurs, etc.). 

Normalement, si les mesures de confinement sont appliquées par la plupart de nos concitoyens, et si tous les différents manques de moyens sont progressivement comblés, les libertés suspendues ces derniers jours seront rétablies dans un délai raisonnable. Par contre, si la maîtrise de l’épidémie s’avère très difficile et si la mortalité liée à ce virus atteint des niveaux intolérables pour la société française, le pouvoir peut être tenté, face à la colère montante au sein de la population, éventuellement face à des rébellions localisées contre ce confinement, d’en venir à des mesures d’exception, dont à mon sens, la plus grave et la plus annonciatrice d’une catastrophe en terme de démocratie serait la censure. Si j’ose m’exprimer ainsi, la différence essentielle entre la Chine populaire et nous, ce n’est pas tant le pouvoir possible de l’Etat, que l’obligation que nous nous faisons comme société dite « démocratique », de maintenir coûte que coûte la liberté d’expression, avec bien sûr son corollaire, l’absence  de sanctions contre ceux qui osent critiquer le pouvoir. 

La crise sanitaire est-elle fondée sur une crise du modèle économique libéral, ou trouve-t-elle sa source au sein de l'Etat ?

Il faut préciser les choses pour répondre à votre question. 

Si l’on entend par « modèle économique libéral » simplement l’économie de marché, je ne vois pas bien quel lien de causalité on pourrait établir entre cette dernière et l’épidémie. Comme il n’existe guère de vie humaine sur la planète sans une forme ou une autre d’économie de marché, cela revient à dire que la crise sanitaire c’est la faute de notre mode de vie comme espèce nombreuse et collaborative. 

Par contre, si l’on entend par « modèle économique libéral » la globalisation que nous avons vécu depuis la chute du Mur de Berlin, il existe bel et bien des liens. 

D’une part, comme toutes les grandes pandémies de l’histoire humaine, le virus suit les voies des échanges entre êtres humains. La pandémie n’aurait pas pris cette ampleur en quelques semaines, à peine trois mois en fait, sans l’extraordinaire expansion de la mobilité humaine, via essentiellement l’aviation commerciale. Que les virus circulent, cela a toujours existé, ce qui est radicalement nouveau, c’est l’accélération proprement stupéfiante de cette circulation. Nous avons malheureusement la preuve empirique avec ce virus que le « village global » existe désormais. 

D’autre part, dans la lutte même contre ce virus, tout le monde est en train de s’apercevoir que la production des moyens nécessaires se trouve inégalement répartie dans le monde. On assiste en effet à une véritable bataille de matériel, où il s’agit d’être le plus efficace possible pour apporter aux soignants et à la population ce dont elle a immédiatement besoin pour lutter contre l’épidémie (masques, respirateurs, etc.). Les pays qui ont des bases industrielles les mettent au service de cette lutte, soit sur leur territoire, soit dans le monde. On voit à la fois de l’entraide et du repli sur soi. On devine aussi la concurrence entre les grands acteurs de la pharmacie mondiale, pour la découverte de médicaments efficaces contre le virus, et aussi, à terme, pour la mise au point d’un vaccin. Là encore, on se concurrence et on collabore à l’échelle mondiale.

De fait, le « modèle économique libéral » entendu comme « globalisation » est moins la cause de la pandémie, que son contexte qui la rend particulièrement sidérante, si comparable dans nos esprits à un film-catastrophe hollywoodien. 

Pour ce qui est de l’Etat, il n’est pas très difficile de constater que ce sont ses capacités financières et organisationnelles préalables qui jouent beaucoup dans la maîtrise de l’épidémie dans les différents pays, et, plus spécifiquement, le montant et la qualité des dépenses de santé faites en temps normal. Ce n’est malheureusement pas une trop grande surprise que les morts soient si nombreux en Italie, car le système de santé y était sous-financé depuis des décennies. 

Plus généralement, on va voir ce qu’il en coûte pour un Etat de ne pas avoir considéré la santé comme un secteur prioritaire de son action. L’Europe du sud va sans doute souffrir tout particulièrement, tout comme certains pays de l’ex-Europe de l’est. Nous allons sans doute voir les effets des politiques d’austérité menées depuis des années dans ce secteur vital de la dépense publique qu’est la santé. C’est là une question de stratégie étatique. 

Il faut dire qu’en France nous sommes assez mal placés de ce point de vue. D’une part, dans les années 1990, des grands génies au sein de notre administration ont eu l’idée pour réduire les dépenses de santé de réduire drastiquement le numerus clausus pour avoir à terme moins de médecins capables de prescrire des soins, aboutissant ainsi à cette pénurie de médecins dont on parle depuis quelques années. On devrait rapidement voir les conséquences de cette pénurie lors de la présente crise sanitaire, qui, en plus, va l’aggraver, vu les décès prévisibles au sein même du corps médical. D’autre part, tout a été pensé en matière de politique de santé depuis des décennies par nos bureaucrates en termes d’économies budgétaires à faire et jamais comme un secteur qui pouvait apporter à terme des revenus à la France grâce à son excellence ou qui pouvait améliorer le bien-être des Français.  Les hôpitaux ont été vus par nos bureaucrates comme de vulgaires entreprises déficitaires à redresser à la hâche. Mais personne ne s’est jamais rendu compte parmi ces véritables  « criminels de bureau » que ce type de service ne pouvait pas être géré comme un atelier de réparation automobile par exemple, qu’un hôpital obéissait à une autre logique que celle de l’achat et de la vente, ou de la production industrielle. Le long conflit social au sein du secteur hospitalier, qui a précédé cette crise sanitaire, était tout entier lié au caractère absurde de cette logique purement comptable, bureaucratique, incapable de comprendre ce que c’est que concrètement la médecine.  

Donc, à mon sens, la crise sanitaire vient, d’une part, d’un Etat qui a voulu faire trop d’économies dans ce secteur de la santé  où, pourtant, il est particulièrement légitime à intervenir, et qui, d’autre part, a aussi voulu y singer le fonctionnement des entreprises. Il reste plus à espérer qu’à l’avenir la gestion de la santé redevienne d’abord une question médicale et ne soit plus vue comme une opération comptable sur tableur pour manager médiocre. Mais fallait-il vraiment en passer par tant de morts et de souffrances ?  

Pour retrouver sur Atlantico l'entretien d'Alain Madelin sur ces questions, cliquez ICI 

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