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Start-up nation oui, anglais à l’eurovision non : qui importe quel mot dans le français d’aujourd’hui ?
©Capture d'écran Iceland

Too much

Le ministre de la Culture, membre d'un gouvernement qui promeut la "start-up nation", regrette que la chanson représentant la France à l'Eurovision ait un refrain en anglais.

Janine Gallais-Hamonno

Janine Gallais-Hamonno

Janine Gallais-Hamonno est professeur des universités. Fondés sur une analyse syntaxique des textes qui en permet une compréhension « en profondeur », les trois logiciels Lidia SA permettent : respectivement d’améliorer l’efficacité de la rédaction d’un texte, de quantifier les études qualitatives ou d’indexer intelligemment un texte quel qu’il soit.

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Olivier  Soutet

Olivier Soutet

Olivier Soutet est linguiste, maître de conférences et professeur à l'université Paris-Sorbonne.

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Atlantico : Le ministre de la Culture a signifié sa désapprobation du choix de la chanson de Tom Leeb pour l’Eurovision en raison de son refrain chanté en anglais. Face à un gouvernement qui multiplie les anglicismes dans sa communication, comment expliquer la position du ministère de la Culture?

Olivier Soutet : Je crois qu'il faut replacer cette polémique (dont il ne faut quand même  pas majorer l'importance) dans un cadre plus général. Le Président et son  gouvernement sont, à tort  ou à raison, accusés d'être éloignés de la France profonde, de ne pas la comprendre (cris des "Gilets jaunes") et, à l'inverse, d'être totalement engagés dans la logique de la mondialisation, Or, l'anglo-américain (langue de la finance, de l'informatique et,  plus généralement, de la techno-science contemporaine) est la langue-étendard de cette mondialisation. Donc, en dénonçant la présence d'un refrain en anglais dans une chanson française, on se donne un brevet de "francité" et s'affiche comme défenseur d'une francophonie sans compromission.

Janine Gallais-Hamonno : Nos gouvernants nous offrent la perspective d'un monde où tous les êtres humains seraient d'une telle égalité, d'une telle uniformité, qu'ils en deviendraient interchangeables.

Une telle ambition pose le problème du modèle à adopter: un modèle physique (jeune, dynamique, sportif, enthousiaste), est relativement facile à définir. Il a donc précédé le choix d'un modèle culturel, qui implique un choix de civilisation donc de valeurs... et aussi de langue.

Les emprunts faits à la langue anglaise, et surtout américaine, portent notamment de nos jours sur tout ce qui exprime l'efficacité. Il faut dire que l'américain a une flexibilité qui lui permet de jouer avec la syntaxe et avec les mots, qu'il restructure à sa guise. L'essentiel est d'exprimer l'idée que l'on veut partager de la manière la plus efficace, c'est-à-dire la plus succincte et la plus imagée. Ainsi, chacun peut créer un nouveau vocabulaire à sa guise, à condition que celui-ci soit immédiatement compréhensible par ses interlocuteurs. Qui l'adopteront sur le champ s'il remplit bien son rôle.

Comme nous sommes dans un monde où foisonnent les idées nouvelles, chaque innovation offre ainsi à la langue anglo-saxonne le moyen de gagner du terrain par rapport aux autres langues.

Ceci n'est pas nouveau. Cela date très exactement du XVIIIe siècle, avec The Wealth of Nations de Adam Smith qui a été écrit en introduisant une flexibilité dans la langue qui en a fait un outil de la pensée.

Ce que, en tant que Français, nous pouvons déplorer est qu'Adam Smith ait tout simplement emprunté ses idées au grand linguiste qu'était notre Turgot. Mais Turgot avait d'autres choses à faire que de la pédagogie, alors qu'Adam Smith était Professeur de Rhétorique.

L'anglais est ainsi, au fil des découvertes, devenu la langue de la science. La science la plus abordable pour le grand public étant celle des affaires, c'est le vocabulaire anglo-saxon des cadres supérieurs qui est le plus connu et le plus emprunté, notamment par nos gouvernants qui se donnent ainsi une image progressiste.

Ce monde des affaires a peu à peu adopté non seulement une langue mais une culture, une manière d'être, qui conduisent aujourd'hui à cet objectif de mondialisation et d'uniformisation.

Le ministre de la justice a jugé le choix du refrain en anglais de Tom Leeb comme une stratégie pour gagner  « le Graal », le titre de l'Eurovision. Partagez-vous cette analyse?

Janine Gallais-Hamonno : Oui et non. Il y a bien sûr une part de stratégie. L'anglais, dans cette chanson, est employé dans une volonté d'universaliser la parole qui devient symbole de l'universalité du sentiment amoureux.

Mais je vois également un deuxième niveau de lecture des paroles de cette chanson.

À un monde qui se veut efficace, direct, « cerveau gauche », cette chanson offre à l'auditeur un monde « cerveau droit » qui n'a pas peur des répétitions, qui vont être comme une incantation.

Un monde qui, au court terme des rapports d'activité trimestriels, répond en évoquant l'éternité. Un monde qui, à la stratégie gagnante du solitaire qui l'emporte sur son concurrent, ne parle que de l'autre. A tel point que l'autre devient la « meilleure partie » de soi-même, reprenant, mais en anglais, l'expression des vieux couples amoureux. Un monde où l'autre, parce qu'il est différent, complète celui qui n'est plus seul.

Le traitement de langue, selon qu'il s'agisse d'arabe ou d'anglais, subit un traitement totalement différent de la part du gouvernement. Le premier est considéré comme un enrichissement de la langue, le second en serait un signe d'appauvrissement. Pourquoi ?

Oliver Soutet : L'anglo-américain est perçu comme une langue prédatrice, comme une des formes les plus sensibles de l'impérialisme américain et de ses relais dans les sociétés de beaucoup de pays. Il n'enrichit pas les autres langues mais les marginalise.  Aucune autre langue n'occupe actuellement une telle position. L'insertion de tel mot argotique, de tel mot créole, de tel mot arabe, de tel mot turc (ou de n'importe quelle langue du reste) n'est, du coup,  pas perçue comme dangereuse, mais comme le signe linguistique de la diversité sociale, usuellement présentée comme positive.

Janine Gallais-Hamonno : Il faut remarquer que l'anglais, ainsi utilisé dans la chanson, sert à rassembler ceux qui partagent la même aspiration. Ici à l'amour. Mot que cette chanson d'amour a la pudeur de ne pas utiliser.

A l'inverse, lorsque nos gouvernants utilisent l'anglais "des affaires" c'est pour se démarquer du commun des mortels, pour montrer à quel point, eux, "savent". L'anglais est alors clivant.

Quant aux chansons qui utilisent l'arabe, elles servent souvent, non seulement à démarquer mais à opposer,  certaines se faisant même des vecteurs de haine.

C'est, de nos jours, moins la langue utilisée qui importe que l'intention avec laquelle le choix de cette langue a été fait et l'utilisation qui en est faite.

Quelle part de la population française emploie d'avantage l'anglais en négligeant l'argot où emprunte des mots en arabe?

Oliver Soutet : Vous n'avez pas de gens qui emploient l'anglais intégralement (sauf évidemment dans certaines activités professionnelles) mais vous avez une certaine classe très touchée par les échanges mondiaux qui est familière des néologismes en anglais (économie, informatique...), qui les comprend et les utilise avec une relative facilité - ce qui ne signifie pas, d'ailleurs, qu'elle soit capable de s'exprimer avec une totale aisance en anglais ; face à elle, vous avez tous ceux pour qui ces mots et expressions restent totalement opaques.

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