Le monde selon Poutine<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Le monde selon Poutine
©Alexei DRUZHININ / SPUTNIK / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

Voir la bio »

Londres

Le 30 juin 2019

Mon cher ami, 

Je suis heureux de vous recevoir ce lundi. Londres ne connaît pas l’épisode de canicule qui accable votre pays. Je vous invite à rester autant que vous le souhaiterez, d’autant plus que, si j’en crois un sondage fait dans votre pays, les Français sont encore plus nombreux à redouter Emmanuel Macron que la canicule. 

Nous aurons le loisir de nous entretenir de la campagne pour la présidence du parti, de Boris et de la tragicomédie quotidienne qui entoure le Brexit, les traîtres de la pièce mettant du temps à quitter la scène, faisant mine de résister, annonçant, tels des personnages de la commedia dell’arte vengeances, châtiments et déchaînements de foudre sur les malheureux Brexiteers. Je pense en particulier à Philippe Hammond, Dominic Grieve et John Bercow. 

La dénonciation par Vladimir Poutine du progressisme occidental

En attendant, je voulais parler avec vous de l’entretien accordé par Vladimir Poutine au rédacteur en chef du Financial Times mercredi 26 juin, avant de s’envoler en direction du Japon. Bien entendu, tous les commentateurs occidentaux se sont précipités sur la fin de l’interview, les passages où le président russe critique le progressisme occidental. En termes sobres et cinglants, il dit son refus de la politique d’accueil inconditionnel des étrangers, il se demande comment on peut excuser les crimes de « migrants » sous prétexte qu’ils sont des « migrants ». Il critique aussi la volonté de beaucoup de gouvernements occidentaux de mettre les revendications homosexuelles au centre de l’agenda politique et d’en faire un argument de politique étrangère. Le président russe n’a jamais fait dans la facilité. C’est par cette double porte d’entrée qu’il met en cause, plus généralement, le progressisme. 

Aussitôt, par une sorte de réflexe pavlovien, Emmanuel Macron et Donald Tusk sont montés sur leurs grands chevaux, pour défendre « la démocratie libérale ». Comme si Vladimir Poutine n’avait pas le sens des nuances et n’avait pas employé « liberalism » au sens américain du terme, celui de progressiste. A vrai dire, le président russe ne perd jamais le sourire tout au long de l’interview. Il prend un malin plaisir à rappeler à ses interlocuteurs britanniques qu’un président russe est issu du suffrage universel tandis qu’un Premier ministre de Downing Street est d’abord choisi par son parti. Cela ne manque pas de sel au moment où Boris Johnson n’a pas d’autre choix que de maintenir ses tirades antirusses pour être élu à la tête de notre parti. Plus sérieusement, le président russe ne cesse d’insister sur la question de la défense des intérêts des populations par leurs dirigeants. Il lui semble que ce soit la maladie actuelle du monde occidental. C’est en tout cas ainsi qu’il explique la victoire de Donald Trump: par le fait que l’actuel président américain ait perçu mieux que le reste de la classe politique qu’une partie de la population n’était plus défendue par ses élites. 

Les trois moments de la politique occidentale de Poutine 

Les commentateurs occidentaux se sont condamnés à lire l’interview à l’envers, donc à la lire par le petit bout de la lorgnette. La seule chose que j’ai retenue de mes très ennuyeuses années de scolarité, c’est ce que nous avait dit un professeur d’anglais, alors que nous entrions dans ce que vous appelez le lycée: « La plupart des gens ne savent pas lire. Soit ils déchiffrent, soit ils commentent leurs propres préjugés sur le texte. je vais vous apprendre à lire! ». Je ne sais pas combien de lecteurs auront véritablement lu ce que dit le président russe. A vrai dire, je ne sais pas combien font l’effort de le lire régulièrement. Il y a eu, de mon point de vue, trois phases dans les messages adressés par Vladimir Poutine à l’Occident. La première, jusqu’en 2007, fut celle de la lutte commune contre le terrorisme; c’était la période où le président russe reconstruisait silencieusement son pays. Puis est venue la phase du défi, assumé, à partir du discours devant la Conférence sur la Sécurité de Munich, où l’hôte du Kremlin dénonça avec vigueur l’unilatéralisme américain; cela s’est traduit ensuite en actes: intervention en Ossétie du Sud à l’été 2008, blocage de la manoeuvre occidentale pour s’emparer de toute l’Ukraine en 2014, intervention en Syrie à partir de septembre 2015. A partir du succès de l’opération en Syrie - quoi qu’en dise Donald Trump, c’est Vladimir Poutine qui a brisé l’Etat islamique, le président russe a entamé une troisième phase, plus apaisée; plusieurs éléments y contribuent: 1. Les sanctions consécutives au rétablissement de la souveraineté russe sur la Crimée n’ont pas abattu l’économie russe. 2. La Russie sait pouvoir compter sur une alliance solide avec la Chine. 3. L’élection de Donald Trump a fait baisser, en partie, l’hostilité américaine vis-à-vis de la Russie. 4. La Russie est redevenue, de fait, la première puissance militaire du monde grâce à ses armes hypersoniques. 

Cette occasion que manque l’Europe 

Lorsqu’on lit d’un point de vue européen les propos du président russe, le grand raté de la diplomatie de nos pays saute aux yeux. Nous avons durablement rapproché la Russie de la Chine. Les intervieweurs aimeraient obtenir de Vladimir Poutine un mot de réserve face à la politique chinoise. Ils se font rembarrer sur le mode « Il est un peu plus difficile de gouverner 1 milliards 300 millions d’individus que le Luxembourg ». Non, ni sur sur la question du renforcement de la dictature de Xi-Jiping, ni sur celui de la politique chinoise dans la mondialisation, le président russe n’est prêt à être complaisant avec ses interlocuteurs occidentaux. Il a une certaine compréhension pour la politique de Donald Trump, au service des classes moyennes et populaires, mais il n’en tire pas la conclusion que le président américain a raison dans son bras de fer commercial avec la Chine. Vladimir Poutine cherche des points de stabilité pour pouvoir y appuyer la politique russe. Il ne cesse de s’inquiéter de l’actuelle instabilité du monde. Et force est de constater qu’il ne trouve aucun motif pour une alliance européenne solide. L’Union Européenne est la grande absente de l’entretien. 

Nous comprenons mieux, alors, l’insistance mise par le président russe sur les méfaits du progressisme. Il existe à ses yeux un fond commun, chrétien, qui devrait constituer le socle d’un partenariat entre l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale et centrale et la Russie. Non pas pour rechristianiser les sociétés mais pour garder le sens de l’héritage, de la transmission, de la nation, de la séparation du temporel et du spirituel, de la famille, de la modération dans la politique de puissance. Vladimir Poutine ne peut que constater, du fait de la prépondérance des idées progressistes, que l’alliance reste impossible. 

Et nous-mêmes, qui ne sommes pas dans le consensus progressiste, nous hésiterons entre la satisfaction que la Russie soit un repère pour les conservateurs de tous les pays et la frustration qu’il soit impossible de construire avec elle une grande politique de modération des Etats-Unis et d’équilibre des puissances face à l’Asie. 

Je vous dis à tout à l’heure. Je vous attends à la sortie de votre train à St Pancras. 

Bien fidèlement 

Benjamin Disraëli 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !