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La philosophie : ce sentiment premier de l’existence
©Flickr / dalbera

Bonnes feuilles

Un ouvrage inédit de Ayn Rand, "Une philosophie pour vivre sur la Terre", est publié aux éditions Les Belles Lettres. Ayn Rand (1905-1982) désire philosophiquement armer ses lecteurs afin qu’ils puissent se soustraire à l’emprise pernicieuse du "mysticisme" et du collectivisme induit par "l’altruisme". Extrait 2/2.

Ayn Rand

Ayn Rand

La vie d'Ayn Rand, philosophe et romancière, fut aussi iconoclaste et tumultueuse que l'œuvre. Née en Russie, elle fuit celle-ci après la révolution bolchévique et émigre aux États-Unis où elle commence une carrière de scénariste à Hollywood avant d'écrire deux best-sellers, The Fountainhead (La source vive, Plon, 1999) et Atlas Shrugged.

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Dans la mesure où la religion est une forme primitive de la philosophie – une tentative visant à offrir une vision globale de la réalité – nombre de ses mythes sont des allégories déformées et dramatisées qui se fondent sur un élément partiel de vérité, sur un aspect véridique, bien qu’essentiellement vague, de l’existence humaine. L’une des allégories de ce type, que les hommes jugent spécialement terrifiante, est le mythe d’un être qui prend note de tout, à qui rien n’échappe, qui dresse la liste des actes de tout un chacun – qu’ils soient bons ou mauvais, nobles ou ignobles – et qui à partir de ce relevé demande des comptes le jour du Jugement dernier. 

Ce mythe est vrai, non d’un point de vue existentiel, mais psychologique. Cet impitoyable comptable de nos actions, c’est le mécanisme intégrateur de la conscience de l’homme ; le relevé, c’est son sentiment de l’existence. 

Le  sentiment de l’existence est l’équivalent pré-conceptuel de la métaphysique, un jugement émotionnel et subconscient porté sur l’homme et son existence. Il détermine la nature des réponses émotionnelles d’un être et de l’essence de son caractère. 

Bien avant d’atteindre l’âge de comprendre un concept tel que celui de la métaphysique, l’homme fait des choix, élabore des  jugements de valeur, se voit soumis à des émotions, et se construit une certaine vision implicite de l’existence. Chacun de ses choix et de ses jugements de valeur implique une certaine évaluation de lui-même et du monde qui l’entoure – et avant tout, de sa capacité à se confronter au monde. Ou bien il en tire des conclusions qui s’imposent à sa conscience, qu’elles soient ou non exactes ; ou bien il demeure mentalement passif et se contente de réagir aux événements (restant au niveau des sensations). Quel que soit le cas, son mécanisme subconscient livre un condensé de ses activités psychologiques, concentre ses conclusions, réactions et esquives en une globalité émotionnelle qui génère des réponses rituelles et devient sa réaction automatique aux stimuli du monde extérieur. Ce qui s’était présenté d’abord comme une série de conclusions (ou d’esquives) singulières, discrètes, suscitées par ses problèmes spécifiques, se transforme en un sentiment général relatif à son existence, une métaphysique implicite porteuse du pouvoir de motivation irrésistible d’une émotion fondamentale et constante – une émotion qui habite toutes ses autres émotions et sous-tend toutes ses expériences. Voilà ce qui définit le sentiment premier de l’existence. Dans toute la mesure où un homme peut manifester une activité mentale, motivée, j’entends, par le désir de savoir, de comprendre, son esprit fait office de programmateur de son ordinateur émotionnel – et son sentiment de l’existence se transforme en la brillante contrepartie d’une philosophie rationnelle. 

Dans toute la mesure où un homme se dérobe, la programmation de l’ordinateur de ses émotions s’effectue au gré du hasard ; par le biais d’impressions, associations et imitations fortuites, de doses mal digérées de sédatifs extérieurs, et par un effet d’osmose culturelle. Si un jeu d’esquive ou un état de léthargie offrent chez quelqu’un la méthode favorite de son fonctionnement mental, la conséquence en sera que son sentiment de l’existence passera sous la domination de la peur – l’âme ressemblant alors à un morceau d’argile informe portant les traces d’empreintes de pieds se dirigeant dans tous les sens. (Plus tard dans sa vie, le même individu va se lamenter au motif qu’il a perdu le sens de sa propre identité ; en réalité, il en avait toujours été dépourvu.) 

L’homme, de par sa nature, ne peut se retenir de généraliser ; il ne peut vivre d’instant en instant, coupé de tout contexte, privé de passé ou d’avenir ; il ne peut pas se défaire de sa capacité à intégrer des données, c’est-à-dire sa capacité conceptuelle, et limiter sa conscience au simple niveau de la perception, comme le fait un animal. De la même façon que la conscience d’un animal ne peut aller jusqu’à se frotter à des abstractions, la conscience humaine ne peut tomber jusqu’à ne se préoccuper que des données concrètes immédiates. Le mécanisme intégrateur de la conscience humaine, étonnamment puissant, est présent dès la naissance ; un individu est limité à un seul choix : ou bien il contrôle ce mécanisme, ou bien il se retrouve sous son contrôle. Dans la mesure où un acte de la volonté – un processus de la pensée – est nécessaire lorsque l’on veut faire usage de ce mécanisme dans un but cognitif, l’homme peut souhaiter s’épargner cet effort. Mais s’il le fait, c’est le hasard qui prend le dessus : le mécanisme fonctionne de manière autonome, comme une machine sans pilote ; il poursuit sa tâche d’intégration, mais avance en aveugle, de manière erratique et aléatoire – non comme un instrument de connaissance, mais comme un agent de distorsion, de mystification, de terreur cauchemardesque, acharné à vouloir briser la conscience de son processeur défaillant. 

Le sentiment de l’existence se construit au terme d’un processus de généralisation émotionnelle que l’on peut décrire comme le pendant subconscient d’un processus d’abstraction, dans la  mesure où il est en lui-même une  méthode de classement et d’intégration. À cela près que c’est un processus d’abstraction émotionnelle. Il consiste à classer les éléments en fonction des émotions qu’ils provoquent – en d’autres termes, à relier, en les associant ou les connotant, tous les éléments qui ont le pouvoir de susciter chez un individu une émotion identique (ou semblable). Par exemple : un nouveau quartier, une découverte, une aventure, un combat, un triomphe – ou bien : les voisins, une récitation apprise par cœur, un piquenique en famille, une routine familière, une source de confort. À un niveau plus adulte : un homme héroïque, la ligne d’horizon de New York, un paysage ensoleillé, des couleurs pures, de la musique extatique – ou bien encore : un homme soumis, un village vétuste, un paysage noyé dans le brouillard, des couleurs sales, de la musique folklorique. 

Pour savoir quelles émotions spécifiques vont être suscitées par les éléments inclus dans ces exemples, et vont servir de dénominateurs communs, il faut déterminer quel ensemble de ces éléments s’accorde avec l’idée de lui‑même que se fait un individu. Chez quelqu’un qui éprouve de l’estime pour lui-même, l’émotion qui va lier les éléments présents dans la première série d’exemples, ce sera l’admiration, l’exaltation, le sentiment d’un défi à relever ; l’émotion qui va lier les éléments présents dans la seconde série, ce sera le dégoût ou la morosité. Chez quelqu’un d’autre, dénué de tout sentiment d’estime pour lui-même, l’émotion qui va lier les éléments présents dans la première série d’exemples, ce sera un sentiment de crainte, de culpabilité, de rancune ; l’émotion qui va lier les éléments présents dans la seconde série, ce sera la sensation de se libérer d’une crainte, de se rassurer, de se laisser aller vers ce doux état d’abandon que vous offre la passivité. 

Certes, de telles abstractions dans le  champ des émotions conduisent à terme à une vision métaphysique de l’homme ; mais, à l’origine, elles prennent naissance dans le  regard qu’un individu porte sur lui-même et sa propre existence. Le critère de sélection, de l’ordre du subconscient et du non-dit, qui donne forme à ces abstractions émotionnelles, peut s’exprimer ainsi : « ce qui, à mes yeux, est important » ou bien : « le type d’univers qui me convient personnellement, dans lequel, quant à moi, je me sentirais à l’aise ». Il est bien évident que des effets psychologiques énormes vont survenir, selon qu’au niveau de son subconscient, la métaphysique d’un individu va se trouver en harmonie avec le réel ou au contraire le remettre en question. 

Le concept clé, dans la genèse d’un sentiment de l’existence, c’est la notion d’« importance ». C’est un concept qui se situe dans le champ des valeurs, puisqu’il appelle une réponse à la question : important : aux yeux de qui ? Mais sa signification n’est pas la même que dans le domaine de l’éthique. 

« Important » ne veut pas nécessairement dire « bon ». Il est défini ainsi dans le dictionnaire de  l’American College : « une qualité, un caractère, ou une position de nature à susciter l’attention ou la considération ». Dans un sens fondamental, que trouve-t-on qui soit de nature à susciter notre attention ou notre considération ? La réalité. « Important » – entendu dans son sémantisme essentiel, à distinguer de ses usages plus limités et plus superficiels – est un terme métaphysique. Il relève de cet aspect de la métaphysique qui sert de passerelle entre la métaphysique et l’éthique : d’une vision fondamentale de la nature humaine. Cette vision met en jeu les réponses aux questions telles que : est-il possible de parvenir à une connaissance de l’univers ou non ? L’homme est-il doté ou non du pouvoir d’opérer ses propres choix ? Est-il en mesure d’atteindre ou non ses buts dans l’existence ? Les réponses à ces questions sont des « jugements de valeur métaphysiques », puisqu’ils forment la base de l’éthique. 

Ce ne sont que les valeurs qu’il juge ou finit par juger « importantes », celles qui représentent sa vision implicite de la réalité, qui demeurent dans son subconscient et donnent sa forme à son sentiment de l’existence.

« Il est important de comprendre les choses » – « il est important d’obéir à mes parents » – « il est important pour moi d’agir de manière autonome » – « il est important de faire plaisir aux autres » – « il est important de me battre pour obtenir ce que je veux » – « il est important de ne pas se faire d’ennemis » – « ma vie est importante » – « Qui suis-je pour vouloir me faire remarquer ? » L’homme est un être dont l’âme se forge de façon autonome – et c’est de conclusions comme celles-ci que le fond de son âme est fait. (Par « âme », j’entends la « conscience. ».) 

La somme intégrée des valeurs de base d’un individu, voilà ce qui fonde son sentiment de l’existence. 

Un tel sentiment représente chez l’homme les premières élaborations intégrées de valeurs, qui demeurent dans un état de fluidité, de plasticité, et d’évolution toujours possible, tout le  temps qu’il amasse du savoir avant d’exercer un contrôle conceptuel total et, ainsi, de maîtriser son mécanisme intérieur. Le  contrôle conceptuel total implique que l’on soit, de façon consciente, aux commandes du processus d’intégration cognitive, ce qui se résume en disant : une philosophie consciente de l’existence. 

Au moment où il atteint la période de son adolescence, un individu en sait suffisamment pour se confronter aux fondamentaux, pris dans le sens large ; c’est le moment de sa vie où il prend conscience de la nécessité de traduire son sentiment de l’existence, encore incohérent, en des données conscientes. C’est aussi le moment où, confusément, il cherche à découvrir le sens de la vie, les principes, les idéaux et, où il veut, à toutes fins, s’affirmer. Et – puisque rien n’est fait, dans la culture antirationnelle qui est la nôtre, pour venir en aide à un jeune esprit engagé dans une phase de transition cruciale et, en revanche, tout ce qui est possible est accompli pour le freiner, l’inhiber et le neutraliser – ce qu’on obtient au bout du compte, c’est cette irrationalité hystérique typique de la plupart des adolescents, en particulier de nos jours.

Extrait de l’ouvrage inédit de Ayn Rand, "Une philosophie pour vivre sur la Terre", publié aux éditions Les Belles Lettres

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