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Les super bactéries font encore plus de morts qu’on le croyait
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Danger

Chaque année, les superbactéries causeraient la mort de 35 000 personnes et en rendraient 3 millions d'autres malades aux États-Unis.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

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Atlantico : D'après le Centre for Disease Control and Prevention, les superbactéries causeraient la mort de 35 000 personnes et en rendraient 3 millions d'autres malades aux États-Unis. Tout d'abord, le constat est-il le même dans le reste du monde ? Les superbactéries tuent-elles véritablement plus qu'on ne l'avait anticipé ?

Stéphane Gayet : Derrière cette expression grand public et à sensation de «  super-bactéries » se trouvent plusieurs entités bien différentes les unes des autres. Je développerai cette notion dans la deuxième partie. Toujours est-il que ce concept est flou et que déjà pour cette raison, indiquer un nombre de décès attribuables par an relève de l’estimation grossière.

Les superbactéries ayant un haut niveau de résistance aux antibiotiques : leur impact sur la santé

Si l’on ne considère parmi les superbactéries que celles qui ont un haut niveau de résistance aux antibiotiques, il convient de préciser que beaucoup d’entre elles ne rendent pas malade –aussi étonnant que cela puisse paraître- et que celles qui rendent vraiment malade le font essentiellement chez des personnes très affaiblies, en milieu hospitalier et à l’occasion de soins dits invasifs (un soin invasif est un soin à visée diagnostique ou thérapeutique, qui comporte une effraction cutanée ou muqueuse, qu’elle soit macroscopique ou même microscopique ; la notion d’effraction exprime qu’un tissu épithélial dit de revêtement a été franchi artificiellement, or il s’agit de la première barrière naturelle vis-à-vis des bactéries). Il faut donc bien comprendre que le contexte dans lequel les superbactéries peuvent tuer des personnes est bien particulier. Ce sera plus clair en donnant quelques exemples : une infection pulmonaire chez un malade en service de réanimation ayant été admis en urgence pour un traumatisme crânien avec coma ; une infection liée à un cathéter veineux chez un nouveau-né hospitalisé en service de réanimation néonatale pour une grande prématurité avec gêne respiratoire ; une infection du rein gauche (pyélonéphrite aiguë) chez un sujet diabétique insuffisant rénal, après une intervention chirurgicale portant sur la prostate ; une péritonite post-opératoire chez une femme d’âge mûr, dans les suites à court terme d’une opération pour une maladie de Crohn iléale et colique compliquée. Dans ces quatre exemples, le terrain du sujet et les circonstances sont défavorables ; si se produit une contamination par une souche bactérienne ayant un haut niveau de résistance aux antibiotiques et suffisamment virulente (c’est-à-dire agressive, possédant des facteurs de pathogénicité), une infection pourra se développer ; le mauvais terrain et la très faible sensibilité de la souche bactérienne aux antibiotiques pourront favoriser une mauvaise évolution de l’infection, parfois jusqu’au décès.

On le voit à travers ces exemples, l’infection par une superbactérie ne tue pas en général monsieur tout le monde, mais des personnes très affaiblies dans un contexte particulier. Néanmoins, il est clair qu’une personne initialement en bonne santé puisse, à la faveur d’un grave traumatisme (automobile, sport) ou d’un grave accident médical (infarctus, accident vasculaire cérébral, choc allergique), se retrouver hospitalisée et contaminée par une telle souche bactérienne.

Quand on dit qu’une telle infection peut rendre une personne malade, on signifie qu’elle peut avoir des séquelles à la suite de cette infection : insuffisance respiratoire, insuffisance rénale, séquelles articulaires ou osseuses, etc.

Un essai de comparaison entre les États-Unis d’Amérique, l’Europe et le Monde

Si l’on estime à 327 millions la population des États-Unis d’Amérique, une mortalité de 35 000 décès par an représente une incidence annuelle de 0,10 ‰ de décès par superbactéries. En comparaison, si l’on estime à 512 millions la population de l’Union européenne, une mortalité de 25 000 décès par an (source INSERM, Institut national de la santé et de la recherche médicale) représente une incidence annuelle de 0,05 ‰ de décès par superbactéries. Et si maintenant l’on estime à 7,68 milliards la population mondiale, une mortalité de 700 000 décès par an (INSERM) représente une incidence annuelle de 0,09 ‰ de décès par superbactéries.

Tout d’abord, il faut insister sur le caractère plus qu’approximatif de ces données numériques. Il ne faut y voir qu’une très grossière estimation. Si on leur accorde un certain crédit, cela signifie que les États-Unis ont deux fois plus de décès par an par superbactéries que l’Union européenne et un peu plus que l’ensemble du Monde.

On peut esquisser quelques explications à cette différence.

La prévalence (fréquence à un moment donné) des bactéries à haut niveau de résistance dans un pays donné est fonction de la politique de santé de ce pays et de son système de santé. La France et les autres grands pays de l’Union européenne ont mis en place depuis plus de 20 ans des mesures de prévention de la résistance bactérienne aux antibiotiques. Or, ce n’est pas du tout le cas de la plupart des pays de l’ancienne Union soviétique, de ceux du Maghreb (Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Mauritanie), de ceux du Moyen-Orient (Égypte, Syrie, Israël, Jordanie, Arabie saoudite, Iran, Irak, Turquie…), ni des pays asiatiques. Si l’on examine les habitudes de consommation des antibiotiques dans un immense pays comme l’Inde, c’est tout à fait effrayant (régulation presque absente).

Il en résulte que dans tous ces pays où la régulation de la consommation des antibiotiques est inexistante ou à peine débutante, la prévalence de la résistance élevée des bactéries aux antibiotiques est forte à très forte. Or, les États-Unis d’Amérique ont toujours été et restent un melting-pot, pays d’immigration presque massive. Surtout, étant donné la bonne réputation de leurs cliniques d’excellence, les États-Unis attirent en permanence des personnes très malades et aisées des quatre coins du Monde qui viennent s’y faire soigner et surtout opérer. Fatalement, cette immigration dans un but sanitaire que l’on qualifie parfois de tourisme médical est source d’importation de bactéries très résistantes aux antibiotiques. On connaît aussi ce phénomène en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et en Espagne, mais il est moins important.

Par ailleurs, il n’est pas dans l’esprit américain -pays des libertés- de mettre en place des mesures aussi coercitives qu’en France et dans les autres pays de l’Union européenne. Car l’Union européenne a pris à bras le corps cette question de la résistance antibiotique des bactéries, beaucoup plus que les États-Unis. On voit avec cet exemple que la liberté maximale qui prévaut dans la constitution américaine a de grands effets indésirables.

Pour répondre à la deuxième partie de la question, les superbactéries tuent beaucoup aux États-Unis d’Amérique, et donc deux fois plus en proportion qu’en Europe, selon une grossière estimation. La mortalité annuelle a donc diminué dans ce pays, mais on partait de chiffres vraiment élevés. Cette diminution n’est en revanche pas observée dans bien d’autres pays du Monde, où le nombre annuel de décès augmente au contraire.

Il convient donc d’opposer nettement les pays qui ont mis en place une politique affirmée de contrôle de la résistance des bactéries aux antibiotiques, à tous ceux où il n’en est rien, ou presque.

Par ailleurs, à côté du coût humain de ce fléau, il faut aussi parler de son coût financier. En effet, les séjours prolongés en réanimation, en service de soins continus ou en chirurgie coûtent cher. Non seulement tous les antibiotiques de dernier recours sont fort coûteux, mais l’état de ces patients gravement malades nécessite également d’importantes mesures de prise en soins complémentaires qui représentent elles aussi de très lourdes dépenses. C’est bien sûr surtout vrai dans les pays où on a les moyens et la volonté de soigner au mieux ces malades en état grave.

Quelles sont ces supers-bactéries et quelles infections sont les plus répandues ?

Je l’ai dit en introduction, l’expression de superbactéries est une formule à sensation, destinée à faire peur, mais elle est ambiguë et donc à éviter.

Car ce vocable désigne à la fois des souches bactériennes très virulentes (particulièrement pathogènes) et qui donnent de graves foyers épidémiques, et des souches bactériennes très résistantes aux antibiotiques. Les unes et les autres n’ont en réalité aucun point commun. Car la nature fait plutôt bien les choses, et il se trouve que, d’une façon générale, les souches de bactéries très virulentes restent assez bien sensibles aux antibiotiques, tandis que celles de bactéries très résistantes à de nombreux antibiotiques sont heureusement très souvent peu virulentes. Je parlerai des deuxièmes qui sont le vrai objet de ce développement.

Les superbactéries à haut niveau de résistance aux antibiotiques

Premièrement, aucun antibiotique n’est et n’a jamais été efficace sur toutes les bactéries pathogènes ou potentiellement pathogènes pour le corps humain et c’est heureux. Ainsi, toute espèce bactérienne est naturellement résistante à un ou plusieurs antibiotiques, c’est la résistance naturelle ou innée, cela sans n’avoir jamais rencontré le moindre antibactérien (niveau 0). Cette résistance naturelle, innée, génétique, caractérise les souches « sauvages ». À un degré de plus (niveau 1), il existe la résistance habituelle : elle est un peu plus élevée que la précédente, mais ne constitue pas vraiment de difficulté thérapeutique lorsqu’il existe une infection ; elle varie bien sûr au cours des années. À un degré de plus (niveau 2), il s’agit de la multirésistance, propriété pour une souche bactérienne de ne plus être sensible qu’à un petit nombre d’antibiotiques habituellement utilisés (bactéries multirésistantes ou BMR) ; il est alors un peu délicat de traiter une personne infectée. Au-dessus (niveau 3), on trouve les bactéries dites hautement résistantes ou BHR : elles ne sont plus sensibles qu’à un très petit nombre d’antibiotiques et il est difficile de traiter un sujet infecté. Les BHRe sont des BHR émergentes qui constituent un très préoccupant problème de santé publique (BHR qui sont commensales -elles y vivent sans lui nuire- de l’intestin, dont certaines entérobactéries -bactéries ayant pour habitat l’intestin- qui se transmettent bien facilement d’un sujet à l’autre et peuvent transmettre à d’autres bactéries leur pouvoir de résister). Le niveau 4 est un niveau sub-maximal : il s’agit des bactéries ultra résistantes (BUR) qui ne sont plus sensibles qu’à un, voire deux antibiotiques. Quant au niveau 5, c’est donc le niveau maximal : bactéries dites toto résistantes ou BTR ; elles sont résistantes à tous les antibiotiques et il n’existe plus de médicament efficace pour traiter une infection. Comme on l’aura compris, le niveau 0 est naturel, inné, alors que les niveaux 1 à 5 sont acquis, adaptatifs.

La notion populaire de superbactérie correspond aux niveaux 3 à 5, s’agissant des bactéries résistantes aux antibiotiques.

Les bactéries résistantes parmi les plus préoccupantes aujourd’hui à l’échelle mondiale sont les entérobactéries (bactéries qui ont pour habitat l’intestin de l’homme ou celui d’animaux) productrices de carbapénémase ou EPC. Le suffixe « ase » désigne une activité enzymatique : une carbapénémase est une enzyme (produite par une bactérie) capable d’inactiver un antibiotique du groupe des carbapénèmes. Pour situer les choses, il existe une petite quinzaine de familles d’antibiotiques ; parmi elles, la famille des bêtalactamines est majeure : historique (pénicilline), stratégique (leur action porte sur la paroi bactérienne, principale arme de défense passive), spectre très vaste, action puissante, rapide et bien tolérée ; au sein des bêtalactamines, il y a encore quatre groupes (les pénams ou pénicillines avec six sous-groupes ; les céphems ou céphalosporines avec trois sous-groupes ; les monobactams ; les pénems ou carbapénèmes). Les carbapénèmes sont des antibiotiques qui ont un très large spectre et sont haut de gamme. Une personne infectée (donc malade) par une EPC est bien difficile à traiter (trouver un antibiotique encore efficace et utilisable).

Attention à bien faire la différence entre une personne infectée, donc malade (exemple : une infection pulmonaire) et une personne simplement colonisée (la bactérie est dans l’intestin, mais l’individu n’en est pas malade, car cette bactérie est dans un état de commensalisme ; mais cet état peut évoluer vers un état de parasitisme : libération du pouvoir pathogène).

Les infections à superbactéries les plus fréquentes sont les infections urinaires, les infections pulmonaires, les infections qui sont liées à un cathéter et les septicémies.

Qu’en est-il donc de la répartition géographique de la multi résistance bactérienne ? En matière d’EPC, point n’est besoin d’aller très loin : le sud de l’Europe est déjà très touché, particulièrement la Grèce et l’Italie, où la fréquence est largement supérieure à celle de la France, encore fort heureusement assez peu concernée. La Roumanie et la Hongrie sont également des pays à risque élevé, de même que, plus au nord de l’Europe, la Pologne, mais aussi un peu étonnamment le Royaume-Uni. Aux frontières de l’Europe, la Turquie est un pays à haut risque. Sur les autres continents, les pays les plus concernés sont, sur le continent américain : les États-Unis, la Colombie, le Brésil et l’Argentine ; sur le continent asiatique : la Chine, l’Inde et le Pakistan. Mais il faut être conscient du fait que les données sont très difficiles à obtenir : il s’agit d’estimations qui reposent sur des signalements effectués, notamment à partir de voyageurs de retour dans leur pays.

Heureusement, 95 % des personnes colonisées à l’occasion d’un séjour à l’étranger (hospitalier ou non) éliminent d’eux-mêmes la bactérie multi résistante « intruse » dans les trois mois qui suivent leur retour : c’est rassurant concernant les voyageurs.

En 2013, 44 000 personnes étaient mortes à la suite d'infection par des bactéries résistantes aux antibiotiques. Si la baisse peut paraître significative, elle est moins importante qu'anticipée. Pourquoi est-ce si difficile d'endiguer ce problème ? Quelles sont les pistes actuellement explorées ?

La recherche sur les antibiotiques stagne actuellement, et cela depuis des années. La plupart des antibiotiques proviennent de bactéries qui se battent les unes contre les autres avec cette arme chimique, ainsi que de champignons. En continuant à chercher dans cette voie, on a bien des difficultés à trouver une nouvelle famille d’antibiotiques, en d’autres termes une famille radicalement différente de celles que nous connaissons depuis des décennies. Il faudrait en effet que l’on trouve une autre source de substances chimiques ayant un effet antibactérien, en dehors des sources classiques, bactériennes et fongiques (champignons). C’est ce qui semble nous manquer aujourd’hui pour espérer un progrès assurément décisif en matière d’antibiotiques. On a commencé à chercher du côté des insectes et l’on a isolé chez certaines espèces d’insectes des protéines antibactériennes qui sont un moyen naturel de défense antibactérienne de ces insectes. Ces peptides (protéines) ont une efficacité certaine, mais ceux qui ont déjà été trouvés ne sont pas utilisables en thérapeutique, car mal tolérés ou trop facilement inactivés.

Certes, d’importants moyens sont utilisés dans cette recherche, mais la recherche médicale a beaucoup d’autres priorités que la mise au point de nouveaux antibiotiques radicalement différents de ceux dont on dispose déjà. On se demande s’il faut continuer à investir autant dans la recherche sur les antibiotiques, tandis que d’autres voies sont porteuses d’espoir, comme la vaccination et les virus antibactériens (virus phagiques : phagothérapie). Car à présent que l’on connaît le fort potentiel de résistance des bactéries, on peut craindre que tout nouvel antibiotique soit voué à l’échec en quelques années. Il est fort possible que les antibiotiques soient des médicaments du passé, avec la perspective de mettre au point des armes radicalement nouvelles contre les bactéries. En outre, il faut rappeler le contexte actuellement difficile de la recherche pharmacologique : elle est devenue très réglementée, très contraignante et extrêmement coûteuse et ardue.

Enfin, il faut bien sûr parler une fois de plus des politiques de prévention de la résistance des bactéries aux antibiotiques. Une chose est certaine : la résistance des bactéries aux antibiotiques provient de leur utilisation. Mais c’est surtout le leur utilisation agro-alimentaire que viennent les résistances : volailles, agneaux, porcelets, veaux, poissons d’élevage, etc., ils sont tous imprégnés d’antibiotiques à usage préventif (une épidémie bactérienne est une catastrophe dans un élevage). Or, le ministère de l’Agriculture a pris entre 10 et 15 ans de retard sur le ministère de la Santé en matière de recommandations de bonnes pratiques concernant l’usage des antibiotiques. Les antibiotiques tout comme les bactéries qui leur sont résistantes aux antibiotiques se retrouvent donc dans nos assiettes. La cuisson ne les inactive pas systématiquement, loin de là.

En matière de régulation des pratiques médicales au sujet des prescriptions d’antibiotiques, c’est très difficile et pour des raisons multiples. Et sans parler des patients qui modifient leur traitement ambulatoire et qui s’automédiquent à partir de reliquats de traitements antérieurs ou avec la complicité de certains professionnels de santé. C’est donc un dossier fort complexe sur lequel on a bien du mal à progresser.

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