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Amour et intelligence artificielle : comment la formule algorithmique s'est substituée au coup de foudre
©GABRIEL BOUYS / AFP

Bonnes feuilles

Gaspard Koenig publie "La fin de l'individu : Voyage d'un philosophe au pays de l'intelligence artificielle" aux éditions de l’Observatoire. Quel avenir pour l'individu et ses libertés à l'ère de l'intelligence artificielle ? L’auteur a entrepris un tour du monde. Au fil de ce périple émerge une véritable philosophie de l'intelligence artificielle (IA). Extrait 1/2.

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig a fondé en 2013 le think-tank libéral GenerationLibre. Il enseigne la philosophie à Sciences Po Paris. Il a travaillé précédemment au cabinet de Christine Lagarde à Bercy, et à la BERD à Londres. Il est l’auteur de romans et d’essais, et apparaît régulièrement dans les médias, notamment à travers ses chroniques dans Les Echos et l’Opinion. 

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Que reste-t-il alors à l’humain 1.0 ? S’il y a bien un domaine encore sacré, que des siècles de littérature ont isolé de l’impératif de l’optimisation, c’est l’amour. Sûrement, l’IA n’osera pas y pénétrer ? Amour courtois, amour romantique, amour bestial, amour impossible : on ne nous enlèvera pas le jeu du hasard et de l’amour, de la séduction et de la déception ? Même une informaticienne aguerrie comme Aurélie Jean, à qui je confiai mes impressions de retour à Paris, refuse d’y croire : les algorithmes doivent se tenir à distance de notre cœur, dernier refuge de la magie des caractères, de l’alchimie des liaisons. 

C’est ce que je m’empressai sans pitié de vérifier. D’abord en me rendant chez Meetic, l’un des sites de rencontres les plus populaires en Europe. Ironiquement, son siège se trouve à deux pas de l’opéra Garnier, où l’on continue à jouer tous les soirs des ballets mettant en scène des amoureux transis. Pas de Giselle chez Meetic, mais une Lara, le premier chatbot de dating… La mission de l’IA dans ce contexte, c’est de trouver le juste milieu entre les critères explicites et les préférences réelles. Si Meetic se contentait de prendre en compte les goûts déclarés de ses utilisateurs, l’entreprise mettrait vite la clé sous la porte : les hommes, désespérément prévisibles, recherchent presque toujours des femmes de 23 ans, et l’on se doute que l’offre ne pourrait satisfaire la demande… Tout le travail des algorithmes est de déceler « ce qui peut marcher » en dépit de ce dont on rêve ; autrement dit, de cerner les envies profondes sous le vernis des désirs pulsionnels. C’est la condition pour le succès commercial de Meetic, mesuré par le nombre d’interactions de qualité. Lara a pour tâche de définir la personnalité de l’utilisateur dans toute sa complexité, pour lui proposer des profils dont il n’aurait jamais eu l’idée par lui-même. Elle lui en montre toujours un échantillon : « le client veut avoir l’illusion du choix ». Ultime ruse du nudge. Mais au fond, la machine sait déjà… 

Résultat ? 500 000 couples par an pour Meetic. Et plus largement, un tiers des couples qui se forment désormais en ligne, les sites de rencontres prenant le relais de la famille, des amis ou du boulot. Il est parfaitement exact d’affirmer, comme ne manquent pas de le faire mes interlocuteurs, que les choix amoureux ont toujours été fortement prédéterminés, et que les plateformes comme Meetic ouvrent les possibles ; en Inde par exemple, elles permettent de passer outre le système des castes et d’affranchir les couples des barrières sociales. Il n’en reste pas moins que l’IA a fait tomber les masques. Le jeu de l’amour se dispense désormais de celui du hasard. On s’assemble parce que les données le veulent bien. La formule algorithmique s’est substituée au coup de foudre. Les affinités électives sont devenues quantifiables. Parce que c’était lui ; parce que c’était moi ; et parce que les data matchaient. 

Comme toujours, il faut se rendre en Chine pour trouver cette logique poussée à l’extrême. Un dimanche, dans un hôtel anonyme de Pékin, je rencontrai Fan, le cofondateur de Baihe. C’est l’un des principaux sites de rencontres dans un pays où plus de la moitié des célibataires y sont inscrits ; il compte trente millions d’utilisateurs annuels, un chiffre en croissance constante. Fan est à juste titre fier de ce succès. Sans surprise, le deep learning lui a permis, il y a deux ans, d’améliorer considérablement la qualité de ses algorithmes.

Comme pour Meetic, ceux-ci travaillent à satisfaire des préférences inconscientes, comme ce riche homme d’affaires qui sans le savoir était attiré par les sosies de son amoureuse à l’école. Généralement, l’IA ne peut expliquer ses décisions. L’essentiel est qu’elles marchent, en produisant toujours plus de couples toujours plus durables. Y a-t-il des exceptions ? Des âmes fortes qui défient la statistique ? Même réponse que celle de Ramsey à Venice Beach : non. Là où les Français de Meetic continuent de présenter la rencontre physique comme un moment d’intersubjectivité énigmatique et imprévisible, les Chinois de Baihe ne prennent plus cette précaution : il n’y a pas de mystère. Je me cabre : et moi ? et ma femme ? Elle n’a ni le même âge, ni la même nationalité, ni le même métier, ni les mêmes goûts que moi. Aurais-je pu la rencontrer ailleurs qu’au hasard d’une discothèque, par une nuit d’automne newyorkaise ? « Question de technologie ». Suffisamment instruit par mon comportement, mes habitudes, voire mon absence d’habitudes, un algorithme puissamment entraîné aurait dû savoir mieux que moi-même ce qui m’attirait véritablement : une femme plus mûre, sortie d’un pays communiste pour faire une belle carrière capitaliste, aussi accro à Sex and the City que moi à La Recherche du temps perdu. L’IA aurait pu me dispenser de quelques douloureuses déconvenues avec des compatriotes portées au vague à l’âme. « Hang the DJ », un épisode de la série dystopique Black Mirror, met ainsi en scène un système d’IA qui établirait des couples parfaits sur la base de simulations informatiques : nos avatars numériques expérimenteraient à notre place une infinité d’aventures amoureuses afin d’identifier le partenaire idéal. Même plus besoin de souffrir !

Comment améliorer le service de Baihe ? En collectant davantage de données. La plateforme s’est déjà fait connaître pour encourager le partage d’informations très cyniquement objectives telles que la situation financière ou le niveau de diplôme. Le rêve de Fan serait de pouvoir y associer les data d’e-commerce ou de santé. Il se félicite qu’aujourd’hui tous les comportements soient enregistrés et analysés. Car pour l’IA, il n’y a pas de donnée inutile, aussi éloignée semble-t-elle de la recherche originelle. Si par hypothèse Baihe pouvait accéder à l’ensemble des informations sur une existence individuelle, tous secteurs confondus, la recommandation atteindrait une précision maximale. On trouverait l’âme sœur du premier coup. Mais alors, il n’y aurait plus dans le pays qu’une immense entreprise, capable de nous donner accès à l’amour mais aussi au crédit, au logement ou à l’éducation… « Et cette entreprise, ce serait le gouvernement », conclut Fan. J’aurai l’occasion de revenir sur cette charmante perspective. 

« Dans l’avenir, les gens seront transparents », promet également Fan. Les algorithmes de Baihe corrigent la tendance naturelle à la vantardise et à la dissimulation. Bientôt, on comprendra que plus rien ne sert de faire semblant si l’on veut bénéficier des avantages de l’optimisation. « Ainsi, me dit Fan en désignant d’un geste de la main le hall de l’hôtel, si une fille passe par là et que vous vous plaisez mutuellement, tu en seras directement averti par ton appli. » Plus besoin de prétextes, de séduction, bref de tous ces mensonges. Pratique ! 

Cupidon n’échappe pas au deep learning. Dans la typologie la plus instable, celle des affects, l’IA enregistre des succès grandissants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le livre Dataclysm, qui décrit dans les moindres détails la manière dont les algorithmes parviennent à nous connaître mieux que nous-mêmes, a été rédigé par le fondateur de l’un des sites de rencontres les plus fréquentés… 

J’ignore si un jour l’ensemble de nos choix seront délégués à l’IA. Il existe des limites physiques, matérielles, au traitement des données : Frédéric Prost, mathématicien et informaticien de renom à l’université de Grenoble, m’a ainsi expliqué que, si l’on voulait faire défiler tous les nombres correspondant à 130 bits (soit de 0 à 2 puissance 130), cela nécessiterait davantage d’énergie qu’il n’en existe dans l’univers visible. L’idée de reproduire intégralement notre environnement sous forme de 1 et de 0 est donc ridiculement trop énergivore. Les feux de dix soleils ne suffiraient pas à me trouver le partenaire parfait parmi sept milliards d’êtres humains. 

Il n’en reste pas moins que la logique profonde de l’IA, telle que théorisée par Kahneman & Co. et appliquée industriellement aujourd’hui, est de passer outre le libre arbitre, navrante illusion d’Occidentaux déboussolés.

Extrait du livre de Gaspard Koenig, "La fin de l’individu : voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle", publié aux éditions de l’Observatoire. 

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