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Fortunes américaines vite dilapidées et richesses italiennes transmises à travers les siècles : l’héritage dans tous ses états
©Pixabay/Hans

Transmission

Certaines familles ont tendance à dilapider leur argent, notamment aux Etats-Unis, alors que d'autres transmettent leurs fortunes à travers les générations, en Italie par exemple. Les pratiques concernant l'héritage varient-elles selon les cultures ?

Nicolas Frémeaux

Nicolas Frémeaux

Nicolas Frémeaux est maître de conférences en économie à l'université Paris II. Il a notamment publié  "Individualisation du patrimoine au sein des couples : quels enjeux pour la fiscalité ?" (Revue de l'OFCE) et "Les Nouveaux Héritiers" (Ed. Seuil, coll. La République des Idées). 

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Luc Arrondel

Luc Arrondel

Luc Arrondel est directeur de recherche au CNRS, au PSE (Unité mixte de recherches CNRS-EHESS-ENPC-ENS). Il est également professeur associé à l'école d'économie de Paris et notamment membre du conseil scientifique de l'AMF (Autorité des Marchés Financiers) et membre du comité éditorial de la revue Economie et Statistique. Il a obtenu le Prix Risques-Les Echos 2006 (avec A. Masson et D. Verger) pour ses recherches sur la mesure des préférences de l'épargnant vis-à-vis du risque et du temps.

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Atlantico.fr : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi certaines familles, comme c'est le cas aux Etats-Unis, dilapident leur argent alors que d'autres comme en Italie (et à Florence notamment) transmettent leurs fortunes à travers les siècles ? L'attitude envers l'héritage varie-t-il selon les cultures ?

Luc Arrondel : La façon dont on gère le patrimoine reçu dépend de la "valeur" et du "symbole" que l'on accorde à cet héritage. Elle dépend donc des normes sociales et culturelles qui nous entourent. Et celles-ci sont différentes aux Etats-Unis, pays du self made man et en Europe, souvent plus traditionnelles.

Pour parler de la transmission du patrimoine dans les grandes familles en France, un sociologue, Daniel Bertaux, prenait l'image de la Malle Poste : « Quand on partait de Lyon, il fallait être assuré que l'on trouverait toutes les dix lieues un relais où attendaient de bons chevaux frais. De même on peut concevoir la longue course d'un capital à travers les siècles comme une série de chevauchées dans lesquelles les chevaux sont les capitalistes que chevauche le capital. Et leurs enfants, les poulains d'une étape, sont les chevaux de la suivante." Le slogan publicitaire de la célèbre marque de montres suisse Patek Philippe ne veut pas dire autre chose :  "Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. ... Vous en serez juste le gardien pour les générations futures".

La vision de l'héritage en Amérique est sans doute plus libérale. À  ce propos, Henri Lepage notait que « La grande vertu de la propriété et de la concurrence est de mener à cet état des choses où le contrôle des ressources rares de la collectivité se trouve en permanence réorienté vers ceux qui sont susceptibles d'en faire le meilleur usage ». Il est donc préférable de rebattre les cartes à chaque génération.

La France a-t-elle tendance à dilapider ou à transmettre ?  Dans quels domaines les héritiers français investissent principalement ?

Luc Arrondel : Le travaux que nous avons menés en France montraient qu'environ 1 français sur 5 a véritablement un motif de transmission (peut-être plus aujourd'hui), c'est à dire qui épargnent volontairement (par altruisme, paternalisme ou autres raisons) pour leurs enfants (épargne pour autrui). Ce qui ne veut pas dire que seul 20% des français laisse quelque chose à leurs enfants puisque beaucoup de successions sont des legs involontaires ou de précaution: on laisse à ses enfants ce que l'on a pas pu consommer (ce qu'on a épargné pour soi) du fait d'une mort précoce. Et avec l'enrichissement de la population, de plus en plus de familles transmettent du patrimoine à leurs enfants.

Par ailleurs, on trouve également une forte héritabilité des pratiques de transmission entre générations : on aide ses enfants plus souvent si l'on a été aidé soi-même, on est plus souvent donateur si l'on est donataire, on transmet davantage si on est un héritier. Et la propension à transmettre le patrimoine hérité est supérieure à celle de la fortune accumulée en propre. Les comportements de transmissions en France doivent ainsi être expliqués davantage par un mécanisme de réciprocité indirecte plutôt qu'un échange directe entre les générations: on lègue à nos enfants parce nos parents ont fait de même avec nous (un peu selon le principe du don chez Marcel Mauss). Preuve empirique qu'en général, on ne gère pas la richesse reçue comme l'argent que l'on met de côté. Ce qui ne veut dire comme le dit la sociologue Anne Gotman que l'on n'observe pas chez certains héritiers "Dilapidation et prodigalité".

Enfin, on peut montrer également que les donations inter vivos  ont un effet significatif pour les bénéficiaires sur l'acquisition d'un logement ou la création d'une entreprise. Tout héritage n'est donc pas consommé.

Une étude de 2018, de la Harvard Business School, réalisée sur 4000 millionnaires américains, a montré que ceux qui avaient gagné leur fortune grâce au travail étaient légèrement plus heureux que ceux qui en avaient hérité.  L'héritage de grandes fortunes est-il un boulet pour les héritiers, comme ont pu l'affirmer des personnalités comme Bill Gates ?

Nicolas Frémeaux : Il faut relativiser ce résultat car si l’argent ne fait pas le bonheur, recevoir un héritage ou savoir qu’on va le recevoir permet d’avoir un filet de sécurité financier indéniable qui a forcément un effet sur la satisfaction des individus. En réalité, l’héritage a des effets avant même sa réception car le simple fait de savoir que le patrimoine familial peut nous venir en aide joue sur les choix de vie, d’études, de carrière… Les auteurs de l’étude raisonnent à fortune égale et il ne faut pas le négliger. L’idée que l’héritage serait un cadeau empoisonné n’est pas nouvelle.  On retrouve cette idée chez Andrew Carnegie qui affirme que « les parents qui laissent à leur fils une énorme fortune détruisent généralement ses talents, sa motivation, et l’incitent à mener une vie moins utile et moins méritante que celle qu’il aurait menée autrement ». De ce point de vue, l’héritage n’est donc pas forcément un cadeau pour l’individu. C’est d’ailleurs ce qui a conduit de nombreux auteurs libéraux à critiquer l’héritage non pas avec l’idée de remettre en question de la propriété privée mais bien pour des motifs d’efficacité économique car ce manque d’incitation est une perte pour la société dans son ensemble.

D'où vient cette insatisfaction plus importante des héritiers ? John Levy, l'auteur de Inherited Wealth identifie par exemple le manque de confiance en soi, la culpabilité, une immaturité et une forme de paralysie, voire même de l'ennui. Qu'en pensez-vous ?

Nicolas Frémeaux : Toutes ses explications ont probablement leur part de vérité. On peut ajouter à cette liste les contraintes qui découlent de l’héritage. Il y a beaucoup d’inconvénients à partir de rien mais l’avantage est qu’il donne aux individus une liberté de choix qu’un individu qui hérite de l’entreprise familiale n’a pas. Une autre dimension importante concerne les conflits qui peuvent apparaitre au moment de l’héritage. S’ils traversent tous les pays et tous les niveaux de fortune, ils sont plus fréquents dans les pays comme les Etats-Unis où la liberté testamentaire est plus grande car le testament revêt une importance cruciale. De ce point de vue, la vertu que l’on prête à l’héritage (qu’il ne faudrait pas imposer car il découle d’une épargne vertueuse) mérite d’être nuancée. Quand la liberté testamentaire est totale, les héritiers peuvent développer des stratégies pour s’accaparer la plus grande part ou les parents peuvent faire du chantage financier.

Dans un livre récent, The Meritocracy Trap, Daniel Markovits, professeur à Yale, explique que la méritocratie a un inconvénient, c'est qu'elle fait entrer les individus dans une course à la performance qui peut s'avérer, pour tous, négatifs. L'insatisfaction des héritiers ne vient-elle pas de leur mauvaise conscience méritocratique ? Faut-il taxer l’héritage pour assurer la méritocratie ?

Nicolas Frémeaux : La course à la performance existe sans l’héritage. La principale conséquence de l’héritage est de créer une course où la ligne de départ n’est pas la même pour tout le monde. La méritocratie n’est certes pas la panacée mais elle permet d’être un idéal qui maintient une certaine cohésion sociale. En effet, les inégalités minent la cohésion de la société, surtout lorsqu’elles ne sont pas méritées (ou pas perçues comme telles). Il semble difficile d’exiger de la part des citoyens une adhésion sincère à des institutions démocratiques ou au bien commun de façon générale, si l’on vit dans une société où la naissance détermine les destins individuels. Des injustices extrêmes entraine des insatisfactions autrement plus importantes qui peuvent déboucher sur des réponses politiques violentes. Cependant, un régime méritocratique n’empêche en rien une réflexion sur les inégalités. Si elles deviennent plus acceptables, les inégalités peuvent très bien être plus extrêmes qu’aujourd’hui, ce qui pose la question du niveau d’inégalités admissible pour une société. Le mérite n’empêche pas non plus l’Etat d’intervenir, afin de fournir un niveau minimal de ressources. Si une société sans mérite paraît difficilement soutenable, l’inverse n’est pas sans poser de problèmes.

Luc Arrondel : Est-ce ce que j’hérite ou est-ce que je mérite ? Telle est la question remise sous les feux de l’actualité par le dernier livre de Thomas Piketty. Il propose un projet« d’héritage pour tous » alimenté à la fois par l’impôt sur les successions et par un impôt annuel sur la propriété(« On ne va pas attendre que Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos atteignent 90 ans et transmettent leur fortune pour commencer à leur faire payer des impôts »), ce qui permettrait, selon lui, de doter tout jeunes adultes, de 120 000 euros de patrimoine. Cette proposition résulte du constat que les sociétés occidentales, depuis les années 1980, se seraient de plus en plus « patrimonialisée ». Son analyse historique des données révèle en effet deux faits marquants. Le premier est que, considérées sur l’ensemble des XIXème et XXème siècles, les inégalités patrimoniales n’ont jamais été aussi fortes aujourd’hui qu’à la veille de la première guerre mondiale même si elles sont loin d’avoir retrouvées leur niveau d’avant 1914. En effet, à la période de la Belle époque, la part possédée par le centile le plus riche est d’environ 45 % aux États-Unis, et de près de 65 % en Europe. Dans les années 1970, elle atteint son niveau le plus bas aussi bien en Europe (20 %) qu’aux États-Unis (29 %) pour remonter aujourd’hui respectivement à 24 % et 33 %. Le second est que ces inégalités étaient naguère plus élevées en Europe qu'aux États-Unis, au moins jusqu'au milieu du XXème siècle. Cette « patrimonialisation » des sociétés occidentales se traduit aussi par une forte augmentation des montants transmis, surtout après 1980. Cette augmentation a été bien supérieure au rythme de la croissance économique, en particulier en France où les montants transmis ont doublé en pourcentage du PIB sur les trente dernières années. En outre, le poids de l’héritage dans l’accumulation patrimoniale aurait également augmenté dans notre pays depuis 1980, alors qu’il aurait plutôt diminué aux États-Unis où la création de richesses dans les nouvelles technologies a été plus importante. Ce poids accru du passé dans l’économie et la constitution des patrimoines dans notre pays a suscité de nombreuses inquiétudes, certains évoquant un peu rapidement « le retour à une France balzacienne » loin d’un idéal « méritocratique ». A la nuance près que le poids de l’héritage demeure moins élevé qu’avant 1914 et que l’État-providence était quasi-inexistant à cette époque.

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