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De l’abandon de  « Tian Anmen » en 1989 à la crise des démocraties occidentales
©Reuters

Deuxième lecture

Les événements de Hong Kong en 2019 amènent naturellement à relire, à revoir ce que l’on appelle un peu rapidement « Tian Anmen » au printemps 1989.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Les événements de Hong Kong en 2019 amènent naturellement à relire, à revoir ce que l’on appelle un peu rapidement « Tian Anmen » au printemps 1989 (la répression entamée début juin se poursuivit d’ailleurs, encore, pendant de longues semaines). Une fois l’émotion passée, en Occident, nos pays ont absolument accepté la présentation des choses faite par le gouvernement chinois dans les mois qui ont suivi la répression. Nous voyons encore aujourd’hui les protestations de 1989 comme des manifestations étudiantes. Et, plus globalement, nous avons accepté, premièrement, l’idée selon laquelle il faut considérer « Tian Anmen » à part de ce qui s’est passé ailleurs dans le monde en cette même année 1989; deuxièmement, qu’il était possible de séparer libéralisme économique et libéralisme politique. Je voudrais revenir sur ces trois points car il s’agit d’affirmations qui sont fausses; mais les avoir acceptées a profondément perverti notre vision et notre pratique du libéralisme et de la liberté en Occident. Le soulèvement des habitants de Hong Kong contre leur propre gouvernement et la loi d’extradition souhaitée par Pékin est enraciné dans une culture authentique de l’état de droit; mais nos pays sont pratiquement dans l’impossibilité de soutenir le combat des citoyens de Kong Kong pour la démocratie parce que nous sommes liés par un pacte faustien avec le régime de la République Populaire de Chine.  

« Tian Anmen » fut un soulèvement de grande envergure touchant toutes les classes sociales
Le premier fait historique qu’il faut rétablir, c’est l’ampleur du soulèvement de 1989 en Chine. Il ne se déroula pas seulement à Pékin mais dans de nombreuses villes de Chine (on estime que des manifestations eurent lieu dans 400 villes). Il ne concerna pas seulement les étudiants de Pékin ou de Shanghai mais des Chinois de toutes les classes sociales. Il atteignit jusqu’aux rangs de l’armée, où l’on était loin d’être unanime sur la légitimité de la répression. Le parti communiste chinois, sa corruption, son monopole de la représentation furent ouvertement remis en question. L’absence de censure dans le premier mois de la protestation (de la mi-avril à la mi-mai) contribua  fortement à sa diffusion à travers la Chine. Hong Kong, Taïwan et Singapour se solidarisèrent avec les manifestants de la République Populaire de Chine, ainsi que de nombreux Chinois de la diaspora à travers le monde. On ne comprend pas la brutalité de la répression gouvernementale - l’ambassadeur britannique estima, à l’époque, qu’elle avait fait 10 000 victimes - si l’on ne voit pas qu’il s’est agi du début d’une véritable révolution démocratique, selon le schéma classique des modernisations politiques à travers le monde: contrairement au mythe du contrat social spontané de la théorie individualiste, les démocraties adviennent le plus souvent après des années ou des décennies de guerres civiles et des phases autoritaires voire totalitaires de gouvernement. En Chine, l’abolition de la monarchie et la proclamation de la République en 1911 fut suivie d’une guerre civile et de l’installation par Mao d’un régime totalitaire. Ce qui se produisit en 1989, c’est la première manifestation d’une aspiration politique à la sortie du totalitarisme en Chine continentale. La population de l’Empire du milieu se montrait désireuse d’adopter cette démocratie déjà adoptée par les cités et nations chinoises de la périphérie. 
Les Chinois, comme les Polonais et les Baltes
C’est là qu’intervient la constatation d’un deuxième fait historique. Le printemps de Pékin faisait partie de la grande vague de démocratisation qui avait atteint le monde à la fin des années 1980. Faire de la Chine un cas à part sous prétexte que le soulèvement démocratique y a échoué alors qu’il a réussi en Europe centrale et orientale, en Amérique latine ou en Afrique du Sud, est une erreur historique. Plus précisément, c’est contre un type de régime bien précis que les Chinois ont commencé de lutter, le communisme qui avait envahi, après la Seconde Guerre mondiale, une superficie considérable sur le continent eurasiatique. Avec le recul du temps, on ne peut qu’être frappé par la segmentation des esprits dans l’analyse des événements de 1989 dans le monde. La chute du communisme en Europe centrale et en URSS n’aurait jamais dû amener au constat fukuyamesque de la « fin de l’histoire ». En Chine, une société commençait de se battre pour sa libération politique. Le printemps chinois est étroitement entrelacé avec la lutte des sociétés d’Europe contre le communisme à la même époque. Lorsque Mikhaïl Gorbatchev se rendit à Pékin en mai 1989, les dirigeants chinois firent tout leur possible pour qu’il ne puisse pas être témoin des manifestations. Le fameux individu se dressant solitaire face à une colonne de blindés quittant la place Tian Anmen (« The Tankman ») a renforcé les Polonais, les Hongrois ou les habitants des pays baltes dans leur détermination à faire pression sur les régimes communistes de leur propre pays. La férocité de la répression chinoise, après quelques semaines de dialogue avec le mouvement, faisait penser à beaucoup qu’un retournement de Gorbatchev ou des régimes centre-européens contre leurs concitoyens, restait possible malgré la glasnost et la perestroïka. 
De manière inattendue, l’effondrement du communisme en Europe centrale et orientale se déroula pacifiquement, de l’ouverture la frontière entre la Hongrie et l’Autriche, en août 1989 à l’échec du coup d’Etat de Moscou deux ans plus tard. Pourquoi l’Occident n’a-t-il pas considéré, à cette époque, que la pression sur le régime communiste chinois devait d’autant plus être maintenue qu’on avait sous les yeux l’effondrement de l’Union Soviétique et de ses satellites? Les pays occidentaux, au bout de quelques mois, ont au contraire adopté la présentation chinoise des choses. Ils ont accepté le fait que le régime ne voulait pas de libération politique mais accordait à la population d’entrer dans une forme de capitalisme. Nous avons ce faisant accepté de renoncer à l’universalisme des droits de l’homme. Nous nous sommes convaincus que la Chine avait sa propre façon de faire, qui ne passait pas par la démocratie (immédiate). Or le courage des manifestants de Pékin, de Shanghai et d’ailleurs montrait exactement le contraire: l’aspiration des Chinois continentaux à ce bien universel qui s’appelle la liberté politique. Les affrontements qui durèrent de longues semaines après que les médias occidentaux avaient été coupés de l’accès au terrain, les condamnations à des peines très longues de prison et de camp, les exécutions capitales nous disent le contraire du récit que le pouvoir chinois n’a cessé de répéter. 
Il y aurait dû y avoir des contreparties politiques à l’investissement de capitaux en Chine après 1989
Dans les trois décennies qui ont suivi la répression du printemps chinois, le pays a connu un essor économique à faire s’extasier tous les commentateurs occidentaux. En l’occurrence, il s’agit d’un essor non seulement d’une rapidité mais d’une brutalité inouïe: nous pouvons bien nous étonner de «l’enrichissement le plus rapide de l’histoire pour un tel nombre d’individus », cela a été acheté en exploitant à peu près le même nombre d’individus (deux-cents millions) dans des conditions bien pires encore que l’exploitation des ouvriers dans les premières décennies de la révolution industrielle anglaise; et en laissant de côté les deux tiers de la population chinoise, celle des campagnes. Le monde occidental a fourni au régime communiste chinois les capitaux dont il avait besoin pour pouvoir continuer à exister. Qui prétendra qu’une autre histoire était impossible, celle consistant à n’investir en Chine qu’une fois que le régime aurait accepté la démocratisation de la société? Qui osera dire que les citoyens chinois n’auraient pas réussi à renverser le régime à la deuxième ou à la troisième tentative? Les images des manifestations de Hong Kong en 2019 font écho à celles, profondément émouvantes des manifestations du printemps 1989. Comment ne pas voir qu’une gigantesque occasion a été manquée par l’Occident de contribuer à la démocratisation de la Chine, dans les années 1990? Pourquoi personne n’a-t-il envisagé de proposer à la Chine de reprendre les relations économiques en les conditionnant à des engagements politiques - rappelons-nous comme les accords d’Helsinki de 1975 ont servi aux dissidents du bloc soviétique? Soit la Chine refusait et, se refermant sur lui-même, le régime se coupait toujours plus de la population; soit on assistait à une évolution à la soviétique. Loin de suivre ce schéma, l’Occident a mis ses capitaux et sa technique à la disposition du régime post-maoïste sans contrepartie. 
« Tian Anmen » et la dérive néo-libérale
On m’objectera que cela n’a pas vraiment été sans contrepartie: les grandes entreprises nord-américaines et européennes ont largement profité d’une main d’oeuvre travaillant dans des conditions à la limite de l’esclavage. La Fed a pu écouler des centaines de milliards de dollars supplémentaires en bons du trésor. La finance occidentale a pris des dimensions exubérantes, comme disait Alan Greenspan, l’ancien président de cette même Banque Fédérale. Les prix à la consommation dans nos pays sont restés modérés malgré la création monétaire excessive. Mais il y a bien des inconvénients à ces contreparties: le pillage par la Chine de notre savoir-faire, la désindustrialisation de la plus grande partie de l’Occident, la lente et inexorable destruction de nos classes moyennes, l’affaiblissement de la démocratie. Au fond, les élites occidentales n’ont pas vu dans l’effondrement du bloc soviétique l’occasion de renforcer la démocratie chez elles en même temps qu’elles poursuivaient la démocratisation du monde. Ronald Reagan avait quitté le pouvoir fin 1988; son tempérament politique a cruellement fait défaut lors de Tian Anmen et dans les années qui ont suivi. Margaret Thatcher fut renversée en décembre 1990; les députés de son propre parti qui la désavouèrent faisaient le choix de sortir le libéralisme du cadre à la fois national et conservateur qu’avait encouragé la Dame de Fer. Partout, les libéraux choisirent, dans ces années-là, de déployer leur politique dans des cadres supranationaux. Or sortir le libéralisme de son cadre national, c’est oublier en chemin le libéralisme politique. 
Le néo-libéralisme est né de cette rupture et il a prospéré, largement, dans la coopération avec le régime de la République Populaire de Chine. Mais, ce faisant, le néolibéralisme a commencé à détruire la cohésion de nos sociétés. Les inégalités sociales se sont multipliées. Et nos gouvernements ont commencé à se détacher de la démocratie: il ne s’agit pas de comparer le régime néo-totalitaire du président Xi Jiping et nos gouvernements encore démocratiquement élus mais de constater la diffusion de la mentalité politique selon laquelle « Il n’y a pas d’alternative ». Il s’agit de regarder la réalité et de constater que la répression exercée par la police de Hong Kong envers les manifestants ressemble étonnamment, vu les méthodes, aux interventions contre les Gilets Jaunes.  Il s’agit aussi de comprendre qu’il n’y a rien de plus abject que la manière dont les géants des technologies de l’information, Microsoft, Google, Yahoo, Cisco, ont fourni au gouvernement de la Chine continentale les moyens techniques d’un contrôle toujours renforcé de leur population. La domination du régime chinois restant malgré tout précaire, on a assisté, depuis l’arrivée de Xi Jiping au pouvoir à un renforcement de la coercition. La puissance des outils fournis par les grands prestataires américains a permis au régime chinois de mettre en place un véritable néo-totalitarisme. Evidemment, cela a un effet boomerang sur l’Europe et l’Amérique du Nord: nos gouvernements, complices du régime chinois et de plus en plus détachés de leur propre population par la pratique du néolibéralisme sont de plus en plus tentés d’adopter une censure de l’opinion avec l’aide des GAFA. D’ailleurs, cela fait longtemps que les Etats-Unis ont mis en place, par l’intermédiaire de la NSA, une surveillance globale et totale de leur population et des autres sociétés du monde occidental. 
Hong Kong 2019: l’avènement d’une nouvelle ère? 
Avec les manifestations de Hong Kong les cartes sont un peu rebattues. Qu’il sévisse ou qu’il s’accommode de la situation, le régime de la RPC court le risque d’une perte de réputation, à la fois intérieure et extérieure. Ce devrait être le moment saisi par nos pays  pour le traiter avec moins d’égards et mettre la réciprocité au coeur des relations bi- ou multilatérales. Pour l’instant, seul Donald Trump a saisi, intuitivement, ce qui était en jeu, inaugurant une nouvelle manière de négocier avec la Chine. Les manifestants de Hong Kong pourront-ils faire basculer d’autres nations  dans une nouvelle relation, plus exigeante, avec la Chine? 
Les événements de Hong Kong coïncident avec la crise du néolibéralisme dans nos démocraties. Ce que l’on appelle sommairement populisme, le Brexit,  l’élection de Donald Trump, la montée en Italie et en Europe centrale d’un nouveau conservatisme, ne peuvent être qualifiés d’illibéraux que dans le sens où ils sont opposés au néolibéralisme. Il s’agit en fait d’un retour de l’aspiration aux libertés locales, d’une volonté de reprendre aux élites une part de pouvoir confisquée. Le libéralisme est devenu l’une des notions les plus vilipendées dans le débat public. Mais, comme la langue d’Esope, il peut être la pire et la meilleure des choses. Devenu supranational, il est facilement l’allié des tyrans et lui-même un instrument de tyrannie, une méthode pour imposer aux peuples ce dont ils ne veulent pas. Rendu à la nation, réapproprié par les conservateurs, il jouera son rôle traditionnel: a-t-on fait mieux dans l’histoire de la civilisation que l’invention de la liberté de conscience, de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, du parlementarisme et de l’économie de marché? C’est ce que viennent nous rappeler les habitants de Hong Kong, cité-nation où la culture de l’état de droit est considérée comme un bien absolument précieux. Hong Kong ou Taïwan sont des conservatoires de la liberté pour l’ensemble des populations chinoises. Nous avons le devoir de les défendre. Le cas de Hong Kong est particulièrement délicat vu que le territoire doit passer sous l’autorité complète de Pékin en 2047. Or nous avons vendu notre âme au régime de Pékin. Comment lui faire valoir notre souci pour les droits civiques de Hong Kong? Cela commence par un changement de politique vis-à-vis de la Chine. Tout le monde dit que le G7 est devenu inutile. Est-ce si sûr: ne pourrait-il pas être le lieu d’une nouvelle convergence des intérêts occidentaux (et japonais) pour la mise en place d’une politique de défense des libertés face à la Chine? 

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