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La Libra contre le dollar et l’euro, une adaptation privée de la loi de Gresham ? Il faut la tuer
©MANDEL NGAN / AFP

Guerre des monnaies

Mark Zuckerberg a récemment été auditionné par le Congrès américain afin de s'exprimer sur le projet de monnaie virtuelle libra.

UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Loi de Gresham ? « La mauvaise monnaie chasse la bonne » : dans un pays à deux monnaies, « la mauvaise » est partout, pour payer, autrement dit pour ne plus l’avoir. L’autre, « la bonne » est gardée, thésaurisée, disparue : elle a été « chassée ». Gresham ?  Un commerçant et financier anglais, Thomas Gresham (vers 1519 -1579), un des fondateurs de la bourse de Londres. Son point de départ est le shilling, dont la teneur en argent avait baissé : il était devenu omniprésent, et l’autre, le shilling d’argent antérieur à cette dilution, était nulle part.

Quels rapports avec la Libra ? Nous sommes le 14 octobre 2019 à Genève. «Superbe journée aujourd’hui à notre premier conseil des membres de l’association Libra! Il était stimulant de voir des représentants de nombreux secteurs et intérêts différents, ayant une mission commune, améliorer l’accès et réduire les coûts de la monnaie numérique et des services financiers pour tous ». Le tweet de David Marcus, patron de Calibra, alias Facebook et père de la Libra avec Mark Zuckerberg, est enthousiaste !

Pourtant, ils n’étaient que 21 à signer la Charte du projet, pas 28, après les départs de Visa, PayPal, MasterCard, Stripe, eBay et Booking notamment. Ils avaient abandonné, peu avant la réunion. Le temps de la surprise et de l’exaltation qui avait suivi l’annonce de Mark Zuckerberg est lointain. C’était le 18 juin, pour une naissance promise en 2020. Depuis, les débats ont été vifs, portant sur la viabilité et les risques du projet. Étrangement, l’analyse du business model de la Libra nesemble pas avoirmérité grande attention. Pourtant, 100 milliards de dollars collectés pour garantir une monnaie mondiale stable, ce serait intéressant de savoir commence cela va fonctionner, si le projet est viable, comment et de combien il entend couvrir ses frais. Non : ce qui attire les oppositions, et explique les départs, est politique.

Les banquiers centraux sont les premiers à réagir, se félicitant (bien sûr) de l’avancée technologique qui va réduire les coûts d’usage de la monnaie. Maisils mettent aussitôt en avant les risques de l’opération : financements de la drogue, du crime organisé, de réseaux de prostitution et de pédophile, de corruption et d’évasion fiscale, notamment. Ceci, bien sûr, impliquera de leur part de fortes vérifications. On surveillera le trublion. Mais on ne parlera pas (bien sûr) de concurrence entre cette monnaie privée et les monnaies publiques qu’ils gèrent. Pas de loi de Gresham entre « monnaie privée » et « monnaie publique » ! Motus !

Plus directs, et sans parler de cette loi (qu’ils ignorent peut-être), les hommes politiques soulignent les risques de l’opération. Deux sénateurs américains (Démocrates), Brian Schatz et Sherrod Brown, envoient une lettre début octobre à plusieurs partenaires du projet, leur conseillant d’agir avec prudence et de « bien réfléchir à la manière dont vos sociétés vont gérer ces risques ». Pour eux, « Facebook n’a pas démontré au Congrès, aux régulateurs financiers – et peut-être même à vos sociétés – qu’ils prend ces risques sérieusement ». Mais, dès juin, Donald Trump est net : « la Libra aura peu de valeur et de fiabilité ». Waouw !

Rien de surprenant donc si certains s’en vont. eBay dit vouloir concentrer ses efforts sur la gestion des paiements, pour ses clients. Stripe veut continuer à voir où va la Libra, notamment dans sa capacité à répondre aux exigences réglementaires qui montent : courageux, pas téméraire. Et David Markus de remercier Visa et Mastercard d’être restés jusqu’à la « onzième heure. La pression a été intense (litote), et je respecte leur décision d’attendre jusqu’à la clarification réglementaire d’avancée de la Libra ». Waouw !

Xavier Niel défend le projet, d’abord en affirmant : «  Libra existera comme les 1 600 autres monnaies virtuelles d'ores et déjà disponibles en France, c'est inéluctable, avec ou sans nous, que les Etats le souhaitent ou pas ».Gresham apparaît ! Puis, en relativisant. « Libra est simplement une proxi-monnaie, c'est-à-dire une monnaie qui repose sur des devises déjà existantes au prorata de leur usage dans le commerce mondial. Ce système est structurellement plus stable… ». Puis, en attaquant : « C'est aussi une alternative à des projets non régulés ou politiquement motivés ».Et en concluant : « La France doit être au cœur de cette révolution »Waouw !

On a attendu Mark Zuckerberg devant la Commission des services financiers de la Chambre des représentants le 23 octobre.La question de la vie de la Libra est en effet posée. Elle vient d’annoncer un démarrage plus tardif, le temps de répondre aux questions et de suivre les contrôles, sachant que 1 500 sociétés ont manifesté leur intérêt à la démarche, disent ses promoteurs. Et, devant le Congrès, il reconnait, avec Facebook, « n’être pas le messager idéal en ce moment ». Mais ces réponses sont politiques et américaines : le système financier est « stagnant » et il s’agit de le faire progresser, « la Libra sera adossé principalement au dollar et je crois qu’il étendra le leadership financier de l’Amérique », tandis qu’avance le renminbi digital qui s’il s’étend « rendra plus difficiles aux Etats-Unis d’imposer des sanctions ou les protections à divers pays ». Enfin, Mark Zuckerberg s’engage à ne rien lancer sans l’approbation de tous les régulateurs américains ». 

Ce qui est donc certain, dans ces conditions, c’est que si le « OK » est donné à la Libra, un raz de marée se produira : « pour voir », chez les jeunes, avec quelques dollars et euros. C’est bien pourquoi la question du business model doit se poser maintenant. En effet, ces 100 milliards de dollars en obligations publiques à court et moyen terme (moitié dollars, 20% euro et autant livres sterling) rapporteront un peu, mais les membres du consortium gagneraient plus à mener chacun leurs activités ! Il faudra donc prouver que la Libra est rentable, gagnant bien au-delà des coûts de sa gestion informatique et des produits et garanties financières à mobiliser pour assurer sa stabilité. Comment ? Soit en faisant payer le client qui l’utilise pour payer, comme un compte en banque, soit en faisant payer le commerçant qui sera réglé en Libra, comme avec une « carte bleue ». La variable décisive est donc le taux de commissionnement prévu, donc le chiffre d’affaires qui couvrira les frais de la Libra. 

La Libra moyen de paiement de l’hypermarché mondial ? Oui, car le chiffre d’affaires qui assurera son équilibre commercial devra être énorme, un multiple de celui d’Amazone. La Libra moyen de moralisation économique ? Oui si elle réussit à faire preuve de stabilité et à passer les normes réglementaires : elle détruira ou affaiblira des monnaies d’états moins sûrs, et les forcera tous au sérieux. Cette loi de Gresham privée inquiète donc, et pas seulement au Congrès américain. C’est donc dès le début qu’il « faut »strictement contrôler la Libra, la surveiller, la limiter, bref la rendre moins « bonne ». Alors, « la moins bonne monnaie privée ne chassera pas la moins bonne monnaie publique ». Ouf, disent dollar et euro : merci à ce Gresham revisité !

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