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Les intellectuels américains et la crise de la civilisation
©Manan VATSYAYANA / AFP

Bonnes feuilles

Un ouvrage inédit de Ayn Rand, "Une philosophie pour vivre sur la Terre", est publié aux éditions Les Belles Lettres. Ayn Rand (1905-1982) désire philosophiquement armer ses lecteurs afin qu’ils puissent se soustraire à l’emprise pernicieuse du "mysticisme" et du collectivisme induit par "l’altruisme". Extrait 1/2.

Ayn Rand

Ayn Rand

La vie d'Ayn Rand, philosophe et romancière, fut aussi iconoclaste et tumultueuse que l'œuvre. Née en Russie, elle fuit celle-ci après la révolution bolchévique et émigre aux États-Unis où elle commence une carrière de scénariste à Hollywood avant d'écrire deux best-sellers, The Fountainhead (La source vive, Plon, 1999) et Atlas Shrugged.

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Lorsqu’un homme, une entreprise, ou une société tout entière frisent la faillite, il existe pour ceux qui sont concernés le choix entre deux solutions : ou bien ils refusent de regarder en face la situation qui est la leur et décident d’agir dans l’urgence, de manière irréfléchie, aveugle et précipitée – avec la peur panique du lendemain, l’espoir que personne n’avouera la vérité, et le désir dément qu’un événement imprévu va venir les tirer de là ; ou bien ils analysent la situation, se livrent à un état des lieux, découvrent des actifs cachés et entreprennent de repartir sur de nouvelles bases.

L’Amérique, pour l’instant, a opté pour la première solution. La grise tonalité, le cynisme défraîchi, la lâche prudence de nos porte-parole officiels, rappellent l’attitude des courtisans dans la fable Les Habits neufs de l’empereur, qui clamèrent leur admiration pour les habits invisibles de l’empereur, après avoir accepté le principe selon lequel quiconque ne parvenait pas à les voir avait une âme bien noire.

Permettez-moi d’être l’enfant de la fable et de proclamer que l’empereur est nu – autrement dit, que  l’Amérique est la victime d’une faillite culturelle.

Dans toute période donnée de l’histoire, une culture se juge à l’aune de sa philosophie dominante, du courant principal de son activité intellectuelle telle qu’elle peut s’exprimer dans les domaines de l’éthique, de la politique, de l’économie et des arts. Les intellectuels de profession donnent sa voix à une culture, et du même coup, ils en deviennent les guides, les catalyseurs, et les gardes du corps. En Amérique, l’hégémonie des intellectuels est morte. Des vertus de  l’Amérique, de ses valeurs, de son impressionnante puissance, il ne reste que des lambeaux enfouis dans quelque souterrain plongé dans le silence, et elles demeureront privées, subjectives et historiquement inopérantes si rien ne vient leur prêter une expression intellectuelle. L’Amérique est une nation sans voix et sans défense – une nation qui a été répudiée et délaissée par ces intellectuels censés la protéger.

La faillite se définit comme un état où l’on se trouve en cessation de paiements. Quelles valeurs ou ressources les gardiens actuels de notre culture nous offrent-ils ? En philosophie, on nous enseigne que l’esprit humain est impuissant, que la réalité reste insondable, que le savoir n’est qu’illusion, et la raison, simple superstition. En psychologie, on nous raconte que l’homme est un vulgaire automate, mû par des forces hors de son contrôle, et une perversion atavique. En littérature, on nous fait défiler toute une armée d’assassins, de dipsomaniaques, de toxicomanes, de névrosés et autres psychotiques, pour nous les présenter comme typiques de l’âme humaine – chacun étant invité à y retrouver ses petits ; à cela s’ajoutent des  propos enragés contre l’existence qui ne serait qu’égout à ciel ouvert, trou à rats, et foire d’empoigne, puis aussi bien des jérémiades nous implorant d’aimer toutes choses, hors la vertu, et de pardonner toutes choses, hors la grandeur. En politique, on nous raconte que l’Amérique, la nation la plus prestigieuse, la plus noble et la plus libre qui soit au monde, serait d’un point de vue politique et moral inférieure à la Russie soviétique, la dictature la plus sanglante de l’histoire – et que nos richesses devraient être distribuées aux sauvages  d’Asie et  d’Afrique, avec en plus des excuses pour nous faire pardonner le fait que c’est nous qui les avons produites, et pas eux. Si nous observons nos philosophes contemporains, ce qu’il nous est donné à voir, c’est le spectacle grotesque de réalités marquantes telles que l’incertitude prosélyte, le cynisme conquérant, l’agnosticisme dogmatique, l’autodévalorisation revendiquée, et la  perversion bien-pensante – dans un climat mêlant culpabilité, panique, désespoir, ennui, et dérobade généralisée. Si cela ne ressemble pas à une banqueroute, nul ne sait quelle autre définition lui donner.

Tout le monde semble d’accord pour dire que la civilisation subit une crise, mais personne ne se soucie d’en définir la nature, d’en chercher la cause ni d’assumer la responsabilité de proposer une solution. En période de danger, une culture moralement forte bat le rappel de ses valeurs, son estime de soi et son esprit conquérant afin de lutter, avec une totale et légitime confiance, en faveur de ses idéaux éthiques. Mais ce n’est pas le scénario qui se déroule aujourd’hui. Si l’on demande à nos guides intellectuels de nous désigner les idéaux précis qu’il convient de défendre, la réponse vient avec la consistance poisseuse d’un liquide sirupeux ranci – son salmigondis de paroles lénifiantes et bien-pensantes, de demandes de pardon tous azimuts tournant autour de l’amour fraternel, du progrès global et de la prospérité universelle que  l’Amérique doit offrir au monde sur ses propres deniers : c’est à ce point qu’une mouche, loin de sacrifier sa vie pour un tel projet, s’y noierait.

L’une des erreurs tragiques à mettre au compte de l’Amérique, c’est qu’une trop grande partie de ses esprits les plus fins sont convaincus – comme par le passé – que la solution consiste à se vouer à l’anti-intellectualisme et s’équiper d’une sagesse de quatre sous issue du peuple. C’est tout le contraire qui est vrai. Ce que nous avons un besoin urgent de comprendre, c’est l’énorme pouvoir et l’importance cruciale que détiennent les professions intellectuelles. Une culture ne peut exister sans un flot continu d’idées, et sans les esprits vivaces et indépendants qui les génèrent ; elle ne peut exister sans une philosophie de la vie, et sans ceux-là mêmes qui lui donnent corps et la mettent en mots. Un pays sans intellectuels, c’est comme un corps sans tête. Et c’est précisément à cela que ressemble  l’Amérique contemporaine. Notre état actuel de désintégration culturelle n’est pas le fait, dans sa durée, des intellectuels proprement dits, mais de leur absence totale. Pour la plupart, ceux qui se donnent de nos jours une posture d’intellectuels sont des zombies pris de panique, qui jouent leur comédie dans un néant qu’ils ont créé eux-mêmes, et font l’aveu de leur désertion du monde de l’intellect lorsqu’ils se font adeptes de doctrines ayant pour nom existentialisme ou encore bouddhisme zen.

À la suite de décennies où la sainte vérité colportée consistait à dire que le propre de l’intellectuel est de décréter l’impuissance de l’intellect, nos zombies d’aujourd’hui restent ébaubis lorsqu’ils constatent qu’ils y ont réussi – qu’ils sont bien incapables de faire jaillir les lumières de la civilisation, éteintes à cause d’eux – bien incapables aussi de stopper la progression triomphale de la brute primitive – relâchée par leur soin – qu’ils ne savent quelle réponse apporter à ces voix, sorties de l’âge des ténèbres, qui vont rabâchant que la raison et la liberté se sont vu accorder leur chance et qu’elles l’ont gâchée, puis que l’avenir, tel la longue nuit du passé, sera dominé une fois de plus par la foi et la force.

Si tous les fabricants de locomotives perdaient soudain la raison et se mettaient à sortir de leurs usines, à leur place, des chariots bâchés, il n’y aurait personne pour croire au bobard qui prétendrait qu’il s’agit là d’une avancée technologique et que le « cheval de fer » est mort de sa belle mort ; de nombreux industriels profiteraient de l’aubaine du vide ainsi créé pour lancer la fabrication de locomotives. Mais lorsque la même chose se produit dans le domaine de la philosophie – lorsqu’on nous présente le bouddhisme zen et ses équivalents comme le nec plus ultra dans le monde de la pensée humaine – personne, jusqu’ici, ne s’est proposé pour venir combler le vide intellectuel et prolonger l’œuvre de la raison humaine.

C’est ainsi que notre grande civilisation industrielle est censée gérer ses chemins de fer, ses compagnies aériennes, ses missiles intercontinentaux et ses stocks de bombes H en se fiant à des doctrines philosophiques conçues par et pour des sauvages aux pieds nus qui vivaient dans leurs gourbis, grattouillaient le sol pour récolter une poignée de grains et rendaient grâce à des statues d’animaux difformes qu’ils adoraient et jugeaient supérieurs à l’homme.

D’un point de vue historique, l’intellectuel de profession est un phénomène très récent : il ne date que de la révolution industrielle. Il n’en existe pas dans les sociétés primitives et sauvages qui ne connaissent que les sorciers. Ils n’existaient pas non plus au Moyen Âge, où l’on ne trouvait que les moines dans leurs monastères. Durant la période de la post-Renaissance, avant l’avènement du capitalisme, les intellectuels – philosophes, précepteurs, hommes de plume, premiers savants – étaient des êtres privés de profession, dans le sens où ils ne jouissaient pas d’une position sociale reconnue, n’étaient pas intégrés dans un marché, et ne disposaient d’aucun moyen de gagner leur vie. Toute activité intellectuelle soutenue restait soumise aux aléas d’une fortune obtenue par héritage, de l’obtention de la faveur ou du soutien financier de quelque riche mécène. Cette fortune ne se réalisait pas non plus dans les conditions du libre marché ; elle était le fruit d’une conquête, de l’usage de la force, du pouvoir politique, ou venait par le biais de faveurs accordées par ceux qui détenaient ce pouvoir politique. Les commerçants, plus dépendants de ces faveurs que les intellectuels, subissaient aussi un sort plus vulnérable et précaire.

L’industriel et l’intellectuel de profession sont nés ensemble, tels des frères, issus de la révolution industrielle. Tous les deux, ce sont des enfants du capitalisme – et s’ils doivent périr, ils périront ensemble. L’ironie tragique de l’histoire est qu’ils se seront détruits l’un l’autre ; et la faute en reviendra en premier lieu à l’intellectuel.

Extrait de l’ouvrage inédit de Ayn Rand, "Une philosophie pour vivre sur la Terre", publié aux éditions Les Belles Lettres

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