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Le sondage qui fait peur sur l’état intellectuel de la fonction publique
©Reuters

Ras des pâquerettes ?

Le dernier sondage de Acteurs publics concernant la perception du besoin d'expertise par les fonctionnaires montre une tendance lourde : 90% des interrogés jugent utile ou très utile le recours à une expertise extérieure. Toutefois cette demande pose de multiples questions, tant par ses différences en fonction des secteurs concernés, que par ses origines et causes profondes.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Le dernier sondage de Acteurs publics concernant la perception du besoin d'expertise par les fonctionnaires montre une tendance lourde : 90% des interrogés jugent utile ou très utile le recours à une expertise extérieure. Toutefois cette demande pose de multiples questions, tant par ses différences en fonction des secteurs concernés, que par ses origines et causes profondes.

Atlantico : Comment comprendre le principal résultat de ce sondage ? Est-ce parce que le monde devient plus complexe que les fonctionnaires valorisent si unanimement l’expertise ? 

Luc Rouban : Tout d'abord, il faut revenir sur la méthodologie du sondage. L'échantillon est composé de 661 fonctionnaires des différentes catégoriques, 447 agents de catégorie A - alors que celle-ci est très large -, des fonctionnaires de catégorie B et C, et des contractuels. Et ceux-ci viennent des trois fonctions publiques. Par conséquent, nous avons une population qui est extrêmement mélangée. Cela rend l'enquête un peu moins pertinente que si elle avait porté que sur des postes de décideurs : ici nous avons des enquêtés qui viennent d'horizon très différents, qui ont des niveaux de qualification très différents et qui ont une expérience de l'interface avec les universitaires très, très différente - et certainement inexistante pour certains. Sur le plan méthodologique donc, gardons-nous de tirer des conclusions trop larges.

Mais en effet, on ne peut pas se contenter de dire simplement que le monde étant plus complexe, il y a une demande de davantage d'expertise. Ce serait une démarche circulaire. La lecture de ce sondage doit surtout être faite à partir de la pyramide des demandes faites : il y a un énorme besoin d'aides techniques dans tous les domaines techniques, comme le numérique, l'écologie, les infrastructures, et les transports, avec des demandes de l'ordre de 60% de l'échantillon. Mais alors ce que je trouve plus intéressant, c'est le bas des demandes, qui concernent les domaines les plus essentiels de l'Etat : la diplomatie, la défense, la justice, les finances publiques. C'est assez extraordinaire, car ce sont des domaines où nous avons d'excellents chercheurs et d'excellents experts. Par conséquent, si on lit ce sondage un peu à l'envers et en prenant en compte ses limites, on remarque finalement une représentation collective que se font les agents publics de l'expertise. L'expertise et l'intervention des universitaires sont principalement perçues comme des aides techniques, mais finalement les représentations classiques de l'Etat et notamment de l'Etat régalien n'ont pas besoin d'expertise. C'est-à-dire que l'on a un noyau dur et une périphérie, et l'expertise joue sur cette périphérie. Cela en dit long à mon avis, pour connaître le sujet d'expérience, sur la place des universitaires et des chercheurs dans ce dispositif de l'expertise publique. Pour la périphérie, c'est accepté, pour les sujet techniques, mais dès que l'on commence à passer aux choses sérieuses, et bien on se passe d'eux. 

Cette demande d'expertise peut-elle être mise en parallèle avec une chute de la construction de l'expertise propre de l'Etat ? N'y-a-t-il pas un problème de ressources humaines qui peut être perçu ?

Ca cela constitue le deuxième point que l'on peut observer. Si on regarde la pyramide des secteurs où l'expertise est très demandée, on a quand même de bonne raison de s'inquiéter sur le déficit de compétence et de métier dans les fonctions publiques. Effectivement, on sait très bien que depuis plusieurs décennies par exemple pour la transformation numérique, l'Etat comme les collectivités locales ont dû recruter rapidement des contractuels. C'était une nécessité en termes de compétences pour mettre en place des serveurs, des sites internet, etc... et on sait très bien qu'en parallèle il y a eu un très gros manque de prévision dans la gestion des ressources humaines, parce que dans ces secteurs l'Etat n'a pas su suffisamment recruter et développer les filières de formation. Puis à ce problème se superpose la difficulté d'attirer les talents. En France, nous avons de grands spécialistes en informatique, dans l'environnement, et pareillement pour les infrastructures, mais ils vont de plus en plus vers le secteur privé. Sur ce point, on a un problème d'attraction des compétences et un déficit dans certains secteurs, notamment pour la fonction publique de l'Etat et territoriale. Cela se voit très bien dans les résultats de ce sondage. On devrait dans les secteurs comme les infrastructures, le transport, la santé publique, et même le numérique, avoir des ressources internes. 

Or, c'est un grand sujet d'avenir pour l'Etat : est-ce que les trois fonctions publiques vont être encore capables d'attirer les meilleurs ? Il y a à la fois un problème de quantité en termes d'experts et un problème de qualité des recrutements. Outre avoir les ressources humaines, il faut encore savoir si on les postes sont à jour et s'articulent vraiment avec les attentes de la haute administration et du politique. Donc loin d'être rassurant ce sondage est assez inquiétant sur l'avenir des moyens d'action de l'Etat. 

Dans quelle mesure peut-on lier ce besoin d'expertise à une crise de la responsabilité des décideurs publiques et des hommes politiques ?  N'est-ce pas un moyen de se justifier et ne peut-on pas lier ça à une approche technocratique du gouvernement ? Plus il y a d'expertise, plus il semble possible de contrôler les contestations face à la décision ?

Oui, je pense qu'il y a là deux choses. D'abord certainement le besoin de se protéger. Cela s'entend car les domaines de l'action publique et politique sont de plus en plus judiciarisés. Il y a des enjeux de responsabilité juridique, mais aussi politiquement, il y a des conséquences qui sont parfois très lourde à gérer. L'affaire de l'usine Lubrizol à Rouen constitue le dernier exemple en date. Nous sommes face à une situation complexe où le droit a évolué et les responsabilités se sont renforcées, en parallèle d'évolution de comportements des citoyens - qui hésitent de moins à moins à poursuivre les élus, par exemple les maires qui s'en plaignent souvent -, de sorte qu'il y a un besoin d'obtenir des ressources et une assurance que tous les aspects du problème ont été vus, et que la procédure de consultation a été menée à bien. 

Mais c'est là tout le risque : car il ne faut pas non plus que cette consultation soit purement formelle ; que ça ne consiste pas à dire que l'on a consulté les universitaires pour se couvrir, sans changer rien à la décision. Cette tendance exige, je l'ai vécu en tant que chercheur, qu'une recherche soit effectuée pour finalement ne pas être prise en compte mais servir de justification. C'est aussi visible dans le sondage, et c'est intéressant : les fonctionnaires disent avoir besoin des chercheurs (75%), les grands corps (48%) - ce qui veut dire qu'ils constituent toujours une source d'expertise recherchée, ce qui peut aussi être critiqué... Mais ce qui est flagrant, c'est le niveau d'expertise recherché auprès des citoyens et des usagers qui est à 5% et les associations 2%. Donc à côté de tous les beaux discours sur la démocratie participative, il y a une lecture réaliste de la situation par ce sondage : les fonctionnaires ne comptent absolument pas sur les supposées connaissances ou intelligences collectives des citoyens pour orienter ou conseiller les politiques publiques. Il y a là encore une critique que peut permettre de faire ce sondage. L'idée de démocratie participative semble très loin d'être acceptée par les agents publics, malgré sa présence médiatique.

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