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La méthode sud-coréenne face au coronavirus : traquer nos données personnelles pour sauver des vies… le pour et le contre
©STR / AFP

Vie privée

Après la Corée du Sud et la Chine, le gouvernement israélien a annoncé avoir approuvé une mesure exceptionnelle autorisant les agences de renseignement israéliennes à pouvoir localiser les téléphones portables des individus ayant contracté le coronavirus.

Bruno  Falissard

Bruno Falissard

Bruno Falissard est directeur du CESP/INSERM U1018 (Centre de Recherche en Epidemiologie et Santé des Populations).

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Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : La Corée du Sud, la Chine ainsi qu'Israël ont utilisé les puces de géolocalisation des téléphones pour surveiller les déplacements de personnes atteintes du coronavirus. Ces méthodes sont-elles efficaces pour limiter la diffusion d'une épidémie?

Bruno Falissard : Ce sont des idées intéressantes et astucieuses, mais il est impossible aujourd'hui d'affirmer l'efficacité de ces approches. Les stratégies de lutte contre l'épidémie adoptées par ces pays ne reposaient pas uniquement sur ces nouvelles technologie, mais aussi sur la culture et la discipline des populations à respecter les consignes des gouvernements.  Pour savoir si une mesure est efficace, il faut en observer tous les paramètres. On ne peut donc pas savoir à l’heure actuelle si l’utilisation des technologies, notamment de la géolocalisation est à l'origine du succès ou de l'échec des choix politiques pour empêcher la propagation du virus dans ces pays. Je nuancerai d’avantage en appuyant sur le fait que ces technologies sont inefficaces à détecter un patient asymptomatique. Or ce sont ces personnes, plus nombreuses et inconsciente de porter le virus, qui ont le plus de chance de la propager. 

Franck DeCloquement : A Taïwan, seul endroit au monde ayant usé publiquement de telles méthodes intrusives contre la fulgurance de l’épidémie de Covid-19, les autorités ont utilisé la traçabilité des données des téléphones mobiles pour s’assurer que les personnes infectées respectaient bien à l’isolement imposé. Mais pas uniquement : La Corée du Sud a également mis au point un traçage très détaillé du parcours des personnes infectées ou soupçonnées. C’est justement la recommandation principale qui avait été faite à la communauté internationale par l’OMS après sa mission en Chine. Les proches de toutes les personnes contaminées sont ainsi recherchées de façon systématique, avant de se voir proposer un test de dépistage. Les déplacements des malades avant qu’ils ne soient testés positifs au Coronavirus sont très vite reconstitués au travers des images de vidéosurveillance, de l’utilisation systématique de leurs cartes bancaires ou du bornage géographique de leur smartphone, puis rendus publics… Des SMS ciblés sont ainsi envoyés aux individus pistés, quand un nouveau cas est détecté près de chez eux ou sur leur lieu travail.

Cette stratégie a initialement suscité des interrogations évidentes quant à la protection de la vie privée. Mais elle en a aussi poussé un très grand nombre de ressortissants à se faire tester... Le gouvernement Sud-Coréen a ainsi pu compter sur une population particulièrement disciplinée et respectueuse des consignes. La Corée du Sud pour endiguer l’épidémie a délibérément choisi de tester massivement sa population, afin de mettre à l’isolement uniquement les personnes porteuses du virus. Jusqu’à présent, cela leur a semble-t-il permis de maîtriser substantiellement la progression dramatique au sein de la population du virus, et cela, sans confiner tout le monde… Il faut néanmoins rester prudent car nous n’avons pas beaucoup de recul à ce sujet. Mais il apparait en l’état que tester ainsi sa population coûte beaucoup moins cher que de mettre toute l’économie d’un pays à l’arrêt… C’est une question de choix stratégique initial et d’organisation de la traque...

Le gouvernement israélien quant à lui, ainsi son Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ont récemment autorisé de telles méthodes, via la mise en œuvre d’une surveillance électronique de masse, dans l’espoir d’endiguer la diffusion de l’épidémie de coronavirus à toute la population… Des pratiques très coercitives sur le plan du tracking informatique, d’ordinaire réservées à la lutte antiterroriste, dans le cadre de certaines lois martiales relevant de l’exception. Autorisant par la même une mesure qui permettra au Shin Bet – le Service de sécurité intérieure israélien – de suivre à la trace et sans coup férir les mouvements individuels des porteurs du coronavirus. Et ceci, sans aucune autorisation de la justice, en mettant immédiatement à profit les données des téléphones mobiles de la population. Selon le bureau de Benyamin Netanyahu que rapporte le Guardian dans ses colonnes, Israël « utilise toutes les capacités de l'État pour aider à lutter contre le coronavirus… y compris celles du Mossad et d’autres organisations »

Pour autant, le ministre des Transports Bezalel Smotrich a assuré dimanche dernier, et sans équivoque : « […] qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas de 'Big Brother' en Israël, même dans le cadre d'un événement extrême comme celui auquel nous sommes confrontés actuellement ». La référence au roman de George Orwell, 1984, est très explicite. L'expression « Big Brother » étant utilisées sans ambages, dans ce contexte délétère de privation de certains droits à des fins de préservation sanitaire de la nation, pour qualifier les institutions ou les pratiques martiales qui portent atteinte aux libertés individuelles fondamentales, ainsi qu’au droit à la vie privée des populations et des individus ciblés. Dans la foulée, et en urgence, le lundi 16 mars au soir, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou a étendu les prérogatives du service de renseignement intérieur israélien, le Shin Bet, avec l’accord du procureur général, Avichaï Mandelblit.

L’affaire ne s’arrête pas là, car Israël tente actuellement d'augmenter à tout prix sa capacité de test pour suivre et contrôler la propagation de Covid-19 sur son territoire. Environ 530 cas ont été confirmés en Israël à ce jour, qui a pris des mesures strictes pour contenir cette propagation. Y compris la fermeture de toutes les écoles, cafés et autres centres commerciaux. Mercredi soir dernier, il a été interdit de surcroît à tous les touristes et visiteurs étrangers d'entrer sur le territoire. Le pays peuplé d'environ 9 millions d'habitants, prévoit d'effectuer quotidiennement 3000 tests de dépistage du coronavirus. Et le Mossad, la centrale de renseignement israélienne, aurait lancé selon les informations que relate le Guardian cette semaine, une discrète opération pour s’accaparer jusqu'à 100 000 kits de test de dépistage du coronavirus. Le secret de l'opération s’expliquant en partie par le fait que les kits « prélevés » à hauteur de 4 millions selon Channel 12, l’auraient été dans au moins deux pays n’entretenant pas de bonnes relations diplomatiques avec Israël. Signifiant aussi par-là que le gouvernement ne pouvait pas les acheter ouvertement. Dernier rebondissement : « Le matériel arrivé en Israël est nécessaire et essentiel », aurait indiqué Benyamin Netanyahu, faisant suite à des rumeurs selon lesquelles les kits pourraient être en définitive inutilisables… En définitive, et priorisant la santé de sa population intérieure, Israël a mobilisé son vaste appareil de sécurité pour lutter contre le virus, notamment en faisant gérer les hôtels par des militaires dans le but d’isoler les personnes qui ne présentent que des symptômes légers. L'hôtel en bord de mer de Tel Aviv, le Dan Panorama, sera le premier à ouvrir ses portes et à être occupé par l'armée.

En Corée du Sud, la mesure a été critiquée car en dévoilant l'emplacement des individus, leurs secrets (notamment des relations extra-conjugales), auraient été rendus publics. Si l'on peut néanmoins comprendre l'intérêt d'une telle mesure en cas d'urgence sanitaire, comment s'assurer qu'elle ne soit pas détournée de son but premier ? Comment s'assurer qu'elle ne soit pas utilisée à d'autres fins comme cela avait, par exemple, été le cas avec les mesures similaires prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ? 

Franck DeCloquement : En pratique, la mesure annoncée par exemple en Israël autorise le Shin Beth à traquer, sans autorisation préalable de la justice et durant trente jours, les données de localisation des téléphones portables des personnes infectées. Il en va de même pour celles et ceux qui se sont trouvés près d’eux dans les quatorze jours avant qu’elles aient été testées. Une analyse de ces données sera alors transmise au ministère de la santé, qui devra prévenir par SMS les personnes susceptibles d’avoir été contaminées, en leur demandant de se placer d’elles-mêmes en quarantaine.

L’implication du Shin Bet et d’autres centrales de renseignements dans une crise civile, hors du cadre déjà large de l’antiterrorisme et de la défense de la sécurité de l’Etat, suscite des critiques au sein de l’opposition de gauche du pays, parmi des juristes et des organisations de défense des libertés individuelles. « Le gouvernement a le pouvoir de passer des mesures d’urgence pour une brève période », rappelle Daniel Friedmann, ancien ministre de la justice et ex-doyen de la faculté de droit de l’université de Tel Aviv. « Mais je doute que cette législation soit appropriée à la situation : elle représente une sérieuse atteinte à la vie privée [des Israéliens] et le Parlement n’est pas vraiment en état de statuer pour l’heure. »

En France, et à la suite de l’allocution du chef de l’Etat le 16 mars dernier, nombreux sont nos compatriotes qui ont reçu un SMS leur rappelant les consignes vitales de sécurité à appliquer pour lutter contre la propagation du COVID-19.

La réception de ce message, adressé par le gouvernement, a soulevé certaines interrogations de la part des particuliers au regard de la protection de leurs données personnelles, là aussi… Ce type d’opération d’information est toutefois prévu par la loi Française qui impose aux opérateurs de télécommunications de diffuser, à leurs abonnés, les messages des pouvoirs publics destinés à prévenir la population d'un danger imminent ou d'une catastrophe majeure (article L. 33-1 du code des postes et des communications électroniques).

Dans le cadre de cette opération, aucun numéro de téléphone n’a donc été transmis au gouvernement : celui-ci s’est contenté de transmettre un simple message aux opérateurs privés, qui se sont chargés, avec leurs propres bases de données, de l’acheminer vers les particuliers. Ce dispositif, prévu par la loi française, respecte en tout point le droit européen. La CNIL rappelle d’ailleurs que le règlement général sur la protection des données (RGPD) permet l’utilisation de données personnelles sans consentement des personnes, notamment : « dans le cadre d’une obligation légale, de missions d’intérêt public ou pour la sauvegarde des intérêts vitaux des personnes. L’envoi des messages nécessaires à l’objectif prévu par l’article L. 33-1 du code des postes et communications électroniques, dans le contexte de lutte contre la propagation du coronavirus (COVID-19), s’inscrit clairement dans ce cadre ».

On le constate à cette occasion, tout cela est très bien encadré en France. Les méthodes coréennes, taïwanaises ou israéliennes étant parfaitement inenvisageables à mettre en œuvre sur notre territoire, malgré cette situation d’exception, et dans l’état actuel de nos lois. Sauf à décréter la loi martiale et l'instauration dans notre pays d'un état judiciaire d'exception, au sein duquel l'armée assurerait le maintien de l'ordre à la place de la police, ou en collaboration avec celle-ci. La loi martiale est proclamée lors d'une crise profonde au sein d'un État, dans le cas d'un coup d'État ou d'une guerre civile. C'est le gouvernement qui est amené à instaurer la loi martiale, c'est l'armée qui l’exécute. Pour mémoire, la loi martiale est proclamée lors d'une crise profonde au sein d'un État, dans le cas d'un coup d'État ou d'une guerre civile. C'est le gouvernement qui est amené à instaurer la loi martiale, c'est l'armée qui l’exécute.

Existe-t-il des moyens de s'assurer que ces mesures soient employées dans l'unique but de lutter contre le coronavirus ? Quels moyens peut-on mettre en œuvre pour contrôler l'usage fait de cette mesure exceptionnelle ?

Franck DeCloquement : Les débats sont actuellement très vifs à ce sujet… Et on peut aisément le comprendre, compte tenu du contexte exceptionnel de contagion virale au Coronavirus. Lundi après-midi, le comité de la Knesset israélienne chargé du renseignement, dont l’accord est nécessaire à l’application d’une telle mesure coercitive de surveillance globale, n’est pas parvenu à se prononcer, après un bref débat. Il a été automatiquement dissous à 16 heures, à la suite de l’investiture des nouveaux députés, élus lors des législatives du 2 mars. Dans un hémicycle presque vide, ceux-ci ont prêté serment trois par trois, en application de la mesure anti-contagion.

Dans la soirée, le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a précisé que le gouvernement appliquerait ces mesures d’urgence sans l’accord du Parlement… Depuis plusieurs jours, la presse nationale s’interrogeait d’ailleurs sur une rupture de l’équilibre des pouvoirs en cours : « un gouvernement de transition, qui a échoué à reconstituer sa majorité au fil de trois élections législatives depuis avril 2019, multiplie les mesures draconiennes pour lutter contre l’épidémie ».

Cinq ministres ont demandé au vice procureur général, Raz Nizri, d’imposer l’effacement de toutes les données 30 jours après la fin de l’épidémie de Coronavirus. Le Shin Beth ne serait donc pas autorisé à faire un autre usage de ces données personnelles récoltées... A Taïwan, seul endroit au monde ayant usé publiquement de telles méthodes contre l’épidémie, les autorités ont utilisé les données tirées des téléphones portables pour s’assurer que les personnes infectées respectaient bien l’isolement strictement imposé. Le Shin Beth de son côté a précisé dimanche qu’un tel usage de ses capacités n’était pas envisagé en Israël.

Mais selon des révélations du New York Times, publiées lundi dernier, un tel ciblage des individus serait toutefois permis en sous-main par l’exploitation d’une vaste masse de données personnelles que le Shin Beth aurait déjà accumulées discrètement depuis 2002. Et l’agence de sécurité aurait obtenu de façon systématique des métadonnées auprès des opérateurs téléphoniques israéliens, dans le pays et dans les territoires palestiniens, sans révéler la manière dont celles-ci sont stockées et protégées ? Qui précisément peut y avoir accès ? Et sous quelles conditions, et de quelles façons…

Ces méthodes s’inscrivent en définitive dans le cadre d’une loi très permissive pour l’agence de sécurité israélienne, votée dès l’année 2002. Ce texte laisse au Premier ministre la latitude suffisante pour déterminer quelles informations sur les clients des opérateurs télécom « sont nécessaires au service pour accomplir sa tâche », et impose à ces mêmes opérateurs de les transférer au Shin Beth. Le service serait autorisé à en user durant six mois. Cependant, son directeur peut renouveler ce mandat si nécessaire. Il doit pour cela en rendre compte au procureur général tous les trois mois, et au comité du Parlement chargé du renseignement une fois par an. Ces mesures de surveillance électronique impliquent donc indéniablement, un certain niveau d’atteinte à la vie privée, dès lors que le contexte le nécessite. Ce qui semble être actuellement le cas aux yeux des autorités du pays.

A l'heure actuelle, la France semble avoir franchie le cap du pistage des individus atteints par le virus. Quelles autres méthodes peuvent être utilisées afin de garantir une certaine forme de sécurité sanitaire ?

Bruno Falissard : En étant très caricatural, au stade ou on en est il s'agit avant tout de limiter au maximum la vitesse de propagation de l'épidémie. Soit pour la stopper vite sans être certain qu’elle ne pourra pas repartir, soit pour la ralentir et ainsi éviter la saturation du système de soin, mais aussi développer des médicaments et des vaccins.

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