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Surprises à la carte : ce que la géographie de l’euroscepticisme nous apprend des racines du trouble politique qui ébranle l’Union
©Reuters

Surprises

Une nouvelle étude publiée le 7 décembre sur VoxEU remet en question ce que nous savions du vote eurosceptique. Elle montre notamment que les déterminants majeurs de ce vote sont le déclin économique et industriel combiné à une hausse du chômage dans une zone géographique particulière.

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Atlantico : Lorsque l'on regarde la cartographie du vote eurosceptique telle que l'établit cette étude, que remarque-t-on ? Quelles sont les principales caractéristiques des zones où l'euroscepticisme est fort ? 

Thibault Muzergues : Il faut tout d’abord faire attention au côté sensationnaliste de l’étude – ou tout du moins de son annonce. Beaucoup de ses conclusions correspondent à des travaux déjà publiés soit au niveau national – ceux de Christophe Guiluy, Hervé le Bras ou encore David Goodhart, soit au niveau européen – c’est ce que j’avais tenté de faire dans La Quadrature des classes, publiée dans une version actualisée en Anglais cette année. Il n’y a donc pas grand-chose de nouveau, si ce n’est que l’étude choisit l’angle de l’hostilité à l’Union européenne, qui est lui-même rarement un facteur décisif pour le choix du vote (mis à part au Royaume-Uni depuis 2016 bien sûr). 

Ces limites étant prises en compte, on voit bien que le vote « eurosceptique », qui est un vote « contre » et qui correspond souvent (mais pas toujours) à un vote dit populiste se concentre surtout dans des zones délaissées par les pouvoirs publics, avec des taux de chômage élevés et un état avancé de désindustrialisation. A l’inverse, les centres-villes créatifs ont largement tendance à voter pour des partis plus cosmopolites et pro-européens. On le voit de manière spectaculaire en Slovaquie (pourtant pas le pays le plus eurosceptique), où la région de Bratislava à l’extreme-ouest du pays est devenue une quasi-zone interdite pour les partis populistes de droite (SNS, L’SNS, etc.) tandis que ce derniers sont beaucoup plus populaires dans le reste du pays, et notamment les zones plus périphériques qui n’ont pas pris le train de l’européanisation.

Un des enseignements majeur de l'étude est que les déterminants individuels (richesse, âge, etc.) comptent moins que les tendances économiques des régions étudiées. Pourquoi le vote eurosceptique s'explique-t-il davantage par ces tendances que par ces déterminants plus fréquemment cités ?

Le vote populiste (tout du moins sur le continent) est souvent associé à une expérience collective : les habitants de ces régions voient dans leur vie quotidienne leur quotidien se détériorer, avec la fermeture progressive des entreprises, des services publics, du pub ou du bar PMU, etc. Dans ces zones délaissées, le vote « eurosceptique » est autant un vote contestataire qu’un appel à l’aide : les électeurs de ces zones veulent revenir à l’époque où les usines étaient encore ouvertes, où les services publics étaient présents et où leur communauté était à la fois fière et vivante.

Dans ces communautés, l’Europe est un des bouc-émissaires désignés du déclin local : n’est-ce pas l’Europe qui a ouvert les marchés à la concurrence des pays de l’Est (tout du moins en France ou en Italie), ou encore l’Europe qui a forcé des restructurations économiques qui ont socialement fait des ravages en Europe centrale en fermant des usines « socialistes » qui créaient certes des emplois mais n’étaient pas compétitives pour l’économie de marché ? Synchronicité n’est certes pas causalité, et le déclin industriel de ces zones est avant tout le fait de transformations majeures dans l’économie mondiale (la preuve, la Rust Belt nord-américaine souffre à peu près des mêmes symptômes), mais ceci n’a que peu d’importance pour les gens qui se sentent aujourd’hui délaissés, comme une minorité dans leur propre pays et doivent trouver un responsable pour leurs maux. L’union européenne, symbole d’une certaine forme de cosmopolitisme et de la victoire des centre-villes sur ces zones ouvrières et périphériques, est un coupable idéal, d’autant plus que les Créatifs qui peuplent la « bulle » bruxelloise (ou celle des capitales nationales) ne se sont quasiment pas occupés d’eux durant ces trente dernières années.

D'où viennent ces grandes divergences territoriales en termes économiques ? Comment ont-elles été perçues par les habitants de ces régions ? 

Il faut faire attention à ne pas ramener toutes les divergences du vote à la seule dimension géographique, comme le rappellent les auteurs de l’étude d’ailleurs : le vote « eurosceptique » et à la fois géographique et sociologique. Toutes les zones périphériques ne sont pas en détresse économique et sociale, et celles qui ne le sont pas ne votent pas pour des partis eurosceptiques (voir par exemple le « trou » europhile du massif central en France sur les cartes de Dijkstra, Poelman et Rodriguez-Pose).

Il faut différencier, outre les zones de tourisme bien sur, les territoires périphériques et industriels qui ont vécu un déclin marqué depuis la fin des années 1970 et qui sont très attirées par le vote dit populiste et eurosceptique, et les zones périphériques non-industrielles pour lesquelles le passage à l’ère post-moderne a finalement été sinon positif, du moins neutre au niveau des emplois et de l’atmosphère économique. Ces zones-là sont moins tentées par un vote populiste, même si elles votent souvent pour des partis conservateurs qui peuvent être eurosceptiques, comme en Grande Bretagne. On n’a donc pas un mais plusieurs types de votes eurosceptiques.

Les élections législatives britanniques se tiennent ce jeudi. Le risque que court l'Europe est-il uniquement celui d'une désintégration de l'Union ? Ou plus profondément, de la Catalogne au gilets jaunes, une grande fragmentation territoriale (et éventuellement politique) au sein même des pays européens ?

Désintégration probablement pas – rappelons-nous que le Saint-Empire Romain germanique, qui avait totalement perdu sa raison d’être après la Réforme, a pu tenir 300 ans avant de disparaitre par décret napoléonien. Mais il est clair que nous sommes actuellement dans une phase extrêmement conflictuelle entre différentes classes sociales qui sont des gagnantes ou des perdantes dans les évolutions économiques de la dernière décennie (on a souvent tendance à oublier que la crise de 2008 a servi de catalyseur à tous ces changements sociétaux – et la polarisation des électorats qui en a découlé).

Bien souvent, et du fait de la ghettoïsation croissante des populations (y compris privilégiées), ces polarisations sociales recoupent des réalités géographiques qui ont tendance à désunir les gens et à les polariser, avec un risque de fragmentation encore plus grand qui peut un jour mener à la violence. Il est donc urgent à la fois au niveau européen et au niveau national de construire des nouvelles stratégies pour redonner de la cohésion à nos sociétés, à la fois du point de vue économique, mais également du point de vue culturel. Sans cela, les scènes de violences que nous avons vu ces derniers mois à Paris ou à Barcelone ne seront qu’un avant-gout de ce qui nous attend.

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