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Le Cachemire, cette bombe à retardement géopolitique
©NARINDER NANU / AFP

Géopolitique

Le lundi 5 août 2019, le Cachemire a perdu l’autonomie relative qu’il avait au sein de l’Union indienne. Cette décision peut avoir des conséquences majeures dans la région.

Didier Chaudet

Didier Chaudet

Didier Chaudet est spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique et de l’Asie du Sud-Ouest (Iran, Afghanistan, Pakistan). Il est directeur de la publication du CAPE et chercheur associé à l'IFEAC (Institut français d'études sur l'Asie Centrale). D'octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan ou encore au Pakistan où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l'ISAS (Institute for South Asian studies) en charge de l'anaylse sur le Pakistan et l'Afghanistan. Il a également été enseignant à Sciences Po et chercheur à l'IFRI. 

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Le lundi 5 août 2019, le Cachemire a perdu l’autonomie relative qu’il avait au sein de l’Union indienne. 

Il est évident qu’au niveau régional, cette décision va entraîner un regain de tensions entre Inde et Pakistan : pour ce dernier pays, le Cachemire est son Alsace-Lorraine. Et pour les nationalistes hindous, cette évolution politique confirme leur capacité de modeler une Inde de plus en plus à leur image, où le sécularisme perd du terrain au profit d’une logique ethno-nationaliste, où être Indien signifie d’abord être Hindou (80% de la population indienne). Ils refuseront donc tout retour en arrière, même si cela signifie une dangereuse montée des tensions avec le voisin pakistanais. D’ailleurs, pour certains nationalistes hindous, il ne s’agit que d’une première étape : après la mise au pas du Cachemire, leur désir est de récupérer le territoire cachemiri tenu par le Pakistan, et le Gilgit Baltistan plus au nord… 

Mais on aurait tort de penser que l’impact de cette décision indienne se limiterait à des tensions plus grandes encore entre les deux frères ennemis d’Asie du Sud. Elle aura des conséquences non négligeables bien au-delà de l’Inde et du Pakistan.

Cachemire et Afghanistan : deux conflits inséparables 

Vue de New Delhi, la compétition entre l’Inde et le Pakistan ne se limite pas à la frontière commune entre les deux pays. En fait, depuis leurs indépendances, l’Afghanistan a été une pièce importance du jeu d’échec entre Indiens et Pakistanais. Avant les années 1980, Islamabad avait l’impression d’être pris en étau entre deux ennemis jurés, New Delhi et Kaboul. En effet, cette dernière n’a jamais reconnu la Ligne Durand, la frontière actuelle entre l’Inde et le Pakistan : les revendications de certains nationalistes afghans pouvaient aller jusqu’à réclamer pas moins de 60% du territoire pakistanais… Par la suite, le Pakistan et l’Inde ont été constamment en compétition en Afghanistan, le premier pour contrer la menace venant du nord-ouest, la seconde pour avoir un allié de revers. 

Même si les Talibans ont toujours refusé de reconnaître la frontière afghano-pakistanaise, leurs relations avec le Pakistan les ont toujours rendus suspects aux yeux des Indiens. Le gouvernement légal de Kaboul apprécie l’Inde pour son aide financière, et rend le Pakistan seule responsable de son instabilité : l’Afghanistan a donc été, depuis la chute des Talibans, de nouveau un allié de revers appréciable dans la guerre froide contre les Pakistanais. Mais avec le processus de paix entre Américains et la rébellion, un choix accepté et soutenu par la Russie et la Chine, il y a la crainte, en Inde, de voir l’influence pakistanaise se renforcer en Afghanistan. 

Avec des conséquences sur le Cachemire indien : comme expliqué par un ancien directeur général de la police de cette province, K. Rajendra Kumar, donner le sentiment que les Talibans ont vaincu de fait en Afghanistan, c’est donner du courage aux mouvements djihadistes et séparatistes dans la région, notamment en Inde. La décision d’abroger le statut particulier du Cachemire peut d’ailleurs en partie être considérée comme une réponse préventive, sécuritaire, suite à la « victoire » diplomatique d’Islamabad sur le dossier afghan. 

Si les Talibans se sont empressés d’affirmer, par la voix de leur porte-parole Zabihullah Mujahid, qu’il ne faut pas associer les dossiers cachemiri et afghan, c’est justement parce qu’ils craignent que les tensions indo-pakistanaises parasitent les efforts menés pour arriver à un processus de paix en Afghanistan. Hélas pour ce dernier pays, la géopolitique et l’Histoire récente confirme que si les tensions augmentent au Cachemire, il risque de rester un champ de bataille privilégié pour la guerre froide indo-pakistanaise. Avec les conséquences sécuritaires négatives que cela implique.

L’Iran, un acteur moyen-oriental clé dans l’avenir de cette crise ?

Si l’impact de la situation au Cachemire sur le dossier afghan est assez clair, on oublie parfois que ce qui se passe dans ce territoire sud-asiatique pourrait aussi avoir des conséquences non négligeables sur la géopolitique moyen-orientale. 

En bref, la crise pourrait aider les relations entre le Pakistan et l’Iran. Et plus largement, faire de l’Iran un des acteurs non négligeables pour l’avenir de cette crise.

L’Iran ne va pas, bien entendu, s’opposer radicalement à l’Inde au nom du Cachemire. Mais le fait est que résumer la diplomatie iranienne en Asie du Sud à une « amitié » supposée avec l’Inde, et donc une certaine opposition systématique au Pakistan, a toujours été une analyse simpliste. En fait, avec New Delhi comme avec Islamabad, Téhéran a une approche réaliste, fluctuant de l’entente à l’animosité selon les sujets. Or sur la question du Cachemire, la République islamique d’Iran a toujours eu une position relativement claire. Le Guide suprême Ali Khamenei, premier personnage du régime, n’a pas hésité à critiquer à plusieurs reprises la politique indienne ciblant les Cachemiris musulmans. Si les chiites présents au Cachemire ont historiquement été plutôt contre les mouvements indépendantistes, ils s’en sont aujourd’hui beaucoup rapprochés. La cause de cette évolution est triple : les humiliations subies par les Cachemiris face aux forces de sécurité ; le sentiment des chiites cachemiris d’être considérés comme forcément acquis à la cause indienne par Delhi, ce qui empêche le pouvoir central de prendre en compte leurs sujets de mécontentement ; et enfin l’influence de l’Iran elle-même, qui diffuse une littérature idéologique fondée sur la division du monde entre « mustakbireen » (terme coranique désignant les « arrogants », à prendre ici dans le sens d’oppresseurs) et « mustad‘afeen », les oppressés, qui ont naturellement le droit de résister par la force. Certes, la réaction diplomatique iranienne face aux récents événements au Cachemire semble avoir été modérée. Mais quand le président Rohani appelle, dimanche 11 août, à ce qu’on arrête « le meurtre du peuple innocent du Cachemire », c’est bien les services de sécurité indiens qui sont mis en cause. 

Pour l’instant, les tensions avec l’administration Trump font de la situation sud-asiatique un dossier relativement secondaire pour Téhéran. Mais les Iraniens n’hésiteront pas à jouer de leurs liens avec tous les protagonistes pour peser sur la question cachemirie, et ainsi renforcer leur influence dans la région.

Des Saoudiens et Émiratis prudents : preuve de l’importance économique grandissante de l’Inde 

Le Pakistan pourrait être d’autant plus tenté de soutenir cette influence iranienne que ses alliés traditionnels ont eu, jusque-là, une réaction relativement décevante vu d’Islamabad.

Malgré des liens historiques forts, la réaction saoudienne à la situation, n’appelant qu’à maintenir la paix et la stabilité au Cachemire, ne peut vraiment être considéré comme une dénonciation satisfaisante, vu d’Islamabad, du nationalisme hindou. Ce n’est pas vraiment une surprise : les liens économiques entre l’Arabie Saoudite et l’Inde sont de plus en plus forts, et l’économie indienne est sept fois plus importante que celle de sa rivale pakistanaise… Les Émirats Arabes Unis sont même allés plus loin : par la voix de son ambassadeur en Inde, ils se sont en fait alignés sur la position indienne, faisant de la question du Cachemire une affaire intérieure… Cette attitude venant de la péninsule arabique confirme que le Pakistan d’une part, et ses partenaires saoudiens et émiratis d’autre part, n’ont pas forcément des intérêts nationaux si convergents que cela. Ces dernières années, le Pakistan a su rester prudent sur les dossiers dans lesquels Saoudiens et Émiratis ont agis en faucons, comme le Qatar et le Yémen, et a évité de devenir l’otage des tensions irano-saoudiennes. Aujourd’hui c’est au tour des Saoudiens et Émiratis de faire passer leurs intérêts économiques et diplomatiques avant une solidarité supposée avec le Pakistan. 

La Chine forcément impliquée 

La Chine est un autre pays qui, même s’il n’est pas en Asie du Sud, est particulièrement touché par les événements récents au Cachemire indien. Pour des raisons évidentes : le Cachemire au sens large est en fait divisé entre l’Inde, le Pakistan, et la Chine elle-même, qui en détient 17%. Les Indiens n’hésitent pas à présenter ce territoire comme « occupé » par Beijing : selon la logique des nationalistes indiens, en effet, tout le Cachemire doit revenir à l’Inde (comme, du côté pakistanais, on considère que le Cachemire tenu par l’Inde doit revenir au Pakistan). Une des raisons expliquant la froideur indienne face aux nouvelles Routes de la Soie chinoises vient du fait que ce projet passe, entre autres, par le Gilgit Baltistan évoqué plus haut, et revendiqué par l’Inde. La situation actuelle confirme, aux yeux des Chinois, que les Indiens pourraient vouloir mettre en danger le statu quo dans des territoires contestés entre Inde et Chine, ou importants pour ses intérêts géoéconomiques. Cela va forcément rendre les tensions à la frontière sino-indienne plus importantes, car si l’Inde conteste à la Chine la position du territoire cachemiri Aksai Chin, Beijing en fait de même avec l’Arunachal Pradesh, État indien au nord-est du pays. 

La crise du Doklam, de juin à août 2017, est là pour nous rappeler que des tensions armées entre Inde et Chine sont bien possibles. Et cela d’autant plus que pour les Chinois déjà en 2017, la crise s’expliquait… par le nationalisme hindou. 

La France pourrait profiter de cette crise pour repenser, profondément, sa diplomatie sud-asiatique : réapprendre les vertus de l’équilibre entre les différents acteurs, plutôt que de donner l’impression d’avoir fait un choix dans une « guerre froide » dangereuse pour l’ensemble de la région ; et surtout accepter que pour influer sur les événements de l’Asie du Sud, il faut regarder au-delà de cette dernière : une diplomatie française en Asie du Sud qui ne prendrait pas en compte les influences extérieures, notamment la Chine, serait forcément vouée à l’échec. 

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