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Le choc démographique : trop d’humains, pas assez de ressources
©WOJTEK RADWANSKI / AFP

Bonnes feuilles

Bruno Tertrais publie "Le Choc démographique" chez Odile Jacob. Sommes-nous prêts au choc démographique qui s'annonce ? Vieillissement rapide de la population mondiale, urbanisation effrénée, immigration toujours plus importante... Ce n'est pas seulement notre quotidien qui change, mais aussi les équilibres stratégiques. Extrait 1/2.

Bruno Tertrais

Bruno Tertrais

Directeur-adjoint à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Spécialiste des questions stratégiques

Dernier ouvrage paru : La revanche de l'Histoire, aux Editions Odile Jacob

 

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Faut-il s’inquiéter des conséquences de la poursuite de la croissance démographique mondiale ? À bien des égards, une telle inquiétude est caractéristique d’une approche néomalthusienne qu’on peut estimer largement dépassée. Pour celle-ci, l’augmentation de la population est toujours considérée davantage comme un problème que comme une solution, le nouveau-né, comme un fardeau plutôt que comme une opportunité, l’enfant, comme une externalité environnementale. De ce point de vue, « la croissance démographique amplifie tous les problèmes ». C’est une vision réductrice sinon erronée de la question.

Les erreurs de la collapsologie

En 1972, le rapport du Club de Rome inaugurait l’ère des prospectives pessimistes sur l’état des ressources disponibles. Depuis, des auteurs mondialement connus, tels que Paul Ehrlich et Lester Brown, ont fait profession de nous annoncer une crise imminente des ressources. Mais, plus récemment, l’idée d’une Terre « finie » incapable de subvenir aux besoins de sa population a trouvé sa place au cœur des débats contemporains. 

Pourtant, au niveau mondial, la question des ressources est en grande partie un faux problème. Nous voyons intuitivement la Terre comme un récipient contenant une quantité définie de ressources, dans lequel nous nous servons sans compter et sans voir que le fond du récipient sera un jour vide. Mais la manière dont nous exploitons ces ressources est déterminée par de multiples facteurs. Pour beaucoup d’entre elles (hydrocarbures, minerais…), le nombre d’années restantes de consommation estimé tend à augmenter du fait des découvertes, des progrès techniques ou du changement des habitudes de consommation. 

Toutes choses égales par ailleurs (spéculation…), le prix est un facteur d’ajustement extraordinairement efficace : son augmentation conduit à la fois à rentabiliser l’exploitation de réserves difficilement accessibles (comme on le voit dans le cas des hydrocarbures) mais aussi à modifier nos comportements : conservation, recyclage, substitution… Nous n’allons probablement pas « manquer de pétrole », contrairement à ce que prédisent depuis des décennies les prophètes de malheur, mais il est possible que le pétrole devienne un jour tellement cher du fait de son coût d’exploitation que les sociétés développées seront incitées à accélérer leur transition énergétique. Les pessimistes ont une vision statique des ressources qui est en décalage avec la réalité de leur exploitation par l’homme. 

Entre 1980 et 2018, la population mondiale s’est accrue de 71 % : au cours de cette période, les cinquante principales ressources consommées par l’humanité (alimentation, matières premières, métaux…) ont vu leur prix augmenter de 39 % (en tenant compte de l’inflation), mais leur coût réel pour le consommateur (en tenant compte de l’accroissement du revenu)… diminuer de 72 %. 

D’où le très grand scepticisme que l’on est en droit d’avoir sur l’idée selon laquelle les conflits qui auraient pour enjeu des ressources de plus en plus rares devraient se multiplier. La conflictualité contemporaine montre au contraire une tendance inverse. Nous ne sommes plus au xxe siècle, à l’époque où l’Allemagne ou le Japon prenaient les armes pour se saisir de ressources pétrolières. La mondialisation est passée par là : il est désormais « plus facile d’acheter que de voler ». Lorsque la captation des ressources (hydrocarbures, minerais, bois précieux…) en est un enjeu central, c’est en raison de leur abondance locale, qui suscite les convoitises, et non du fait d’une quelconque rareté. 

Évoquer des « guerres pour l’eau » n’est pas plus crédible : lorsque l’eau est localement rare, des différends peuvent éclater, mais aucune guerre moderne n’a jamais été déclarée dans le seul but de se saisir d’une ressource hydrique, ce qui explique que les sombres prédictions faites depuis trente ans ne se soient jamais matérialisées. Quant à parler de « guerres de la faim », c’est partir du principe que la ressource alimentaire sera de plus en plus rare. Or ce n’est pas le cas : si la malnutrition existe encore, les famines, elles, ont, à l’échelle historique, quasiment disparu. Celles qui se produisent, notamment en Afrique, sont le produit et non la cause des guerres. Les révoltes arabes ne sont pas nées d’un manque de ressources agricoles : le prix des produits céréaliers fut, en Égypte ou en Syrie, au nombre des facteurs de révolte, mais ces prix élevés avaient davantage à voir avec la mauvaise gouvernance économique et la spéculation qu’avec la rareté de la ressource. 

En bref, la technologie, le marché et la capacité d’adaptation de l’activité humaine expliquent pourquoi la thèse du manque de ressources n’a guère de sens, surtout dans le cadre d’une économie mondialisée. Ce n’est pas l’offre qui décroîtra du fait de la « rareté », mais la demande du fait de l’augmentation du prix et de l’adaptation de la consommation. Comme le dit l’adage attribué au cheikh Yamani, ministre saoudien du Pétrole dans les années 1970 : « L’âge du pétrole ne se terminera pas plus par manque de pétrole que l’âge de pierre ne s’est terminé par manque de pierres. »

La Terre a-t-elle  une « capacité d’accueil » déterminée ?

Les projections médianes de l’ONU envisagent une population terrestre de 8,5 milliards en 2030, 9,7 en 2050 et 10,8 en 2100. 

La Terre pourrait-elle subvenir aux besoins de 11 milliards d’habitants ? Sur ce sujet, les commentateurs ne sont pas avares en propos alarmistes. « En 2050, 9 milliards d’humains se partageront un espace exigu, exsangue, pollué […]. La planète déborde. Peut-elle tenir ? Pourrait-elle craquer ? » Il serait même peut-être déjà trop tard : depuis le milieu des années 1980, la population de la planète aurait dépassé sa capacité de charge ou d’accueil (carrying capacity). Cette expression est apparue dans les années 1930, mais le débat qu’elle suggère est aussi vieux que la civilisation. Déjà les Babyloniens craignaient que le monde soit surpeuplé. Et Tertullien écrivait en l’an 200 : « Nous sommes un poids pour le monde, les ressources suffisent à peine à combler nos besoins, lesquels exigent de grands efforts de notre part […], alors que la nature ne parvient déjà plus à nous nourrir. » L’un des premiers à s’être essayé à mesurer scientifiquement cette hypothétique capacité fut le démographe américain Raymond Pearl, qui prévoyait en 1925 une stabilisation de la population mondiale à 2,6 milliards d’hommes aux alentours de 2100. Mais il se fondait pour cela sur… l’évolution des populations de mouches drosophiles. De telles prévisions hasardeuses se sont multipliées durant les années 1960 et 1970. Le commandant Cousteau affirmait ainsi avoir calculé que la Terre ne pouvait nourrir que 600 à 700 millions d’habitants. Les estimations de la prétendue capacité  d’accueil de la Terre faites par divers auteurs depuis 1945 vont en fait de 1 milliard à… 1 000 milliards d’habitants. Deux méthodes sont employées. L’une se fonde sur l’évaluation des ressources renouvelables, la seconde, sur les capacités de production locales (c’est celle employée par certaines organisations internationales). La première sous-estime  l’impact des technologies, et la seconde, les vertus du commerce. Comme l’avait démontré Ester Boserup dans les années 1970, la croissance démographique incite en réalité bien davantage à la productivité qu’elle ne conduit à la famine. 

Dire que « la Terre ne pourra pas supporter 11 milliards d’êtres humains si ceux-ci vivaient selon les standards occidentaux actuels » revient un peu à raisonner comme le faisaient les responsables commerciaux de la firme Kodak dans les années 1980, en imaginant le bénéfice que ferait cette société si chaque Chinois achetait un rouleau de pellicule par an. Ce qui n’est évidemment jamais arrivé – et c’est Kodak qui a disparu. Le même type de métaphore n’en continue pas moins d’être employé par les catastrophistes. Souvent à propos de la Chine, d’ailleurs, inépuisable objet de fascination et de fantasmes. Suggérer chaque année, à l’occasion du « Jour du dépassement », que « la Terre vit à crédit » est un magnifique coup de marketing idéologique, mais les calculs faits par le Global Footprint Network ne reposent sur aucune analyse sérieuse (le « déficit » calculé provenant exclusivement du « besoin en terres » qui serait nécessaire pour absorber le CO2 en excès). 

En fait, le concept de capacité d’accueil n’est pertinent que dans une acception culturelle. Si la Terre accueillait plusieurs centaines de milliards d’habitants, les concentrations de populations seraient sans doute telles qu’elles seraient difficilement supportables. Mais ce ne sera pas le cas.

La planète pourra-t-elle  nous nourrir tous ?

En 2009, l’Organisation de Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) annonçait que le monde avait franchi un triste cap : pour la première fois, plus de 1 milliard d’hommes, de femmes et d’enfants souffriraient de la faim. Il est évidemment inacceptable qu’au XXIe siècle des centaines de millions d’êtres humains souffrent encore de la faim. Mais le sombre tableau dressé à l’époque par la FAO doit être corrigé : jamais, dans l’histoire de l’humanité, la proportion d’hommes et de femmes mangeant tous les jours à satiété n’a été aussi grande. Le nombre total d’êtres humains souffrant de malnutrition a augmenté beaucoup moins vite que celui de la population totale : 947 millions en 2005, 785 millions en 2015. En termes relatifs, la malnutrition est donc en diminution : 14,5 % en 2005, 10,6 % en 2015. Et cette heureuse régression n’est nullement l’apanage des pays développés. Les famines réelles sont devenues extrêmement rares, et presque toujours, on l’a dit, du fait des guerres. 

Dans ce domaine comme dans d’autres, les prévisions des malthusiens ont toujours été démenties par les faits, et les scénarios les plus catastrophistes ne se sont jamais réalisés. En 1973, le film Soylent Green (Soleil vert) imaginait un futur dans lequel l’explosion de la population conduisait à un épuisement total des ressources, forçant l’humanité à se nourrir de protéines issues des cadavres. C’était aujourd’hui (2021). Certes, l’occidentalisation des modes de vie (explosion de la consommation de viande et de lait en Asie, par exemple) conduit à l’expansion des terres réservées au bétail et à son alimentation, et à une augmentation de la consommation d’eau. Or les terres arables sont déjà en voie de raréfaction dans certaines zones d’Asie, notamment en Chine du Nord. 

Mais cette question doit faire l’objet d’une vision plus nuancée. 

L’agriculture est de plus en plus efficace. La croissance des rendements céréaliers – notamment pour ce qui concerne les principales céréales consommées, le riz, le blé et le maïs – se poursuit. Moins rapidement que par le passé, mais suffisamment pour que la production puisse suivre l’accroissement démographique. Et les progrès de l’agrobiologie vont continuer à améliorer les variétés disponibles pour l’alimentation. Au niveau mondial, la production de céréales par an et par personne (330 kilos) est aujourd’hui largement supérieure aux besoins (200 kilos pour une alimentation normale). Le nombre de calories par foyer disponibles pour la consommation continue d’augmenter, même en Afrique. 

À cela s’ajoute le fait qu’il reste plusieurs milliards d’hectares de terres arables non exploitées dans le monde. Selon les calculs de la FAO, il y a – notamment dans les pays en développement, là où les besoins seront les plus importants dans les décennies à venir – d’immenses superficies de terres aptes à la culture pluviale, dans l’ex-URSS, en Amérique latine et dans les Caraïbes, et surtout en Afrique subsaharienne. 

On s’inquiète à juste titre des conséquences possibles du réchauffement climatique sur les terres agricoles. Toutefois, à l’échelle mondiale, la croissance des émissions de gaz carbonique conduit plutôt à un « verdissement » de la planète. Et de nouvelles régions pourraient devenir productives du fait de ce même réchauffement, notamment au nord du Canada et de la Russie. Le schéma proposé par l’excellent historien Timothy Snyder, qui craint une reproduction du scénario des années 1930 – des puissances autoritaires à la conquête d’un Lebensraum par crainte de ne pouvoir nourrir leurs populations –, n’a à peu près aucune chance de se réaliser. 

On rétorquera que la mise en culture de centaines de millions d’hectares supplémentaires peut présenter une menace pour la biodiversité. Toutefois, il suffit d’une augmentation constante mais modeste de la productivité – de l’ordre de 1 % par an – pour réduire considérablement le besoin de nouvelles terres. Or le recours aux techniques les plus modernes permet de diminuer à la fois la surface cultivée, les quantités d’engrais utilisées et l’érosion des sols. « On peut largement nourrir 10 milliards de personnes avec une agriculture intelligente et durable », affirme un expert de l’agroécologie19. On pourrait même, selon un ancien rapporteur de l’ONU sur le droit à l’alimentation, « nourrir la planète sans augmenter la surface cultivée, voire en la réduisant », à condition d’agir à la fois sur la production (développement de l’agroforesterie), sur la demande (réduction de la consommation de viande), ainsi que sur la distribution (environ 25-30 % de la production est gaspillée à l’échelle mondiale. 

Il existe, c’est vrai, un problème nutritionnel aigu en Afrique – mais il est d’ordre humain et non naturel : conflits, mauvaise gouvernance, insuffisance des transports… Le poids des traditions – gestion patriarcale des terres, partage communautaire… – n’incite guère à l’accroissement des rendements sur un continent qui comprend un important réservoir de terres arables. « 96 % des paysans subsahariens cultivent des lopins de moins de 5 hectares, en produisant à peine 1 tonne de céréales à l’hectare […] et moins d’un demi-litre de lait par jour et par vache […] », et seulement 2 exploitants sur 1 000 possèdent un tracteur, rappelle Stephen Smith. Une grande partie des cultures sur le continent est perdue au stade de la production. Les élites locales prélèvent une part excessive des exportations agricoles, ce qui freine le développement rural. Des facteurs géographiques – densité de population – et culturels – rôle de l’État – peuvent sans doute expliquer que l’Asie ait pu beaucoup mieux que l’Afrique exploiter pleinement la Révolution verte. Sur ce continent, l’agriculture étant restée très peu productive, le développement de l’irrigation et une utilisation plus intensive des engrais pourraient transformer la donne. 

La planète pourra donc sans problème nourrir 11 milliards d’habitants, et même plus si nécessaire. À condition, sans doute, de limiter le gaspillage, de développer les infrastructures de transport et l’électricité (réfrigération), d’arrêter la déforestation dans les régions où elle a, indirectement, des effets dévastateurs sur l’agriculture comme dans la région du lac Tchad, mais aussi de mettre en culture de nouvelles terres, de développer les techniques d’irrigation les plus économes, de limiter la part des cultures destinées à l’alimentation animale (aujourd’hui, 80 % de la production de protéines végétales y sont consacrés) et d’accepter de bénéficier des progrès de l’agrobiologie. 

Dans ce domaine comme dans d’autres, la nature plaide non coupable. Comme le résume la géographe Sylvie Brunel, spécialiste de la question, « la faim est liée non pas à un problème de production, mais à un problème de répartition ».

Extrait du livre de Bruno Tertrais, "Le Choc démographique", publié chez Odile Jacob.

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